Un viticulteur qui analyse la position de la lune ou qui utilise de la bouse de vache pour fertiliser ses vignes, c’est peu commun. Pourtant, la très respectable maison de Champagne Louis Roederer, s’est convertie à la biodynamie, il y a vingt ans, en pionnier.
"Pour être honnête, je n’étais pas un partisan de la viticulture biodynamique. La position des planètes, le calendrier lunaire, toutes ces théories sur la silice de quartz... En fait, j’étais contre! Pourtant, j’ai progressivement commencé à apprécier cette approche, parce que je crois en ce que je vois et ce que je goûte", lance Jean-Baptiste Lécaillon. Ce dernier travaille pour la prestigieuse maison de champagne Louis Roederer depuis 1989. Aujourd’hui, il est non seulement directeur adjoint et vice-président de la cave, mais aussi l’inspirateur de la cuvée Cristal de Roederer, l’un des champagnes les plus exclusifs au monde (comptez au moins 240 euros la bouteille).
"Nous devons apprendre à respecter le terroir que nous cultivons. Mes collaborateurs ont une parfaite connaissance de ce terroir. Ils sont dans le vignoble tous les jours et savent exactement quand la vigne est stressée et qu’il est temps d’intervenir. Ils savent quand le sol est souple ou dur, quand la vie s’y éveille. C’est grâce à ce que mes collaborateurs font chaque jour que je peux faire du vin biodynamique."
Ainsi, depuis son arrivée, beaucoup de choses ont changé. "Nous avons cessé d’utiliser des herbicides et commencé à expérimenter le bio et la biodynamie. Pour les vendanges 2021, 115 des 242 hectares de vignobles Roederer seront certifiés bio."
D’un Tsar à un prix Nobel
La maison de champagne a été fondée en 1776, mais à l’origine, elle s’appelait Dubois Père & Fils. En 1933, Louis Roederer en hérite et change le nom. Il achète 15 hectares de vignobles à Verzenay. C’était une époque où le raisin avait peu de valeur et où un viticulteur devait lutter pour joindre les deux bouts. Pourtant, Louis Roederer a un rêve, un seul: maîtriser les millésimes à la perfection.
"Nous avons cessé d’utiliser des herbicides et commencé à expérimenter le bio et la biodynamie."Jean-Baptiste Lécaillon
Depuis, tous les millésimes du champagne Louis Roederer (y compris la cuvée Cristal) proviennent exclusivement de ses propres vignobles, soit 242 hectares. La maison de champagne, qui est toujours une propriété familiale, exporte environ 3 millions de bouteilles chaque année, dont le Cristal, créé pour le tsar Alexandre II en 1876 et qui restera une exclusivité des tsars jusqu’à la révolution.
Fast forward au XXᵉ siècle. Le parcours de Jean Baptise Lécaillon commence il y a bientôt 32 ans. Fraîchement diplômé en œnologie et viticulture de l’école d’agronomie de Montpellier, il est recruté par Jean-claude Rouzaud. L’aventure internationale commence dès l’année suivante. La recrue est envoyée en Australie et, plus précisément, dans le nord de la Tasmanie où Louis Roederer a des intérêts dans un vignoble. Il y restera 3 ans avec pour mission de créer le premier "sparkling" de l’île, sous la marque Jansz.
Non content de remplir sa mission, il y fait une rencontre déterminante, qu’il qualifie volontiers de sublime. "Je me suis inscrit aux cours du soir de l’université de Tasmanie pour suivre le cours de psychologie environnementale de Bill Mollison, le cofondateur de la permaculture, concept pour lequel il recevra le prix Nobel alternatif. Son approche de l’agriculture, du respect du vivant et de la vie m’ont retourné."
Concept souvent galvaudé, la permaculture selon Mollison entend travailler avec la nature et non contre elle. Plus fondamentalement, la stabilité, la richesse, la résilience et, surtout, l’efficacité d’un système reposent sur les interconnexions entre les éléments.
Nourrir les sols, pas les vignes
À la fin des années 1990, Jean-Claude Rouzau lui offre l’occasion de mettre en œuvre ce que les travaux de Mollison ont éveillé en lui. "La mission qui m’est alors confiée est d’amener Cristal à un niveau supérieur. Mon pari est qu’on y arrivera par le vignoble et non par la cave, nous ferons évoluer nos vins en traitant différemment les vignes. Je propose donc de réunir les deux fonctions, celle de chef de cave et de responsable des cultures. Pour vous donner un raccourci, on donnait à manger à la vigne, alors qu’il faut nourrir les sols qui, à leur tour, vont alimenter la vigne."
