Pourquoi irait-on investir beaucoup d'argent et d'efforts dans une cave à vin? Parce qu'un grand vin vieilli est une des œuvres d'art les moins chères qu’on puisse acquérir, déclare le collectionneur Luc Segal. Pieter Fraeyman, conseiller en caves, explique sur quelles bases constituer et gérer sa propre cave.
1 | En visite au ‘Fort Knox’ de Luc Segal
Le sanctuaire du collectionneur de vin Luc Segal ne se révèle qu'une fois que ce dernier a précautionneusement ouvert une trappe menant à la cave d'origine de sa ferme de 1850. «C'était un petit cellier qu'ils utilisaient pour le stockage. Nous nous en servons encore, mais je le trouve trop petit et peu pratique pour le vin. On comprend vite pourquoi: le gynécologue pensionné possède tellement de bouteilles qu'il préfère ne pas en révéler le nombre exact. «Je ne suis pas un collectionneur qui aime se vanter.»
Pour stocker sa collection, Segal a fait creuser des caves supplémentaires, «ce qui n'était pas une mince affaire dans ce sol sablonneux». Dont une cave particulière, qu'il surnomme ‘Fort Knox’ en raison de son épaisse porte de sécurité. Nous ne pouvons pas la visiter pour la même raison de discrétion, mais les deux premières pièces, avec leur sol carrelé impeccable et leur plafond de plus de deux mètres de haut, sont déjà suffisamment impressionnantes. Elles s’avèrent être des lieux de stockage pratiquement parfaits. «La température moyenne y est d'environ 12 °C et les variations de température sont très faibles, ce qui est tout aussi important.»
L'humidité de l'air est également excellente. «Elle est en moyenne de 70 %, ce qui est idéal. S'il fait plus humide, des moisissures peuvent se développer dans la cave et les étiquettes se décollent. S’il fait plus sec, on peut avoir des problèmes avec le liège.»
La cave regorge de pépites vieillies, de vieux chablis à un magnum d'un célèbre domaine de la Ribera del Duero, dont le collectionneur préfère que le nom exact ne soit pas publié. À côté d'une collection de portos millésimés attendent des caisses de Smith Haut Lafitte et de Fombrauge, deux grands noms du Bordelais.
À propos de cette série sur le vin
Les lectures à propos de bouteilles iconiques, de vignobles idylliques et de vignerons passionnés nous font rêver. Même si nous savons que le vin est un grand commerce, nous aimons privilégier le romantisme. En général, ouvrir une bouteille suscite encore plus d'émotion: déguster un bon vin en bonne compagnie constitue un des plus grands plaisirs de la vie.
Cette série allie rêve et action: non seulement nous recherchons les vins les plus chers du monde, mais nous nous mettons également en quête d’alternatives intelligentes à ces flacons légendaires. Nous nous demandons comment vivre le plaisir du vin au restaurant sans nous perdre dans une carte des vins aussi épaisse qu’un dictionnaire. Comment naviguer joyeusement dans les rayons vin au supermarché. Comment effectuer les meilleurs achats lorsqu’on souhaite constituer sa propre cave. Et s’il est judicieux d'investir dans le vin. La série que Sabato & L’Écho consacrent au vin est idéale pour les plaisirs de la lecture et de la dégustation.
Simple rayonnage Ikea
Toutes ces précieuses bouteilles, le collectionneur les a placées sur de simples rayonnages Ikea métalliques. «Si la cave convient, un simple rayonnage suffit. Je peux y conserver toutes les bouteilles bien à l'horizontale. Et comme j'ai fixé moi-même les étagères contre le mur, elles ne vibrent pratiquement pas.»
Segal collectionne depuis 40 ans déjà. Il se souvient avoir acheté ses premières bouteilles de Bordeaux au milieu des années 80 en primeur, une pratique qui consiste à payer d'avance, peu après la récolte, pour réserver du vin encore en cours de vinification dans les chais du domaine. «On achetait par caisses de 12 bouteilles. C'était par définition du vin qu'on devait mettre de côté pendant longtemps jusqu’à ce qu'il soit prêt à être dégusté.»
«La température moyenne de ma cave à vin est d'environ 12°C et les variations de température sont très faibles, ce qui est tout aussi important.»Luc Segal
Le Château Talbot 1986 qu'il avait acheté de cette manière lui a procuré un plaisir de dégustation ‘phénoménal’ plus de 30 ans plus tard, déclare Segal. «Ce sont des moments qui vous font réaliser à quel point un grand vin vieilli peut être fantastique. C'est une des œuvres d'art les moins chères qu’on puisse acquérir.»
