En Belgique, huit bouteilles de vin sur dix sont achetées en supermarché. Mais comment les supermarchés achètent-ils leur vin? Et que peut-on attendre de l'offre?
Seuls les petits panneaux blancs présents sur les cuves en inox indiquent qu'on se trouve dans un immense entrepôt de vin. Le hall ressemble à tant d’autres centres logistiques en Belgique: le même bâtiment industriel, les mêmes chariots élévateurs.
À gauche, il est écrit ‘Chenin’, à droite ‘Gascogne’. Jusqu'à 25 000 litres de vin peuvent être pompés dans chacune des 72 cuves. Si on y ajoute une cuve géante de 100 000 litres, on arrive à une capacité de près de 2 millions de litres. «Vous pouvez en déduire que nous embouteillons ici 20 millions de litres de vin par an», déclare Patrick Andriessen, acheteur en vin chez Colruyt. «Près de 40% de tous les vins vendus par la chaîne passent d'abord par cet entrepôt situé au bord de l'autoroute à Ghislenghien, une section de la ville d’Ath, dans le Hainaut.
Une image quelque peu décevante pour ceux qui ont une vision romantique du vin. Les vignobles en pente, les jolis villages ou les vendangeurs au milieu des vignes sont bien loin d’ici. Des tuyaux en plastique rouge pompent des litres de vin à travers une installation de filtration. Au bout du couloir, une froide lumière au néon émane du laboratoire.
L'usine d'embouteillage constitue un élément essentiel de la gestion des vins chez Colruyt. La chaîne de supermarchés possède une longue tradition d'achat et d'emballage de produits alimentaires en vrac - Colruyt torréfie également son propre café depuis 1937. «À l'époque, il était courant que les importateurs fassent expédier le vin en fûts et le mettent en bouteille sur place», explique Andriessen. «Nous perpétuons cette tradition, même si nous le faisons à plus grande échelle.» Le cycle de la citerne à la bouteille prend deux à trois semaines.
Propres assemblages
Pour la chaîne de supermarchés, l'embouteillage en interne permet de réduire les coûts. Bien qu'Andriessen ne puisse pas préciser combien la chaîne économise par bouteille, il affirme que le bénéfice semble évident. «Il suffit de comparer les transports. Transporter des bouteilles coûte beaucoup plus cher par litre que faire venir un camion-citerne de 10 000 litres à Ghislenghien. Grâce aux économies d'échelle, Colruyt réalise également des bénéfices sur d'autres éléments du processus de production, du verre à l'étiquette.»
Les supermarchés ont la réputation de faire fortement pression sur les prix chez leurs fournisseurs, mais dans le monde du vin, c'est différent.Patrick Andriessen
Cependant, l'embouteillage n'est pas qu'une question d'efficacité, explique Andriessen. «Embouteiller nous-mêmes nous permet de faire nos propres assemblages. Si nous achetons du sauvignon blanc dans deux domaines au Chili, par exemple, nous pouvons les assembler pour obtenir un meilleur résultat. Un assemblage peut être plus savoureux que ce qu’on pourrait supposer sur la base des deux vins pris individuellement.»
De plus, l'embouteillage facilite le contrôle de la qualité, explique l'acheteur. «Avant l'embouteillage, nous filtrons chaque vin et envoyons un échantillon au laboratoire. Ainsi, nous sommes certains que le vin que nous recevons est le même que celui que nous avons dégusté au domaine.»
Dégustation avant midi
Pour un deuxième aspect essentiel du vin chez Colruyt, nous devons nous rendre dans un immeuble de bureaux à Hal, à 30 kilomètres de là. Chaque jour, entre 11h30 et 12h, quatre dégustateurs - pour la plupart des acheteurs, comme Andriessen lui-même - se réunissent dans une salle de dégustation. « Nous le faisons à ce moment précis car c'est le meilleur moment pour déguster» explique Andriessen. «On est attentif car on commence à avoir un peu faim, et on sait qu'on pourra manger quelque chose après.» Au cours de la dégustation, durant laquelle chaque vin est recraché, les acheteurs comparent des vins typiques. «Par exemple, nous mettons une vingtaine de Chianti côte à côte», explique Andriessen. «Le classement que nous établissons ainsi nous aide lors de nos négociations avec les domaines.»
Relation avec le vigneron
Déboucher des dizaines de bouteilles avant le lunch, voilà qui ressemble à un job de rêve, surtout lorsqu’Andriessen parle des voyages d'affaires auxquels ses collègues et lui ont l’occasion de participer. Les cinq acheteurs se sont répartis le monde du vin: un collègue achète tous les vins effervescents, Andriessen achète du vin à Bordeaux, en Italie, en Amérique du Nord, en Grèce et dans le Caucase.
Cependant, tout comme dans l'entrepôt, le vin n'a rien de romantique dans les bureaux des acheteurs. C'est un monde de tableaux et de chiffres. «Nous surveillons un portefeuille de vins comprenant des centaines de références. Rien que dans un magasin Colruyt moyen, il y a 500 bouteilles différentes. En plus de cela, nous disposons d'un catalogue de vins de prestige et achetons également pour notre marque sœur Okay. Lorsque vous goûtez un vin, vous devez directement savoir s'il s'inscrit dans la gamme. Parfois, le vin ne convient pas pour Colruyt, mais il peut s'intégrer dans l’assortiment d’Okay. C'est un puzzle complexe.»
