420 membres d'équipage. 600 passagers. 225 suites de luxe avec vue sur mer. 4.072 bouteilles de vin débouchées et 19 kilos de caviar dégustés à la cuillère. Bienvenue à bord du paquebot de croisière Seabourn Ovation.
"Avez-vous assisté à la conférence sur les villes hanséatiques hier après-midi?" Une entrée en matière peu courante au buffet petit déjeuner. "Hi, I'm Mary", ajoute la femme qui se trouve derrière nous, en tendant la main. L'espace d'un instant, le doute nous assaille. "Réduisez tout contact avec les autres passagers, comme serrer la main", conseillait la lettre de bienvenue déposée dans notre cabine - paniquées à l'idée d'un bateau rempli de passagers malades, les compagnies maritimes parent à toute éventualité.
Sur la même liste de conseils déposée dans notre luxueuse cabine: "Couvrez-vous le nez et la bouche si vous devez éternuer. Jetez les mouchoirs dans la poubelle. Et si vous n'avez pas de mouchoir, éternuez dans votre bras."
Conférences quotidiennes
Mary n'a pas l'air d'être contagieuse et nous ne l'avons pas encore entendue éternuer. Nous lui laissons donc le bénéfice du doute et acceptons sa poignée de main. Même si, à sa grande déception, notre réponse à sa question est non. "Oh, c'est dommage, vous l'avez ratée! Heureusement, vous pourrez revoir cette conférence à la télé, dans votre cabine."
Ladies and Gentleman, we are enjoying some liquid sunshine today.
Nous manquons d'avaler notre café de travers. Ainsi, la croisière à bord du Seabourn Ovation sur la mer Baltique et la mer du Nord propose des conférences quotidiennes dans l'auditorium! Et l'auto-étude est manifestement recommandée en cas d'absence. "Rassurez-vous, il n'y aura pas d'examen. Sauf pour ceux qui sont assis au premier rang!", plaisante l'historien Peter Damisch, lors de la conférence que nous regardons en streaming après le petit déjeuner, une fois retournés dans notre suite.
Nous venons à peine de quitter IJmuiden (près d'Amsterdam) en direction de l'Elbe que nous réalisons déjà que le Seabourn Ovation a embarqué, en plus d'un historien, des danseurs, un coach en 'mindfull living', un acupuncteur, un consultant en horlogerie, un croupier et un professeur de bridge. Et, bien sûr, quatre excellents 'cover bands', qui jouent si doucement qu'il est presque impossible de danser... ou de s'en agacer.
Le lendemain matin, nous faisons plus ample connaissance avec Mary et Udo. Elle est Londonienne et son époux allemand, un ingénieur à la retraite, a travaillé pour la Banque mondiale à New York. Mary fait partie de la famille qui a fondé le groupe britannico-hollandais Unilever. Elle s'amuse: "We are "skiing" (acronyme pour 'spending the kids' inheritance' NDLR). Mais, de toute façon, ils ont déjà reçu tout ce dont ils avaient besoin! Depuis que nous sommes retraités, nous avons fait des croisières dans le monde entier, et même sur le fleuve Amazone. C'était barbant: le paysage ressemble à celui-ci, un large fleuve avec des arbres des deux côtés et, de temps en temps, une hutte. L'Amérique du Sud est beaucoup plus belle de la terre ferme!"
Smoking et botox
En regardant à l'extérieur, nous voyons que le Seabourn Ovation glisse sur le canal de Kiel, quelque part entre Hambourg et la mer Baltique. Cette étape ressemble à une croisière sur le Rhin, mais avec des conférences et des 'lobster night'. "On se retrouve ce soir à l'Observation Bar sur le pont 11?", nous demande Udo. "Nous y prendrons l'apéritif, puis nous irons dîner. It's a formal night: did you bring your tux'?"
I did, actually. Quatre costumes sur mesure, dont un smoking, trônent dans notre magnifique suite flambant neuve: l'hyper luxueux paquebot de croisière effectue son 'maiden voyage', son voyage inaugural. C'est l'avantage d'une croisière: on enchaîne les citytrips, mais on ne doit défaire ses valises qu'une seule fois. Et on peut emporter suffisamment de vêtements pour éviter tout souci de dress code.
