La vodka Le Philtre: quand Frédéric Beigbeder marie le goût de la fête et l’écologie
La marque de vodka française Le Philtre lance “Lapis-Lazuli”, une édition limitée pour la fin d’année. Derrière cette marque se cache le romancier, critique littéraire et réalisateur Frédéric Beigbeder.
“Pourquoi de la vodka? Parce que je suis alcoolique, tiens!” Impossible de lire sur son visage s’il s’agit d’une blague. Et même s’il commande un jus d’orange fraîchement pressé, Frédéric Beigbeder (57 ans) a une réputation de fêtard. Pour notre entretien, il a choisi le célèbre café de Flore à Paris, où des écrivains et philosophes tels qu’Albert Camus, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir ont passé des jours et des nuits à discuter autour d’un verre. En 1994, il a d’ailleurs cofondé le Prix de Flore, un prix littéraire décerné ici chaque année à un jeune talent, et dont il est toujours président du jury.
“J’aime la vie”, souligne-t-il. “Pour moi, défendre notre art de vivre est aussi important que la culture ou l’économie. Il suffit d’aller au Louvre pour voir comment l’art célèbre l’art de vivre. Il est au cœur de tout ce que je fais. Il nous distingue des animaux, qui vivent de manière plus instinctive. Nous avons appris à réfréner notre côté animal, mais il nous arrive de vouloir échapper aux conventions: alors on fait la fête.”
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“Ma génération était accro à la vodka”, poursuit-il. “Dans les années 80, en tant que rédacteur publicitaire, j’ai travaillé pour Absolut. C’est un alcool neutre, idéal pour les cocktails, mais aussi en shot. De plus, la vodka apparaît dans les grands romans russes. Je pense par exemple à ‘Moscou-sur-vodka’ de Venedikt Erofeïev, l’histoire d’un buveur de vodka qui ne parvient jamais à rentrer chez lui. Comme la téquila, c’est la boisson qui vous rend le plus heureux. Le seul critère pour une soirée réussie, c’est que les gens rient, et la vodka y contribue. Dans la publicité, nous ne sommes plus autorisés à le dire, mais dans les interviews, oui. Pour le moment.”
Désirs artificiels
Dans une vie antérieure, Beigbeder était un rédacteur bien payé dans des agences de publicité aux noms aussi prestigieux que CLM/BBDO, TBWA et Young & Rubicam. Il devient célèbre grâce à ses romans: “L’amour dure trois ans” (1997), “99 Francs” (2000), “Windows on the World” (Prix Interallié 2003) et “Un roman français” (Prix Renaudot 2009). De son premier livre, il a également tiré un film en 2012. “L’idéal” a suivi en 2016.
Frédéric Beigbeder a aussi longtemps animé l’émission de cinéma “Le Cercle” sur Canal+. Il a également été directeur de la rédaction du magazine masculin LUI, a écrit des feuilletons littéraires pour Le Figaro Magazine et est chroniqueur depuis quinze ans de l’émission de radio culturelle “Le Masque et la Plume” sur France Inter.
Un palmarès impressionnant pour un fêtard invétéré. Beigbeder est aussi extrêmement sensible aux problématiques écologiques. “Depuis vingt ans, je me pose la même question: comment concilier hédonisme et écologie?”, explique-t-il. “Les deux semblent contradictoires. Mon roman ‘99 Francs’ abordait déjà ce sujet. La publicité crée des désirs artificiels, et ces désirs génèrent une surconsommation qui détruit notre cadre de vie. Mais comme je le disais, j’aime la vie. Alors, que faire? En 2018, assis sur la plage de Guéthary, dans le sud de la France, avec mon frère Charles et mon ami d’enfance Guillaume Rappeneau, nous buvions une Caïpiroska et nous lamentions sur le fait que consommation rime avec destruction, et que l’écologie est souvent synonyme de résignation. Nous nous sommes demandés s’il existait une écologie joyeuse et festive. Bien sûr qu’elle existe! L’exemple le plus simple est celui des légumes bio, qui sont meilleurs pour la planète et ont plus de goût. Alors, nous avons pensé que ce serait bien de boire une vodka sans détériorer notre planète.”
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“Nous n’avons pas l’intention d’arrêter de faire la fête. Nous voulons nous amuser et élaborer la meilleure vodka possible dans le plus grand respect de la planète.”
Frédéric Beigbeder
Romancier, critique littéraire et réalisateur
Du verre recyclé et du blé bio
L’idée germe. Le trio travaille deux ans à sa réalisation et, en 2020, il lance Le Philtre. Cette vodka est notamment élaborée avec du blé d’hiver bio, de l’eau de source de Gansac et le savoir-faire de la distillerie Maison Villevert, établie dans la région de Cognac. Après quatre distillations en colonne, on obtient un alcool neutre de 96 degrés. Deux distillations supplémentaires dans un alambic charentais en cuivre lui confèrent rondeur et délicatesse. Mais une bonne vodka reste un spiritueux neutre, développant peu d’arômes ou de saveurs, c’est pourquoi un léger arôme de chêne y est ajouté lors de la distillation finale, pour obtenir de subtiles notes grillées. Tout autre additif et tout sucre ajouté sont proscrits.
Le nom de la marque, Le Philtre, est inspiré par le philtre d’amour de “Tristan et Iseult”, le roman médiéval. “C’est un des mots français les plus anciens: il fait référence à la magie et à la sorcellerie”, explique Beigbeder. “Le nom se prête également bien à la forme cabossée de notre flacon, qui évoque une gourde d’apothicaire médiévale.”