Segal a grandi avec un père et un grand-père qui possédaient des caves à vin. «Pas de grandes collections, je pense qu'ils avaient environ 300 bouteilles, mais il s'agissait de ces beaux vins de Bourgogne et de Bordeaux typiques que les Belges collectionnaient à l'époque: Gevrey-Chambertin, Saint-Emilion, Pomerol... Dans les années 50 et 60, on ne payait pas encore les prix exorbitants d'aujourd'hui pour ces vins. Mon grand-père avait même du Petrus, un Pomerol devenu aujourd’hui inaccessible pour la majorité des amateurs.»
Liste exclusive
Dès que Segal a pu consacrer de l'argent à son hobby, vers l'âge de 30 ans, il a pris les choses au sérieux. «Je suis un grand amateur de vins de Bordeaux, de Bourgogne et du Piémont. Pour vraiment connaître ces vins, j'ai effectué de nombreux voyages dans ces régions. Ce n'est qu'en les dégustant sur place et en discutant avec les vignerons qu’on peut vraiment se faire une idée des vins.»
Le certificat de ‘vigneron d'honneur’ de l'illustre confrérie viticole Jurade atteste par exemple de ses voyages à Saint-Émilion. Dans le Piémont, Segal a fait la connaissance des légendaires vignerons Giovanni Conterno et Angelo Gaja. «Et en Bourgogne, j'ai beaucoup dégusté chez Anne-Claude Leflaive, une vigneronne phénoménale qui a transformé le domaine familial et commencé à travailler en biodynamie.»
«L'humidité idéale est d'environ 70 %. S'il fait plus humide, des moisissures peuvent se développer dans la cave et les étiquettes se décollent. S’il fait plus sec, on risque d'avoir des problèmes avec le liège.»Luc Segal
Ses bons contacts avec des vignerons célèbres ont également procuré à Segal un avantage pratique: dans certains domaines, comme Leflaive, il figure sur une liste exclusive. Seuls les noms de cette liste peuvent acheter des bouteilles. «Surtout en Bourgogne, il est important de connaître des gens», explique Segal. «Les parcelles sont petites et le monde entier convoite ces vins, c’est pourquoi les vignerons travaillent avec une liste d'allocation: ils n’acceptent de vendre qu'aux clients qu'ils connaissent. «En confiant leur production limitée à un groupe restreint de clients de confiance, les domaines tentent également de lutter contre la spéculation. Ils sont convaincus qu'aucune personne figurant sur la liste d'allocation ne revendra rapidement ces bouteilles rares.»
En résumé
- Une cave, c'est comme une machine à remonter le temps: en vieillissant, le vin mûrit et atteint son plein potentiel.
- Pour découvrir le plaisir du vin vieilli, il est préférable de constituer sa propre cave. En effet, l'alternative consistant à acheter du vin vieilli est coûteuse et difficile, car l'offre est généralement très limitée.
- Votre cave doit répondre à certaines conditions climatiques, mais même dans une petite cave inconfortable, il vaut la peine de conserver des bouteilles.
- Les vins à boire jeunes, comme le rosé de Provence, n'ont pas besoin d'une cave, mais beaucoup de grands vins, comme les vedettes de la Ribera del Duero et du Piémont, par exemple, méritent d'être conservés sur une étagère pendant de nombreuses années. Le riesling d'Allemagne et d'Alsace, en revanche, est intéressant pour un stockage à moyen terme (jusqu'à 10 ans).
- Les vins de garde ne doivent pas nécessairement être coûteux. Vous pouvez trouver un bon riesling de la Hesse rhénane à partir de 10 euros la bouteille.
Excel ou apps
Nous quittons les étagères du fond garnies de grands noms de célèbres appellations pour retourner dans la première cave, où Segal stocke des bouteilles qui n'ont plus besoin d'attendre des années pour être dégustées. Nous y repérons également les caractéristiques capsules de goulot jaunes de son domaine préféré Leflaive, bien qu'il s'agisse cette fois de cuvées moins exclusives, mais aussi le vin rouge exubérant et riche du domaine Grange des Pères dans le Languedoc, ainsi que le Morgon de Marcel Lapierre, un domaine qui démontre à quel point le gamay peut être délicieux. Entre les étagères se trouvent également quelques valises: la cave s'avère pratique pour les ranger elles aussi.
Comment fait-il pour savoir où tout se trouve? «C’est tout simplement dans ma tête.» Autrement dit, pas de tableaux Excel ni d'applications pour ce collectionneur. «Je me consacre à ma collection presque tous les jours. Je m'y promène, je regarde les bouteilles et, de temps en temps, j’en remonte une. De cette manière, je sais où tout se trouve et surtout, ce qui est prêt à être bu et ce qui doit encore attendre. Ma cave, je la porte toujours en moi.»