Cela ne devrait pas être le cas: les 420 membres d'équipage (pour 600 passagers) sont aux petits soins 24 heures sur 24 pendant les deux semaines que va durer la croisière. Prévenir tout souhait, voilà leur tâche quotidienne. Leur mission la plus importante est de faire en sorte que notre séjour se passe bien et ne fasse pas un pli (d'autant plus que le botox a l'air d'être un succès). Parce que nous devons passer les meilleures vacances de notre vie. Il faut se dé-ten-dre. Ou, comme le résumait magnifiquement le directeur de croisière André, le premier jour: "May the only pain in your life be champagne".
"Hello sir, did you sleep well?" Nous sommes salués jusqu'à cinq reprises par les différents membres de l'équipage tout sourire que nous croisons en nous rendant au 'Restaurant', la salle indoor formelle où l'on peut se rendre matin, midi et soir. Même si le pont sent encore le vernis de bateau et que les cordes blanches sont toujours impeccables, l'équipage est déjà parfaitement rodé pour nous dorloter sans limites. Peu importe que l'on soit d'humeur grincheuse ou déraisonnablement exigeant. Ou juste pressé, parce que l'on a prévu de débarquer à l'heure dans l'une des dix villes hanséatiques où cette croisière dans la Baltique fait successivement escale. Dorloter est vraiment le mot exact: on est pris par la main comme un enfant, jusqu'à être bercé pour s'endormir - s'il n'y a pas de vagues, c'est l'équipage qui s'en charge.
À bord du Seabourn Ovation, le service est si parfait qu'au bout de deux semaines, on se prendrait presque à espérer que quelqu'un fasse tomber un couvert. Qu'un serveur fasse tomber un plateau de Bloody Mary sur une robe du soir. Que quelqu'un balbutie et titube dans le couloir en vomissant partout. Qu'un invité apparaisse avec une crête iroquoise. Mais non; tout est sous contrôle.
Sauf la mer. Entre l'île estonienne de Saaremaa et l'île suédoise de Gotland, nous faisons l'expérience d'un moment "Titanic". Pas la scène de la balustrade chantée par Céline Dion, mais une mer déchaînée, première mise à l'épreuve du Seabourn Ovation lors de ce voyage inaugural. Le vent balaye les ponts à tribord et à bâbord; sur 210 mètres de long, on n'y échappe pas.
À la hâte, les meubles du pont sont attachés les uns aux autres. Après le dîner, les passagers titubent comme des fêtards dans les couloirs. La navigation de nuit ressemble à un tremblement de terre qui durerait sept heures. Le lit fait l'effet d'un taureau de rodéo en plus moelleux. Les plafonds craquent comme les vieux planchers d'un château hanté, les cadres aux murs perdent leur équilibre et les laveurs de vitre devront faire des heures supplémentaires le lendemain. Le bateau résiste. Et l'orchestre continue à jouer; the show must go on, comme sur le Titanic.
"Ladies and Gentlemen, we are enjoying some liquid sunshine today", déclare André, le directeur de la croisière s'adressant à nous par les enceintes de la suite. Ce que l'éternel optimiste traduira par "quand il pleut à verse, veuillez rester dans votre cabine".
Block party
En croisière, il est facile de se faire des amis. Il suffit de rejoindre quelqu'un dans le jacuzzi et de lui demander s'il fait souvent des croisières pour être sûr d'engager la conversation. Si on n'aime pas l'eau, on peut signaler au maître d'hôtel que l'on aimerait partager sa table pour avoir l'occasion de prendre son repas en devisant avec des inconnus.
"Cet après-midi, nous allons jouer au 'duplicate bridge' dans la 'Card Room', vous venez?" demande le Suisse avec qui nous avons partagé un lunch dans l'excellent restaurant de sushi. "Vous avez 36 ans, c'est l'âge idéal pour apprendre. Le bridge est le seul jeu de cartes qui ne fait pas appel à la chance, mais à la stratégie."
La seule stratégie à laquelle nous pensons en cet instant, c'est comment filer à l'anglaise. D'ailleurs, qu'allons-nous bien pouvoir faire durant les prochaines 24 heures? Nous avons un océan de temps, il pleut et le bateau naviguera toute la journée pour atteindre Wismar, une ville hanséatique classée par l'Unesco et qui appartenait autrefois à la Suède. Tout cela, nous ne l'avons pas appris lors de la conférence, nous l'avons lu dans le 'Herald', le journal de bord de la croisière, déposé chaque jour devant la porte de notre cabine.
Nous pouvons aussi assister à un cours de danse, une session 'How to relieve back, knee and hip pain', une conférence sur 'l'acupuncture en cas d'arthrite' ou la 'block party', un drink dans le couloir pour faire connaissance avec nos voisins et l'équipage. Nous choisissons cette dernière.
