Ces dernières années, Zurich a subi une gigantesque métamorphose. De l’art à la mode, en passant par la gastronomie et la vie nocturne, elle est la nouvelle ville “cool”.
Un après-midi de week-end tranquille à Zurich. À la Galerie Gmurzynska, conçue par Zaha Hadid sur la Paradeplatz, au cœur de la ville, une exposition consacrée à Picasso orne les murs ondulés. Soudain, une femme élégamment vêtue fait irruption. “Excusez-moi, est-ce que c’est à vendre?”, demande-t-elle au jeune homme de la réception en désignant un dessin de Picasso comme s’il s’agissait d’une côtelette d’agneau. “Malheureusement non”, répond-il. “Il est déjà vendu.” La dame repasse la porte avec un haussement d’épaules. Je demande si ce genre de situation se produit fréquemment. “Eh bien, n’oubliez pas que nous sommes situés en face d’endroits tels que celui-là”, me répond-il poliment en pointant le siège d’une grande banque suisse. Je prends cela pour un oui.
Les bons plans de Sabato à Zurich
Où séjourner?
- Helvetia | Stauffacherquai 1
- La Réserve Eden au Lac | Utoquai 45
Food & drink
- Bar Lupo | Badenerstrasse 155
- Bauernschänke | Rindermarkt 24
- DAR | Gasometerstrasse 5
- Gamper | Nietengasse 1
- Kronenhalle | Rämistrasse 4
- La Muña | Utoquai 45
Art & théâtre
- Galerie Gregor Staiger | Limmatstrasse 268
- Kunsthaus Zürich | Heimplatz 1/5
- Schauspielhaus Zürich | Rämistrasse 34; Schiffbaustrasse 4
- Zürich Art Weekend | À différents endroits
Shopping
- On Labs | Förrlibuckstrasse 190
- TASONI | St. Peterstrasse 1
- Trunk Clothiers | Dufourstrasse 90
Sex for the brain
Voilà donc Zurich. La plus grande ville de Suisse donne une impression lisse, guindée, bourgeoise et exigeante, mais elle se double d’une autre Zurich, beaucoup plus ludique. Si la ville n’est plus synonyme de banques, elle reste un hub pour les entreprises – elle abrite notamment le plus grand siège social de Google en Europe continentale – et attire les talents internationaux, au point que les natifs de Zurich ou “Zürcher” ont choisi de revenir. Un symbole: l’ouest de la ville, autrefois zone industrielle vibrant au son des raves clandestines, est aujourd’hui en pleine gentrification. On, une société de sportswear, vient d’y ouvrir son flagship store On Labs, qui réunit 651 employés de 54 nationalités pour travailler, faire de l’exercice et profiter de son restaurant vegan. Selon David Allemann, fondateur d’On et fier natif de Zurich, l’âge moyen y est de 31 ans.
Sans surprise, cette poussée de croissance fait écho à une offre riche dans le domaine des arts, de la gastronomie et même de la mode. La Galerie Gmurzynska est l’une des cent galeries et espaces off que compte la ville de 440.000 habitants. En 2021, la Kunsthaus, conçue par David Chipperfield, a ouvert ses portes. En janvier, l’espace accueillera un nouveau directeur dynamique qui a déjà mis le monde en émoi en annonçant que l’art est “du sexe pour le cerveau”. De l’autre côté de la place, au Schauspielhaus (XIXe siècle), l’artiste américaine Wu Tsang réinvente des personnages classiques, dont Pinocchio, avec une sensibilité affinée sur la scène des clubs queer de Los Angeles. En termes de style, les propositions de la boutique Trunk, de Mats Klingberg, sont contrebalancées par celle de Tasoni, dirigée par les sœurs Taya et Tary Sawiris, qui diffuse Molly Goddard, Martine Rose ou Marine Serre. Côté gastronomie, une nouvelle génération a ouvert une série de pop-ups, restaurants et bars pour faire évoluer le régime alimentaire zurichois depuis ses bases classiques françaises, italiennes et suisses.
Zurich Art Weekend
“Ce que j’aime à Zurich, c’est que sous le vernis brillant de la ville, vous avez ce pouls frénétique”, m’explique Matthieu da Rocha, acheteur d’art chez Bottega Veneta rencontré lors du Zurich Art Weekend. “C’est une ville de contrastes inattendus. Vous pouvez commencer la journée en vous promenant le long du lac, puis aller prendre un lunch à la Kronenhalle, l’auguste restaurant dont les murs sont tapissés de Picasso, Chagall et Miró et les tables et luminaires, conçus par Giacometti. Et vous pouvez finir la soirée dans une rave sous le pont. C’est une ville qui a beaucoup à donner, mais il faut aller le chercher.”