2 | En visite chez Pieter Fraeyman, sommelier chez Hertog Jan
Des caves imposantes comme celle de Luc Segal, Pieter Fraeyman en a déjà vu beaucoup. Pendant ses jours de congé, le sommelier de Hertog Jan est en effet conseiller en caves sous le nom de ‘Sur Lattes Wijnatelier’ et réalise des inventaires de collections de vin. «Il peut s'agir de collectionneurs qui souhaitent avoir une meilleure vue d'ensemble de leur cave, ou d’héritiers qui me demandent combien vaut leur cave.» Lors de ces missions, le sommelier voit parfois d’impressionnantes collections de plusieurs milliers de bouteilles: «Les Belges sont de vrais épicuriens et cela se reflète aussi dans leurs caves.»
En général, Fraeyman procède toujours de la même manière. «Je regarde chaque bouteille et je la répertorie dans un fichier Excel. On peut également utiliser un logiciel comme CellarTracker, mais un simple tableau comme celui-ci fonctionne mieux pour moi. Pour chaque bouteille, je mentionne notamment le cépage, la région, le style (blanc, rosé, rouge, mousseux), la valeur potentielle et la fenêtre de consommation. J'essaie donc d'estimer à chaque fois le moment où le vin sera à son apogée. Je peux noter une grande partie de ces informations de tête, mais il m’arrive parfois de devoir chercher par moi-même. Pour le prix potentiel, je consulte par exemple WineSearcher.»
«Je ne crois pas qu'on puisse constituer une collection parfaite dès le départ. Il faut lui laisser le temps de se développer.»Pieter Fraeyman
Comment commencer une cave à vin? «L'espace dont vous disposez détermine beaucoup de choses. Qu’il s’agisse d’un espace sous un escalier ou d’une petite partie d'une cave que vous utilisez également à d'autres fins, essayez de calculer le nombre de bouteilles que vous pouvez y stocker.»
«Une deuxième question clé est de savoir quand vous buvez du vin», ajoute Fraeyman. S'agit-il principalement de moments où vous sortez une grande bouteille? Ou bien débouchez-vous régulièrement une bouteille sympathique? Essayez également de le déterminer. C'est plus important que de savoir quel est votre budget: certaines personnes peuvent acheter 200 bouteilles avec un budget de 2500 euros, d'autres seulement 50.»
En tant qu'amateur passionné, le sommelier possède chez lui une cave d’environ 1600 bouteilles. Il les a achetées ‘par très nombreuses petites étapes’. «Je ne crois pas qu'on puisse constituer une collection parfaite dès le départ. Il faut lui laisser le temps de se développer. Mon premier investissement a été des bouteilles de Riesling de base du millésime 2012 de Philipp Wittmann, un grand nom de la région de la Hesse rhénane. Ce sont des bouteilles d'environ 10 euros qui ont tout de même la capacité de bien vieillir. On peut facilement les laisser reposer pendant 10 ans. Aujourd'hui, je suis toujours le domaine Wittmann, mais j'achète des cuvées mieux notées, des 'Erste Lage' et des 'Grosses Gewächs'. Cela me semble typique: on prend de l’âge, on a un peu plus de budget et nos goûts changent. C'est agréable de le retrouver dans sa cave également.»
«Lorsqu’on pense aux vins de garde typiques, on pense directement aux vins de Bordeaux, de Barolo ou de la Ribera del Duero. Mais donnez aussi au chenin, le cépage typique de la Loire, l’occasion de vieillir.»Pieter Fraeyman
Le conseiller en caves Fraeyman recommanderait-il également d’acheter du vin en primeur, comme le fait le collectionneur Segal à Bordeaux? «Cela reste le système le plus avantageux. Comme vous payez à l'avance, il faut parfois attendre des mois avant de recevoir vos bouteilles, mais si vous les achetez de toute façon pour les garder, ça ne devrait pas poser de problème. Entre-temps, ce système de l’achat en primeur s'est également étendu. En Allemagne, de nombreux producteurs de Grosses Gewächs (l'équivalent de grand cru) l'utilisent, et il en va de même pour le grand domaine sud-africain Eben Sadie.»
Lorsqu’on pense aux vins de garde typiques, on pense généralement aux vins rouges, aux puissants Bordeaux rouges, aux Barolo parfois robustes ou aux Ribera del Duero corsés. Mais donnez aussi au chenin, le cépage typique de la Loire, l’occasion de vieillir, conseille Fraeyman. «Les vieux chablis et muscadets peuvent également être excellents, tout comme le savagnin du Jura, si vous aimez les vins oxydatifs. Et n'hésitez pas à mettre un grand champagne de côté: après des années de maturation, vous découvrirez le vin tranquille qui se cache derrière le vin effervescent.