Pendant les dix années qu’il a consacrées au restaurant étoilé The Jane**, Trésor Vets est passé d’étudiant à maître sommelier. Il officie au nouveau bar à vin de Nicolas Misera.
Lors d’un service du soir, il y a sept ans, Gianluca di Taranto, alors chef sommelier de The Jane, tend à Trésor Vets une bouteille de vin blanc. "Il m’a donné quelques mots-clés: cépage riesling, Weingut Geil, Allemagne... ‘Voilà, va expliquer cela à la table.’ À l’époque, je ne connaissais guère la différence entre un riesling et un cabernet sauvignon. Que faire s’ils posaient des questions difficiles? ‘Tu sais toujours si bien expliquer, m’a dit Gianluca, tu y arriveras.’"
C’est certain, il est arrivé. Les articles sur Trésor Vets résument souvent son parcours en un titre accrocheur: le plongeur devenu maître sommelier. Une histoire de réussite inspirante mais Vets est bien trop terre-à-terre pour enjoliver la réalité. "C’était surtout beaucoup de travail", précise-t-il. "Et une belle part de chance."
Trésor Vets n’est pas plongeur, mais étudiant en sciences commerciales et travaille dans l’horeca lorsqu’il atterrit à The Jane via une agence d’intérim. "Laver les verres faisait partie de mes tâches, mais je travaillais aussi en salle. Les restaurants gastronomiques sont très hiérarchisés: d’abord, on ne fait que poser les couverts, puis on peut servir de l’eau à table et apporter le pain, et plus tard, on présente les plats aux clients. J’ai commencé par de petites tâches ingrates et j’ai gravi les échelons jusqu’à devenir chef de rang, où l’on gère une partie de la salle. À la fin, je faisais six ou sept services par semaine, en plus de mes études."
"Un bon diplôme, c’était ce qui comptait le plus pour mes parents. Je pouvais obtenir de bonnes notes si je m’appliquais, mais la motivation me manquait. À The Jane, j’ai découvert un monde qui m’a immédiatement fasciné. Travailler dur donne de l’énergie quand on fait quelque chose avec passion. Parfois, je doutais: ne devrais-je pas chercher un emploi qui embellirait mon CV pour l’avenir? Mais la passion était trop forte, je voulais apprendre et progresser. Gianluca l’a remarqué et m’a formé pour devenir son assistant sommelier."
Apprentissage continu
Après ce premier riesling, Trésor Vets reçoit deux livres: "The 24-hour Wine Expert" de Jancis Robinson et "Wine Folly" de Madeline Puckette. "Je les ai dévorés. Après une semaine de travail, nous faisions encore une dégustation à l’aveugle le lundi matin, juste pour le plaisir. Depuis, je n’ai jamais cessé d’apprendre: lire, goûter, comparer, prendre des notes, voyager. Malgré un diplôme WSET (la qualification internationale du Wine & Spirit Education Trust), je continue d’apprendre et de découvrir: le monde du vin évolue sans cesse."
Un exemple? "Comme je m’intéressais aux vins sud-africains, j’ai rendu visite au vigneron Jean Smit de Damascene qui, suite à son passage en Californie, en Nouvelle-Zélande et en France, a sélectionné des vignes spécifiques pour produire des vins totalement différents des vins d’Afrique du Sud tels qu’on les connaît. Son riesling peut rivaliser avec un vin de Moselle. C’est pour ce genre de découverte que je fais ce métier: rien n’est acquis. Cela permet de rester humble, d’aborder le monde avec un regard ouvert." Même en tant que sommelier, avoir un esprit d’affaires est essentiel. "Les gens sous-estiment le temps passé derrière l’ordinateur: faire des recherches, calculer les marges, gérer les stocks, négocier avec les fournisseurs."
Racines au Rwanda
Ce qui a fait basculer sa décision est une bouteille Pergole Torte de Montevertine, un vin emblématique de la région de Chianti. "De la poésie liquide. Gianluca m’a offert cette bouteille alors que j’hésitais entre poursuivre mes études ou continuer à affirmer mon choix d’être sommelier. En buvant un verre, j’ai su que c’était ma voie. La passion était là et nulle part ailleurs. Ce qui avait commencé comme un job d’étudiant était devenu toute ma vie. J’ai donc mis mes études de côté."
Le moins que l’on puisse dire, c’est que sa mère n’était pas ravie. "Pour elle, l’horeca était un monde inconnu, sans différence entre un fast-food et un restaurant étoilé. Aujourd’hui, elle est fière de moi, oui." Grâce à son fils, elle a goûté à des fruits de mer pour la première fois et a appris à apprécier le vin. Lors de son dernier voyage au Rwanda, elle a rapporté du vin local. Le verdict de Trésor Vets est sans appel: "désolé, mais c’était imbuvable".