Ce flacon est un élément majeur du projet. Il est produit à Trente, dans les Dolomites, à partir de déchets de verre recyclés. “Lors du processus de production, les producteurs de bouteilles en verre coloré doivent ajouter des colorants dès l’étape du four. Atteindre la couleur voulue peut prendre jusqu’à quatre jours et pendant ces quatre jours, le verre qui sort du four passe par différentes couleurs. C’est un déchet pour les verreries, car l’industrie veut que la couleur soit standardisée et uniforme. Une catastrophe écologique! Voilà pourquoi nous récupérons ces déchets pour nos bouteilles.”
Par conséquent, Le Philtre est présenté dans une multitude de bouteilles de couleurs différentes, pouvant aller du bleu saphir au vert émeraude, en passant par toutes les nuances intermédiaires. Ainsi, ce que les départements marketing traditionnels considèrent comme un écart inacceptable devient ici quelque chose d’exclusif, car chaque bouteille est unique. De même, Beigbeder et son équipe tolèrent les imperfections dans la forme de la bouteille: c’est humain, déclarent-ils. “L’emballage représente un problème énorme dans l’industrie”, ajoute-t-il. “Toutes les marques veulent aussi vendre des emballages, contrairement à nous. Notre vodka coûte 49 euros, mais on peut recharger la bouteille pour 34 euros.”
“Le Philtre est un rêve de mon frère, de Guillaume et de moi-même”, explique Frédéric Beigbeder. “Nous voulions simplement nous amuser et élaborer la meilleure vodka possible dans le plus grand respect de la planète. Les buveurs de vodka consomment souvent des variantes bling-bling de médiocre qualité, qui nuisent à l’environnement. Si nous parvenons à les faire changer d’avis, nous aurons réussi.”
Pas des amateurs
Quoi qu’il en soit, le trio d’entrepreneurs ne manque pas d’expérience: Charles Beigbeder, le frère de Frédéric, serial entrepreneur, investisseur et politicien, suit désormais cette petite entreprise de loin. Il a notamment fondé le courtier en ligne Selftrade, devenu Boursorama, le fournisseur d’électricité Poweo (racheté par TotalEnergies), le producteur agricole AgroGeneration, la société de private equity Audacia ainsi que l’entreprise de prêt-à-porter Bourrienne Paris X.
Guillaume Rappeneau est, quant à lui, un homme de média et un producteur de documentaires reconnu. Il a aussi créé, en 2015, l’hôtel, bar et club Le Montana à Saint-Germain-des-Prés. “Guillaume est le président, je suis la muse!”, s’exclame Beigbeder en riant. Pour la direction générale de la marque, le trio a recruté Camille Sebbag-Barjon, qui a fait ses armes notamment chez le géant des boissons Diageo.
Vie de nabab
Frédéric Beigbeder revient sur “99 Francs”, son bestseller de l’année 2000. Il raconte comment le rédacteur publicitaire Octave Parango erre dans un monde où règnent l’argent, les femmes et la cocaïne. Il en profite pour régler son compte au monde de la publicité. “Mon livre était un réquisitoire contre le cynisme, le racisme et le sexisme des grandes marques dont j’étais le témoin. Je me souviens de réunions chez Danone où l’on suggérait que les figurants soient ‘caucasiens’, pour ne pas dire blancs. J’ai même entendu: ‘On ne peut pas avoir de mannequin à la peau brune, sauf pour les yaourts au chocolat’. Oui, littéralement.”
“Beaucoup de choses se sont améliorées depuis et c’est une bonne nouvelle. Dans l’économie actuelle, vous ne pouvez plus vous le permettre, sous peine de clash apocalyptique. La Première ministre française Élisabeth Borne n’a que la ‘sobriété heureuse’ à la bouche. La vodka vous fait tourner la tête, mais si l’on réfléchit bien à une variante écologique, on peut aussi parler de ‘vodka sobre’. Nous n’avons pas l’intention d’arrêter de faire la fête, mais nous voulons la faire de manière écologiquement responsable.”
Fascisme vert
Cependant, penser que Beigbeder est aujourd’hui optimiste quant à l’avenir de notre monde serait sans doute quelque peu excessif. Comme la plupart des membres de l’élite culturelle, il a tendance au catastrophisme. “Il suffit d’allumer la radio le matin pour être pessimiste, non? Il y a un grand travail de sensibilisation, mais je me demande si ce n’est pas trop tard. J’ai des enfants et je voudrais qu’ils puissent vieillir sur une planète vivable, mais je ne sais pas s’il y aura encore de l’air pur dans cinquante ans.”
“Comme la plupart des intellectuels, j’ai beaucoup écrit contre le capitalisme, beaucoup parlé et critiqué, ici au Café de Flore et ailleurs”, ajoute-t-il. “À 57 ans, pour la première fois, je ressens une adéquation entre mes pensées et mes actes. Attention, je ne me pose pas en exemple: personnellement, je ne parviens pas à troquer ma pile quotidienne de journaux et magazines papier contre leurs versions numériques. Je suis conservateur à ce sujet. Le Philtre est une modeste contribution, mais c’est mieux que rien.”
“Heureusement, je ne suis pas au pouvoir”, ajoute-t-il. “Je serais un fasciste vert qui interdirait les voitures et les avions. Ce n’est pas une blague! S’il n’en tenait qu’à moi, nous aurions à peine le droit de nous déplacer. Greta Thunberg est très calme et très tolérante en comparaison. D’ailleurs, pendant un moment, nous avons pensé appeler notre vodka Greta, mais ce nom avait déjà été déposé.”
| L’édition “Lapis-Lazuli” sera limitée à 5.000 flacons, dont 432 sont réservés au marché belge. | Site web: www.lephiltre.com