"Nous avons déjà fait les croisières classiques en Europe et en Amérique, mais nous avons choisi ce voyage parce que le bateau est flambant neuf. Et parce que l'itinéraire est très original. Nous connaissions déjà Hambourg, Stockholm et Copenhague, bien sûr, mais, ici, nous faisons escale dans des villes que nous n'avions jamais visitées auparavant: Wismar (Allemagne), Szczecin (Pologne), Turku (Finlande), Saaremaa (Estonie), Visby (Suède), Klaipeda (Lituanie) et Bornholm (Danemark).
C'est ce qui rend ce voyage si original", détaille notre voisin, un avocat américain retraité, rencontré à la 'block party'. Quand nous l'avions salué, le premier jour, il portait un blazer bleu foncé, un chino et des mocassins. Aujourd'hui, il est en T-shirt, pantalon zippé et slippers. Il s'avère que ce 'dressing down' est un scénario éprouvé sur les croisières de luxe: au fur et à mesure du voyage, les passagers (principalement) américains s'habillent de plus en plus "comme à la maison".
Une brigade de 62 personnes
Ce côté américain se retrouve également dans le divertissement à bord. Dans le 'Grand Salon', le Seabourn donne des soirées "signature": illusionniste, concert de piano classique ou florilège de musique de film. Tout cela est divertissant, mais il ne faut pas s'attendre à un uppercut intellectuel, ni à expérience esthétique cinq étoiles: le 'Grand Salon' est plus Las Vegas que Bozar. Ce qu'on remarque également aux buffets et à la carte des cinq restaurants, dont un est une collaboration avec le chef étoilé américain Thomas Keller: de nombreuses préparations sont adaptées aux palais américains.
Autre trait typiquement américain: en bas de chaque carte sont indiqués les risques sanitaires liés à la consommation de viande crue, d'oeufs, de fromage et des autres produits 'mortels' servis ici. Malgré tous ces avertissements légaux, on mange et on boit beaucoup. Selon André, qui dirige la croisière, les passagers ont consommé, en deux semaines, 19 kilos de caviar, 1.960 bouteilles de vin rouge et 2.112 bouteilles de vin blanc, 303 litres de glace et pas moins de 19.600 ficelles. "C'est sûrement vrai. Nous en cuisons 1.400 par jour", déclare le chef des cuisines, David Whelehan, en nous faisant visiter 'the galley', la grande cuisine où l'on prépare tout ce qui sera servi dans presque tous les restaurants.
"La brigade compte 62 personnes exactement, et les cuisines sont ouvertes 24 heures sur 24. C'est ici aussi que nous préparons le room service. Il faut dite que ce sont toujours les mêmes suites qui commandent du caviar à 2h30 du matin même si, franchement, à cette heure-là, ce sont surtout des cheeseburgers."
Philharmonie de l'Elbe
Le bateau totalise 12% d'excédent alimentaire, explique Whelehan, mais ils ne finissent pas dans des sacs poubelle: les restes de nourriture sont broyés et pressés pour en faire des aliments pour poisson, et qui seront ensuite déversés dans la mer. "Tout le poisson que nous servons à bord est frais. Rien n'est surgelé, sauf les scampis. À Stockholm, je vais descendre à quai pour acheter du saumon et je veux trouver du thon au marché de Hambourg."
En effet, à Hambourg, si on était suffisamment matinal, on pouvaient (à titre d'excursion) faire les courses avec le chef, David. Nous avons préféré en faire une autre: la visite de la Philharmonie de l'Elbe, chef-d'oeuvre du cabinet d'architecture Herzog & de Meuron. Tel un nuage brillant, la salle de concert repose sur un ancien entrepôt de cacao qui se trouve dans le port où nous sommes amarrés. Le bâtiment a coûté 540 millions d'euros de plus que prévu, mais les Hambourgeois ont vite oublié ce petit supplément de prix car, depuis son inauguration, en janvier 2017, il est devenu l'icône de la ville. Les jours d'affluence, pas moins de 17.000 personnes viennent sur la plate-forme d'observation publique.
La salle de concert proprement dite s'inspire d'un vignoble: les 2.000 spectateurs sont assis sur des "terrasses" escarpées disposées autour de la scène. La salle est aussi un chef-d'oeuvre acoustique: elle repose sur un jeu de ressorts qui la rend indépendante de l'ensemble du bâtiment, afin que le son ne s'en échappe pas (un hôtel de luxe est aménagé à l'étage). Et l'inverse est également vrai: les sirènes des paquebots de croisière ne sont pas audibles à l'intérieur.