Le passé familial du sommelier n’est pas banal. "On me décrit généralement comme un ‘réfugié de guerre’. J’avais quatre ans quand nous avons quitté le Rwanda pour venir en Belgique, à l’époque où la guerre civile faisait rage. Ma mère avait un compagnon belge, qu’elle a ensuite épousé et qui m’a élevé comme son propre fils — d'où mon nom de famille flamand."
Ses origines ne passent pas inaperçues. "Bien sûr, ce serait bien qu’il y ait plus de diversité dans notre profession, mais cela ne me surprend pas. Toutes les communautés de notre pays ont des cultures culinaires intéressantes, mais elles ne se composent pas de moules ou de bière. Si vous n’apprenez pas cela enfant, vous ne trouverez pas facilement le chemin vers une formation classique de chef. Je n’ai jamais vu personne boire du vin à la maison."
Burgers et pizzas
Après le départ de son mentor, Gianluca di Taranto, le jeune homme devient maître sommelier jusqu’en août dernier. "The Jane aura été ma maison pendant dix ans et je ne peux qu’être reconnaissant pour toutes les opportunités qu’ils m’ont offertes." Mais, l’appel de la liberté était plus fort et il ne soufflait pas en direction d’un autre restaurant haut de gamme. Il confie: "Oui, j’ai eu beaucoup de propositions. Un établissement étoilé est un univers en soi et moi, je voulais sortir de cette bulle. J’avais soif de changement. Je souhaitais me ressourcer, évoluer."
Son ambition: briser tous les stéréotypes autour de son métier. Ce qui lui a plu récemment: des accords mets et vins avec des pizzas et des hamburgers. "Cela peut sembler étrange. Il y a encore beaucoup de snobisme autour du vin, comme si cela devait toujours concerner le caviar et le homard." Il a ainsi organisé des événements chez Smudged, le bar à burgers des exploitants du bar à cocktails Dogma à Anvers. Et des soirées dévorés "pizza e vino" avec Luca Fabozzi, le maître pizzaiolo napolitain. "Dans une ambiance conviviale, faire découvrir de bons vins aux gens, c’est pour moi l’essentiel. Et c’est souvent plus difficile de trouver un accord parfait avec ce qu’on appelle ‘fast-food’."
Si vous pensez pouvoir demander à Trésor Vets le vin qu’il recommande pour accompagner une pizza, détrompez-vous. "De quelle pizza parlons-nous, avec quelle garniture? Pour une pizza riche en fromages gras, par exemple, il faut un vin qui apporte de l’équilibre." Il évoque un gamay du Beaujolais et un nebbiolo de la Valtellina, "une région viticole des Alpes où l’on produit un vin plus léger et frais qu’un barolo, pourtant issu du même cépage. En fait, on devrait l’appeler le chiavennasca, le nom que porte le nebbiolo dans cette région – ce que seuls les passionnés de vin savent."
Nature passionnée
Cette expertise, Trésor Vets l’exerce en tant que sommelier indépendant. Son nom est devenu une référence et même un ‘dot com’ depuis qu’il a conçu un site web où il regroupe ses activités. "J’aime l’action: cela me permet de gérer mon emploi du temps et de combiner plusieurs choses." Il vient de composer la carte des vins de O’Kongo, un restaurant de cuisine congolaise qui vient d’ouvrir ses portes à Waterloo. "Cela m’a demandé beaucoup de recherche, car je ne suis pas expert en cuisine africaine."
En parallèle, il travaille sur sa start-up, Table d’Amis, sorte de mini Netflix pour amateurs de vin. Le concept est le suivant: on achète une boîte de vins sélectionnés par Trésor Vets et d’autres sommeliers et, pour chaque bouteille, on reçoit une vidéo explicative et des recettes de chefs renommés via une plateforme en ligne. "Nous apportons le sommelier chez vous."
On peut également faire appel à Table d’Amis pour des événements. Ce mois-ci, Vets organise par exemple, avec Matthijs Mannaerts de Hemmat, un grand événement de réseautage pour le CEO d’une banque. "J’aime que l’ambiance des dégustations soit détendue. Mon objectif est de rendre le vin accessible à un large public sans en faire des tonnes. J’ai l’expertise et les connaissances techniques, mais je n’ai pas besoin de les imposer aux invités. Il y a tellement d’histoires fascinantes à raconter sur le vin?"