Le Zurich Art Weekend, qui en était à sa cinquième édition en juin dernier, propose plus de cent événements sur trois jours, tous gratuits. C’est un moyen pratique et rapide de cartographier Zurich depuis que les galeries sont installées dans toute la ville, du centre historique aux alentours de la Löwenbräu, rénovée dans les années 2000 pour devenir un centre culturel. Une autre édition a lieu du 11 au 13 novembre prochains.
Un cas classique de gentrification industrielle-chic du début de notre siècle, qui s’étend à des zones situées plus au sud et à l’ouest, jusque dans l’ancien quartier chaud. On passe rapidement d’un espace rudimentaire, comme le brillamment nommé Last Tango, à un autre bâtiment industriel reconverti, le Weiss Falk Zürich, une galerie en plein essor, installée dans une spacieuse ancienne maison de maître de la banlieue nord. En résumé, on y trouve à la fois l’ancien et l’avant-garde. Lorsque Charlotte von Stotzingen a lancé le Zurich Art Weekend, elle était étonnée: “Pourquoi cela n’existe-t-il pas déjà?” Son histoire est typique: elle arrive du Kenya en 2017, un peu sceptique quant aux charmes de la ville. Elle propose un événement durant le week-end précédant Art Basel pour braquer les projecteurs sur la scène légèrement sous-estimée de la ville.
En effet, Zurich est notoirement discrète, d’où une réputation de hauteur ou de monotonie, ou des deux. Sauf que la ville est un hub pour toutes sortes d’innovations: un des plus grands centres d’IA du monde y a ouvert ses portes il y a deux ans. Oui, les moyens de la ville sont élevés: von Stotzingen se souvient avoir demandé à un chercheur quelle était la limite de son budget. Et pour réponse, il a reçu ceci: “La seule limite, c’est mon cerveau.”
Laboratoire d’idées
Zurich a une belle histoire culturelle: lieu de fondation du mouvement Dada, refuge pour des artistes à la Kronenhalle ou lieu de résidence d’éminents collectionneurs d’art du XXIe siècle. “Aujourd’hui, il y a un nouveau dynamisme”, explique Marie Lusa, qui dirige la Galerie Gregor Staiger avec son époux. Sur leur liste d’artistes, Monster Chetwynd, nommé pour le Turner, le très en vue Somaya Critchlow ainsi qu’un trésor local de Zurich, le vétéran de la photographie gay Walter Pfeiffer. Selon elle, le fait que des artistes tels que Chetwynd ou Tsang s’installent à Zurich témoigne du nouvel attrait de la ville. “Je n’aurais jamais imaginé cela il y a cinq ans”, déclare-t-elle. “C’est un retour à 1916, quand on affluait de toute l’Europe pour fonder le mouvement Dada. J’ai l’impression que Zurich pourrait redevenir un laboratoire d’idées nouvelles.”
Zurich est affligée d’un penchant notoire pour la discrétion. C’est une ville qui ne se vend pas, car elle n’en a pas besoin.
Le couple de galeristes résume bien Zurich: la Zurichoise d’adoption pétillante et bavarde et le grand protestant natif de Zurich. Quand nous nous retrouvons au Schnupf, un bar à cocktails et restaurant de steaks, les deux visages de la ville sont visibles: nous pouvons boire un cocktail avec l’un des propriétaires, toujours DJ au vénérable club techno Zukunft, à deux minutes de là où se trouve le studio bucolique de Lusa, où neuf poules picorent dans le jardin. Lusa admet avoir “totalement détesté Zurich” lorsqu’elle y est arrivée, il y a vingt ans, avant d’en découvrir les charmes. Même s’il lui a fallu quinze ans avant de plonger dans le lac.
Le lac et la Kronenhalle sont les deux institutions que tout le monde recommande. On peut se baigner pratiquement partout, depuis la Limmat qui serpente à travers la ville jusqu’au lac proprement dit. Certains déposent leurs vêtements sur les rochers et plongent, mais la plupart préfèrent les “Badis”, des clubs de natation dotés de bars, comme le Panama Bar, le Rimini ou le Bad Utoquai. Ce dernier est le premier endroit où je me suis rendu après mon check-in à l’hôtel La Réserve Eden au Lac Zurich, un établissement décontracté qui a ouvert ses portes il y a quelques années et arbore un design frais et moderne signé par Philippe Starck et sa fille Ara. J’ai traversé la rue et, trois minutes plus tard, j’étais dans l’eau.
