L’univers des collectionneurs est fait de rêves, de possessions et (parfois) d’obsessions. Cette semaine, nous découvrons la collection de vieux vins de Madère de Gert De Mangeleer.
"J’emballe toutes mes bouteilles de valeur dans du film plastique", confie Gert De Mangeleer (47 ans) en nous montrant sa cave. "Une bonne cave est légèrement humide et mais si je devais les vendre aux enchères, des étiquettes abîmées réduiraient leur valeur." Environ 700 bouteilles y sont entreposées.
"J’aime être ici. C’est agréable de les avoir: c’est à la fois un plaisir et un investissement. Je n’ai pas le temps de m’informer pour investir en bourse, alors je place mon argent dans mes entreprises et le vin; ça, je maîtrise. J’ai des bouteilles spéciales, difficiles à trouver, comme des Coche-Dury et des Rayas. Certaines, achetées 100 euros, valent aujourd’hui 2.000 euros. Si leur valeur baisse, je les boirai – cela me va aussi! Mais cela ne risque pas d’arriver, même pour les madères: leur production est limitée et les vieilles bouteilles se font rares."
Les vieux vins de Madère sont une catégorie à part, selon le chef: "Une bouteille de Petrus du XIXe siècle a de la valeur en tant qu’objet, un peu comme une œuvre d’art, mais c’est du vinaigre. Le madère, c’est différent: la bouteille la plus ancienne du monde date de 1795. Oui, je l’ai goûtée et c’est incroyable comme un vin peut résister au temps. Le madère s’améliore avec les années."
Gert De Mangeleer
◆ Après ses humanités, il s’inscrit à l’école hôtelière Ter Groene Poorte à Bruges.
◆ Avec son partenaire commercial, le sommelier Joachim Boudens, il a décroché trois étoiles Michelin pour son restaurant Hertog Jan à Bruges.
◆ Aujourd’hui, le duo dirige Hertog Jan at Botanic (Anvers), Less Eatery (Bruges), Bar Bulot (Bruges et Anvers) et Babú (Gand et Geel).
Petite folie
"Après un repas, un verre de madère et un cigare, de la bonne musique et un feu ouvert, c’est magnifique", confie De Mangeleer. "Le madère a une palette phénoménalement large, complexe et intense; tout ce que j’aime. Pour moi, c’est aussi un vin de méditation. Il me calme et me permet de me perdre dans mes pensées. Surtout après une bouteille entière -je plaisante."
Pour le madère, on ne parle pas de "vintage": l’année ("colheita") inscrite sur l’étiquette fait référence à l’année de vendange. Pour les madères de qualité, il est aussi mentionné "frasqueira", ce qui signifie qu’ils ont vieilli au moins 25 ans en fût. Le chef me fait goûter un D’Oliveira de 1990, fait avec du malvasia, un raisin doux et le commente: "Cette orange, ce confit, ce picotis dans le nez, le volatil, l’éthéré, un peu lactique, le poivre aussi – je pourrais le sentir pendant des heures. J’ai aussi un Barbeito verdelho de 1981. Et des Henriques & Henriques de quinze et vingt ans. Le raisin terrantez est mon préféré, mais il est en voie d’extinction."
"J’achète surtout des madères secs comme les D’Oliveira, car ce sont eux qui prennent le plus de valeur. J’ai acheté huit bouteilles de mon année de naissance (1977) à 100 euros pièce; aujourd’hui, elles coûtent 550 euros. J’en ai bu une. Ou plutôt non: deux. Pour fêter mon anniversaire, il m’arrive d’ouvrir une bouteille. J’essaie de la faire durer tout l’été, mais si un ami qui s’y connaît passe et que nous avons déjà bu un verre, je suis généreux. Le lendemain, je me lamente quand je vois le niveau." (rire)
Poire pour la soif
"Les bouteilles vont et viennent, mais je ne bois rien de plus vieux que mon année de naissance. Je goûte parfois des bouteilles très chères, au restaurant, mais celles de ma collection restent à la cave." Nous remarquons une quarantaine de bouteilles de collection, dont certaines datent du XIXe siècle. "Je ne peux pas me résoudre à déboucher quelque chose comme ça. Le groupe Hertog Jan est financièrement sain, mais si cela devait changer, je vendrais ma cave à vin. Cette cave est un mix de plaisir, de fierté et de poire pour la soif. J’aime aussi juste contempler mes bouteilles."
"Je sais: une fois qu’une bouteille est ouverte, je ne peux pas m’empêcher de me servir un petit verre de temps en temps, ce qui fait qu’au bout d’un mois, elle est vide – je devrais collectionner des bouteilles vides, mais ça ne me dit rien", commente-t-il en riant. "Contrairement au vin et au porto, une bouteille de madère peut rester ouverte assez longtemps. Ce vin a été élevé avec une oxydation: le liquide a donc ‘appris’ à composer avec l’oxygène environnant."
Il allume devant nous son ordinateur portable et nous montre un fichier Excel. Les bouteilles sont classées par année et leur valeur est notée. "Je les ai achetées petit à petit depuis le début des années 2000. Pour mon anniversaire, je me suis fournis chez The Portugal Collection de Bert Jeuris. Il a la plus grande collection de madère du monde et fournit des restaurants étoilés aux quatre coins du globe. Je reçois aussi régulièrement une bouteille en cadeau d’amis ou de clients fidèles."
"Contrairement au vin et au porto, une bouteille de madère peut rester ouverte longtemps."
"Regarde la 50", dit-il, faisant référence à sa bouteille D’Oliveira verdelho de 1850. Il a aussi "la 75" et "la 88". Il compare le prix de 2013 et celui de 2024. "Ce D’Oliveira 1875 coûtait 955 euros; il en vaut 2.400 aujourd’hui. Ma bouteille la plus ancienne date de 1834. Elle coûtait 1.150 euros en 2013. Maintenant, elle n’est même plus disponible. Avant, je craquais parfois pour une bouteille extrêmement ancienne que je buvais tout au long de l’automne et de l’hiver. C’est comme une capsule temporelle magique. Peu de choses peuvent me faire cet effet-là. Je n’ai pas encore bu de vin de 1834, ni mangé de steak, de beurre, ni de fromage de 1834."
"Ces derniers temps, je n’ai pas acheté de bouteille de collection. Lors d’une vente, j’ai enchéri sur la toute dernière bouteille de 1795, mais j’ai abandonné: elle est partie à plus de 10.000 euros. Nous avons d’autres priorités: quatre enfants qui grandissent, la vie qui devient de plus en plus chère – et le madère aussi! Peut-être que j’en achèterai à nouveau à un autre stade de ma vie."
Gert De Mangeleer est un chasseur de madère dans l’âme. "Je n’achète pas lors de ventes aux enchères comme celles de Christie’s ou de Sotheby’s. Je ne suis qu’un simple entrepreneur et je ne fais pas le poids face à un Japonais fortuné qui peut faire monter les enchères sans regarder la valeur véritable d’une bouteille, simplement parce qu’il veut l’avoir. Je regarde parfois sur le site Catawiki – en fait, non, plutôt chaque semaine", avoue-t-il.
"J’y ai déjà chiné des madères rares. Ainsi, j’ai pu obtenir une bouteille de 1940 pour 265 euros alors qu’elle était évaluée à 310 euros en 2013. Parfois, il faut juste avoir un peu de chance."