Quelle est sa signature en tant que sommelier? Après mûre réflexion, il confie: "C’est le client qui prime, pas mon goût personnel. Je pense que j’arrive à me mettre à la place des autres. Si on me commande un bordeaux, j’aime réfléchir et me demander si je ne pourrais pas lui faire découvrir quelque chose de surprenant. Le secret du métier de sommelier, en dehors d’aimer le vin évidemment, c’est d’aimer davantage les gens. Je ne veux pas devenir un consultant qui passe ses journées devant son ordinateur. L’aspect social, le fait de rendre les gens heureux, c’est ça qui me donne de l’énergie."
Brasserie parisienne
Ce qui nous mène à la raison pour laquelle nous l’avons rencontré ici, dans une belle brasserie anversoise près de l’Escaut. En effet, Trésor Vets est aussi le gérant et sommelier de Bar Misera, le troisième établissement du chef Nicolas Misera et de l’hôtesse Yasmin Weyn, propriétaires du restaurant Misera* et organisateurs de dîners privés du week-end à leur domicile. Comme le couple rêvait d’ouvrir un bar à vin, il a jeté son dévolu sur un espace commercial vide dans le quartier de Nieuw-Zuid.
"J’avais une idée très précise de ce que je voulais faire", confie Yasmin Weyn, "Je voulais qu’il y ait à Anvers le genre d’endroit où nous aimons aller quand nous sommes à Paris. Un lieu animé, où l’on peut aller sans réserver, s’installer au comptoir ou en terrasse, commander un plat de saison accompagné d’un bon verre de vin. Un endroit pour l’apéro ou pour se retrouver entre amis sans chichis, mais avec une bonne bouteille. Comme nous sommes des perfectionnistes, nous avons du mal à déléguer." L’entrepreneuse a confié la cuisine à Ana Boznar, qui a travaillé pendant des années aux côtés du chef Nicolas Misera au restaurant AirRepublic à Cadzand et qui a été cheffe au Camino à Anvers. Thijs Baert, qui a aidé Syrco Bakker à lancer son restaurant à Bali, est venu lui prêter main-forte.
C’est ici que Trésor Vets sera à la fois hôte et sommelier. "Au cours de ces dernières semaines, Trésor a travaillé pour notre restaurant et nos dîners privés", ajoute Weyn. "Il s’est fait un réseau solide et c’est super de le regarder à l’œuvre, de voir à quel point les clients sont captivés par ses paroles." Nicolas Misera, qui préfère être en cuisine qu’en salle, va jusqu’à dire que "Trésor a plus de compétences diplomatiques et de patience que moi!"
Bonnes bouteilles
La cave à vins du restaurant Misera n’a pas à rougir. "Il n’y a pas longtemps, nous avons accueilli un groupe venu spécialement des Pays-Bas parce que ces amateurs de vin avaient entendu dire que nous servions du Château Rayas, un vin de la vallée du Rhône très difficile à obtenir. Il est sur notre carte à 850 euros, mais en ligne, son prix peut atteindre 1.400 euros. Les gens sous-estiment à quel point il est difficile de pouvoir acheter des bonnes bouteilles", poursuit Weyn. "Nous sommes depuis longtemps à la recherche d’une bouteille de Screaming Eagle, un vin culte de la Napa Valley, (compte 4.000 euros la bouteille, NDLR). Pouvoir le mettre à la carte est le rêve de tout restaurant de premier plan."
La cave à vin du restaurant – 500 références et 2.500 bouteilles – sera désormais partagée avec celle du Bar Misera. Une expansion qui est intéressante d’un point de vue commercial, car le business du vin est impitoyable: pour obtenir les vins les plus exclusifs, il faut parfois en acheter en grande quantité et y ajouter quelques "prises accessoires", ce qui permet d’offrir des vins au verre. "C’est fantastique d’avoir un interlocuteur à qui parler de vin pendant des heures, témoigne Nicolas Misera. Chez moi, c’est l’instinct qui prime, alors que Trésor a une réflexion plus analytique."
"Une chose est claire: nous ne servirons pas de vin de lutin", poursuit Misera. Du vin de quoi? "On trouve parfois à la carte du vin qui n’est pas équilibré et qui est vendu comme vin naturel", précise le sommelier. "Pour moi, il n’y a pas de dogme: il n’y a que du bon ou du mauvais vin. Mon objectif, c’est de montrer à quel point le monde du vin peut être fascinant et varié. Il n'y a pas que les bourgognes ou les chiantis dans la vie!"
"Il n’y a qu’un seul problème", ajoute Weyn en faisant un petit clin d’œil: "Parfois, je dois intervenir et dire, stop; maintenant, nous allons parler d’autre chose que de vin!"
Bar Misera
Jos Smolderenstraat 60 à Anvers
Ouvert les mercredis et jeudis de 16h à 22h; les vendredis et samedis de 12h à 23h
| www.barmisera.com |
| www.tresorvets.com |