Un acheteur doit - et cela n'a rien de romantique non plus - être capable de négocier habilement. «Les supermarchés ont la réputation de faire fortement pression sur les prix chez leurs fournisseurs, mais dans le monde du vin, c'est différent. Chaque vin est unique. On ne peut pas simplement le remplacer par un autre. Cependant, il est possible de trouver des vins comparables si un domaine refuse d'ajuster ses prix. Mais nous ne voulons pas non plus perdre ces domaines. Nous essayons d'établir une relation à long terme. Si nous savons que la récolte a été difficile, nous ne forçons pas un vigneron à aller au-delà de ses limites.» Andriessen donne l'exemple du Château Coufran, un cru du Haut-Médoc que Colruyt vend depuis plus de 60 ans. «Grâce à cette relation stable, le château a pu investir, ce qui été bénéfique pour la qualité du vin. Cette collaboration est gagnante pour tout le monde.»
Sourcing manager
Delhaize gère ses vins de la même manière. Pieter-Jan Cuyvers, l'acheteur de tous les vins effervescents, y dirige une équipe de quatre acheteurs en vin, appelés là-bas Category et Sourcing Managers. Ils travaillent en collaboration avec les acheteurs des sociétés sœurs Albert Heijn (supermarché) et Gall&Gall (commerce de boissons). «Notre acheteur Alain est actuellement au Chili avec des collègues d'Albert Heijn. Tout comme chez Colruyt, Delhaize procède à des dégustations quotidiennes. «Parfois jusqu'à 80 rosés, pour ensuite sélectionner les meilleurs.» Pour Cuyvers, la dégustation constitue une forme de contrôle de la qualité. «Nous comparons le vin du nouveau millésime avec celui du millésime précédent, pour avoir une idée de la manière dont le domaine travaille.»
Delhaize dispose également d'une usine d'embouteillage. À Asse, près de Bruxelles, la chaîne embouteille plus de 16 millions de litres par an, ce qui représente 40% de tout le vin vendu par le supermarché chaque année. «Cela nous permet de créer nos propres assemblages. L'usine d'embouteillage est également importante pour le vin en Bag-in-Box. 95% du vin que nous vendons en Bag-in-Box a transité par Asse.»
Choisir en rayon
Comment choisir un vin au supermarché? Comme presque tous les distributeurs organisent d'abord leurs rayons en blanc, rouge et rosé puis les garnissent ensuite par région, le client suit généralement ce parcours. Mais Pieter-Jan Cuyvers, acheteur chez Delhaize, remarque que les clients recherchent de plus en plus les bouteilles sur Vivino, une application qui attribue une note à chaque cuvée. «Si la note est décevante, ils laissent la bouteille en rayon. Une évolution regrettable, estime l'acheteur, car le distributeur s'efforce lui-même de fournir des conseils en matière de vin. «Dans la plupart des grands magasins de vin, un expert en vin est présent. De plus, nous avons pour la plupart des vins des fiches proposant une bonne description ainsi que des conseils d'accords mets-vins.»
Delhaize expérimente avec les conseillers en vin virtuels, une version magasin avancée du chatbot qui fournit des conseils sur le vin en ligne. Colruyt teste également une version similaire. Le terminal tactile est présent dans six magasins. Un menu de sélection permet aux clients de naviguer jusqu'à la bouteille idéale.
Les supermarchés Carrefour et Jumbo tentent de retenir l'attention dans les rayons en mettant en avant les notes élevées attribuées à certaines bouteilles par des critiques de vin. Jumbo place en rayon des vins qui ont été récompensés par le rédacteur néerlandais spécialisé en vins Harold Hamersma.
Les notes sont également disponibles sur Kurkdroog, un site web qui répertorie les bons vins de supermarché. Kurkdroog propose une dizaine de recommandations chaque semaine, allant d'un bon pecorino (cépage blanc) d'Italie chez Carrefour à un Côtes du Rhône chez Spar.
Classique et trendy
En Belgique, 80% des bouteilles de vin sont vendues en supermarché. L'offre y est très large, avec environ 500 références dans un grand supermarché.
Comme les détaillants souhaitent proposer des bouteilles en volumes importants, les rayons présentent souvent des vins de grands domaines, comme la société chilienne Concha y Toro, qui produit du vin sur 8700 hectares et vend notamment des bouteilles sous le label Casillero del Diablo. Dans leurs boutiques en ligne, les supermarchés proposent des vins de petits producteurs. La boutique en ligne de Delhaize vend un Côte de Nuits d'Olivier Guyot, qui ne produit que 900 bouteilles.
On ne va pas au supermarché pour des bouteilles trendy. L'offre de vins orange et de vins nature sans sulfites ajoutés, par exemple, y est extrêmement limitée. Les vins de supermarché sont des vins classiques.
Malgré leur réputation, les supermarchés proposent également des vins très bien notés. Jancis Robinson, gourou du vin, a qualifié le Château Coufran, un des fleurons bordelais de Colruyt, de ‘velouté et voluptueux’. Carrefour vend le Château Carbonnieux blanc, un célèbre Pessac Léognan, au prix compétitif de 32,99 euros.
Des distributeurs comme Colruyt, Carrefour et Delhaize garnissent leurs rayons de vins très typés. Si vous achetez une bouteille de vin blanc de Loire, vous pouvez être certain qu'elle est élaborée à partir de sauvignon blanc ou de chenin, les deux cépages typiques de la région.
Néanmoins, il existe des différences entre les détaillants. Colruyt est connu comme le plus grand importateur de Bordeaux en Belgique. Delhaize, quant à lui, est très actif dans le domaine des vins du nouveau monde. Près d'une bouteille de vin extra-européen sur deux est achetée chez Delhaize.
Ces dernières années, presque toutes les marques ont adopté le vin belge. Colruyt a créé son propre vignoble dans le Hainaut, tandis que Delhaize commercialise des vins belges sous son propre label, Leo Vinum.