Pour Tsang, qui s’est installée ici il y a trois ans, l’attrait de la ville réside dans cette proximité avec la nature. Elle est même ravie que toute la ville soit fermée le dimanche, l’excuse parfaite pour aller nager ou faire de la randonnée. “Cet endroit ne ressemble à aucun autre”, déclare l’artiste, qui a bénéficié d’une bourse MacArthur Genius. Elle a signé pour être directrice en résidence au Schauspielhaus pendant trois ans, avec un tel succès à la clé qu’elle et ses collaborateurs ont été engagés pour deux années supplémentaires. Ici, elle s’amuse à twister des classiques tels que Carmen ou Moby Dick, et Pinocchio sera le prochain.
Évidemment, les clichés sur Zurich sont en carton. Trop petite? En fait, il est facile de s’y retrouver, et cela signifie que toutes les scènes se croisent. On passe du centre plus traditionnel à l’ouest plus avant-gardiste en cinq minutes, avec des institutions telles que l’hôtel Helvetia (un espace axé sur l’art, proposant des livres sur les artistes, leur travail et leurs loisirs dans chaque chambre), situé au bord de la Sihl, sur le pont. Trop cher? Oui, mais non, puisque la plupart des Zurichois font poliment remarquer qu’ils ont généralement des salaires à l’avenant: il faut se rappeler, m’explique avec désinvolture un curateur, qu’ici, une caissière de supermarché gagne en moyenne 50.000 euros par an.
Délicieux et radical
Zurich est trop axée sur les règles? “Peut-être, mais cela peut être une bonne chose”, déclare la cheffe Zineb Hattab, dont les restaurants Kle et Dar font partie des nouveautés les plus rafraîchissantes de la scène culinaire. “C’est bien quand ce sont des règles qui profitent à tous. Ici, nous avons un sens aigu de la communauté.”
Au Kle d’abord, puis au Dar, ouvert en octobre dernier, l’Espagnole d’origine marocaine propose un menu entièrement végétarien. “Ce qui n’est pas une mince affaire au pays du lait, de la viande, du chocolat et du fromage!”, s’exclame-t-elle. “Ils sont d’accord pour mettre du lait d’avoine dans leur café, mais le fromage est l’ultime frontière.”
Dans une vie antérieure, la cheffe était ingénieure. Après s’être convertie à la gastronomie et avoir séjourné à New York, en Espagne, en Italie et en Suède, elle a estimé que Zurich était le meilleur endroit pour créer son entreprise. Autres adresses gastronomiques: le Gamper, dirigé par Marius Frehner, ou le Bar Lupo, qui sert des Negroni et des pâtes fraîches jusqu’au bout de la nuit. Zurich a également accueilli des pop-ups passionnants, comme ceux du chef suisse d’origine dominicaine Olivier Bur. Son projet, Zhorigo, créé avec son partenaire et cofondateur Nikita Glasnovic, a accueilli des événements célébrant la cuisine mexicaine, péruvienne ou caribéenne dans des bars et des marchés de la ville, et Bur met la touche finale à son propre espace.
“Ici, il y a beaucoup de gens qui osent lancer des projets fun et ils n’ont pas peur de collaborer”, déclare Bur alors que nous brunchons au Dar. Comme pour étayer son propos, Hattab se révèle être l’une de ses amies. Autre tournant: la réouverture, en 2018, du restaurant Bauernschänke, supervisé par le chef Nenad Mlinarevic. “Bauernschänke” désigne un endroit où les fermiers se retrouvaient après le marché, un lieu authentique où l’on servait de solides plats suisses. Sous la houlette de Mlinarevic, la gastronomie s’est affinée, avec une prédilection pour les vins naturels.
Bur a aussi créé son chocolat, un succès: tous ceux qui en ont mangé l’ont adoré, mais il lève les yeux au ciel quand on lui dit qu’il devrait le vendre “correctement”. Pourquoi tout devrait-il tourner autour du profit? Bien sûr, dire cela à Zurich peut sembler naïf, mais dans la cour verdoyante de Dar, cela semble également délicieux et radical.