Slalom entre les îles
Un croisement entre hôtel de luxe all-in et appartement sur la côte, mais avec vue (mobile) sur la mer: c'est, à notre avis, la meilleure définition d'une croisière. Si l'on est paresseux (ou en lune de miel), on peut parfaitement passer ses journées à bord. Il faut dire que le service y est excellent. Par contre, si on se sent plus aventureux, on peut aussi trouver à s'occuper à terre.
À chaque escale, le Seabourn Ovation organise différentes excursions guidées d'une journée auxquelles on peut participer, tant en groupe qu'à titre individuel. L'offre est plutôt variée, là n'est pas la question, mais elle est aussi très onéreuse. C'est pour cela que nous avons préféré élaborer nous-mêmes notre programme à terre. Au lieu de l'excursion 'A Finnish Summer Day' recommandée à Turku (499 dollars par personne), nous avons loué nous-mêmes une voiture pour visiter en une seule journée quatre chefs-d'oeuvre architecturaux d'Alvar Aalto et d'Erik Bryggman, notamment.
À Stockholm, je vais descendre à quai pour acheter du saumon et je veux trouver du thon au marché de Hambourg.
Au lieu de l'excursion 'City Hall & Vasa Museum' (139 dollars par personne), nous avons pris un petit bateau de Stockholm à Artipelag, un superbe musée privé sur une île. Oui, tout cela a demandé un peu de préparation, mais pouvoir échapper au divertissement formaté nous a donné un sentiment de liberté et de satisfaction. Et ça, ça n'a pas de prix. D'autant plus que, le lendemain, nous avions quelque chose d'original à raconter à Mary et Udo au petit déjeuner.
Un petit-déjeuner que nous prenions généralement ensemble à la 'Colonnade', un restaurant buffet digne d'un palace. Mais, ce matin-là, comme nous nous étions réveillés vers 6h30 (le bateau accoste souvent très tôt à l'escale suivante), nous sommes allés à l''Observation Bar' qui offre une vue à 180 degrés. C'est là que l'on sert un 'early bird breakfast' aux 'insomniacs' et aux photographes amateurs qui, comme nous, veulent assister au slalom entre les centaines d'îles de l'archipel qui s'étend entre la Suède et la Finlande.
Le matin, les moins matinaux traînent au 'Seabourn Square', un coin lounge où des tables de puzzle de mille pièces font partie du divertissement standard, même si on y voit surtout des couples qui lisent les nouvelles pendant toute la matinée sur une tablette plus grande qu'un Sabato.
Le jacuzzi du pont 12
Avez-vous déposé une clé de réserve chez vos voisins? Votre fer à repasser est-il éteint? Avez-vous pris des chaussures de marche confortables? Lorsque vous voyagez à bord du Seabourn Ovation, on vous fait parvenir un livret de conseils de voyage au préalable. Et cet élan tutélaire continue à bord. "Ouvrez toujours cette porte des toilettes avec une serviette ou un mouchoir en papier", lisons-nous sur place. Et à la piscine du pont 9, on a même affiché l'équivalent des '10 commandements'. "Il est interdit de nager pour combattre votre gueule de bois." "Il est interdit de nager dans l'idée de maigrir." "Il est interdit de nager si vous avez bu." D'accord, mais pourquoi nous offre-t-on constamment des cocktails dans le jacuzzi adjacent? Étrange aussi: il n'y a presque personne dans les deux jacuzzis du pourtant très fréquenté pont 9.
Trois jours plus tard, nous découvrons pourquoi: sur le pont 12 se trouve 'The Retreat', un jacuzzi XL privé que l'on peut louer pour une demi-journée, avec 'suite tent' privée. C'est the place to be pour plonger dans l'ambiance la plus détendue du pont. Attentif à nos moindres désirs, le majordome connaît par coeur notre cocktail signature. Et non, ce n'est pas le 'bordeaux-jito' (vin rouge, rhum, jus de citron vert et menthe - oui, c'est sévère) qui figure à la carte. Serait-il aussi réservé aux Américains?
Notre croisière inaugurale à bord du Seabourn Ovation, la '14-day Midsummer Baltic', ne sera plus programmée. D'autres seront proposées, en Europe du Nord et à un prix compris entre 7.500 et 20.000 euros par personne en fonction de la suite choisie. www.seabourn.com