"Nous allons un pas plus loin en produisant nos propres plants, en nous basant sur l’histoire de nos parcelles."Jean-Baptiste Lécaillon
Dès le départ, les pesticides sont mis hors-jeu. Commence ainsi la conversion au bio, qui se concrétise étape par étape pour atteindre la certification. À Mendocino, tous les vins tranquilles sont certifiés bio comme 30% des pétillants. En Champagne, 115 sur 242 hectares seront, eux aussi, certifiés.
Le bio ne suffit pas. Une autre démarche plus complexe et un peu ésotérique interpelle Jean-Baptiste Lécaillon: la biodynamie. S’il est impossible de la résumer en un paragraphe, on retiendra 3 mots: les cycles lunaires (il y a des jours fruit, feuilles, racines...), les préparations - soit la 500 à base de bouse de vache (enterrée dans une corne de bovidé...) et la 501, "la corne de silice" - et, enfin, la dynamisation (par dilution dans de grands volumes d’eau ce qui amène à épandre 4 g de silice par ha).
"À l’époque, les gens qui pratiquaient la biodynamie étaient considérés comme des zozos. En Bourgogne, Anne-Claude Leflaive ou Dominique Lafon du domaine des Comtes Lafon. En Alsace, Olivier Humbrecht du Domaine Zind-Humbrecht. En Champagne, Jean-Pierre Fleury du Domaine Fleury et bien d’autres. En les accompagnant dans les vignes, j’ai pu observer que c’étaient des amoureux de la terre, du beau geste, de l’humanité."
Du simple au double
Sans vouloir entrer dans le détail, Lécaillon donne l’exemple d’une parcelle de 6 hectares située dans la plus belle partie de la côte des blancs à Avize. "C’est feu Pierre Masson, un des pionniers bourguignons, qui m’a proposé une expérience. Nous avons choisi un endroit où la vigne était malade. La parcelle a été divisée en deux: une moitié cultivée en bio, l’autre en biodynamie."
"Les vendanges à peine terminées, nous semons des légumineuses, des radis, des céréales. Nos charrues ne labourent pas, elles caressent le sol."Jean-Baptiste Lécaillon
"La vigne de cette dernière partie a retrouvé une croissance normale et a pu continuer à se développer, alors que celle en bio est encore malade. Et les rendements vont du simple au double. La biodynamie nous amène à faire plus d’agronomie, à redonner de la résilience aux sols, à les réactiver. Nous préparons chaque année 2.000 tonnes de compost dynamisé à épandre dans les vignes."
"Et, les vendanges à peine terminées, nous semons entre les rangs des légumineuses, des radis verts, des céréales; un couvert végétal qui, grâce aux racines, rend le sol plus meuble. Avant la reprise de la végétation, tout est broyé et intégré dans la terre. Il me plaît de dire que nos charrues ne labourent pas; elles caressent le sol."
Ciel et craie
Ces méthodes répondent aussi aux enjeux du réchauffement climatique. Plus le sol sera riche et vivant, mieux il pourra s’adapter. "Nous allons un pas plus loin en produisant nos propres plants, en nous basant sur l’histoire de nos parcelles. Nous avons repéré une centaine de pieds de pinot noir sains très âgés. À la différence du chardonnay, domestiqué en 1880, le pinot noir vient du Moyen Âge."
"Il a connu des modifications climatiques qui sont inscrites dans son patrimoine génétique. Il est donc mieux armé pour s’adapter au réchauffement climatique. Enfin, nous faisons un essai dans un vignoble de Cumières: nous allons planter sept cépages champenois pour les récolter en même temps, et donc les vinifier ensemble. C’est ce que les Alsaciens appellent un gentil."
Reste l’essentiel, la dégustation de son bébé, le Cristal Roederer, un vin qui vieillit sept années au moins en bouteille. "Cristal est le fruit d’une vigne en équilibre entre ciel et craie. Les 50% de la craie lui apportent la pureté, la salinité, ce côté très frais et très pur en finale, comme de l’eau de source. Les 50% restants lui confèrent une belle maturité, de la texture, de la matière, de la chair."
Et Jean-Baptiste Lécaillon d’ajouter: "Il ne faut pas oublier que, si l’on soustrait le contenu alcoolique (12%) et les minéraux (environ 5%), ce vin contient plus de 80% d’eau. Cette eau qui pénètre dans la plante par les racines et qui se retrouve dans le raisin, est, elle aussi, est chargée d’informations, d’histoire."