Il y a précisément 120 ans, le Belge Adrien de Gerlache revenait de la première expédition scientifique en Antarctique. Une aventure étaut vite devenue un enfer quand le Belgica s’est retrouvé prisonnier des glaces. Adrien de Gerlache et son équipage se sont ainsi vu contraints à hiverner au pôle Sud, une première à l’époque. Un nouveau périple aura lieu l’année prochaine sur les traces de l’explorateur belge. Ses arrière-petits-enfants seront d’ailleurs à bord. Nous avons brisé la glace.
"Dear passengers, chers passagers." Dimanche matin, 5h45, le capitaine franco-libanais Charbel Daher nous réveille de sa voix feutrée. Nous avons intérêt à nous hâter vers le pont si nous voulons admirer deux rorquals bleus qui donnent le meilleur d’eux-mêmes au lever du soleil. "Cela fait 15 ans que je travaille en Antarctique et je n’ai assisté à ce spectacle qu’une fois", témoigne le responsable de l’expédition, Gérard Bodineau, un scientifique venu pour la première fois en Antarctique en 1986 et qui, depuis, a tout plaqué pour devenir guide.
"Ces rorquals bleus font du ‘lunge feeding’", ajoute-t-il. Nous assistons à leur petit-déjeuner. Ils plongent à des centaines de mètres de profondeur et remontent la gueule ouverte, en bondissant hors de l’eau. L’eau qu’ils ingèrent par ce mouvement représente 140% de leur gigantesque masse. Leurs fanons leur permettent de filtrer le krill et rejeter le reste. Ils en avalent près de 4 tonnes par jour. Ce spectacle va durer une heure.
Le spectacle est indescriptible. La Balaenoptera musculus est le plus grand mammifère sur notre planète. "Elle peut atteindre 30 mètres de long et peser jusqu’à 190 tonnes. Son cœur a la taille d’une Fiat 500", explique Marilla Olio, que l’on surnomme ‘The Princess of Whales’ à bord. La biologiste marine brésilienne travaille comme guide de nature et, depuis douze ans, comme chercheuse dans les stations maritimes et terrestres qui étudient les baleines dans les Açores, en Argentine, en Italie et en Islande.
Elle pourrait en parler pendant des heures. De leur sonar ingénieux. Du plus vieil individu jamais observé, âgé d’environ 110 ans. Du fait que les cétacés peuvent contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique. "Plus de baleines, c’est plus de plancton et plus de plancton, c’est plus de CO2 éliminé de l’atmosphère. C’est ce qu’on appelle de la géo-ingéniérie."
Manchot empereur solitaire
Nous sommes à peine rentrés dans notre cabine que la voix du capitaine résonne à nouveau: un deuxième spectacle inédit nous attend. À 200 mètres, se trouve un grand morceau de banquise plat et épais sur lequel se promène un manchot empereur isolé. Nous faisons l’impasse sur la douche et le petit-déjeuner et prenons un zodiac à destination de cette plateforme.
"Il doit avoir six mois", commente Christophe Gouraud, un globe-trotteur français et ornithologue de service sur notre bateau, Le Soléal. "Dans tout l’Antarctique, il y a une cinquantaine de colonies. Celui-ci vient probablement de Snow Hill Island, à 80 kilomètres. Il doit avoir dérivé et se repose. Il retrouvera bien son chemin." La température estivale est de -3°C. "Nous voyons souvent des morceaux de banquise comme celui-ci, des manchots empereurs aussi. Mais les deux ensemble, c’est rare", précise le capitaine.
Traité de l’Antarctique
Depuis Ushuaia, à l’extrême sud de l’Argentine, la traversée vers l’Antarctique dure près de deux jours. 800 kilomètres le long du mythique Passage de Drake, entre le Cap Horn et les îles Shetland du Sud. Ce passage est traitre: c’est une petite voie maritime où l’océan Pacifique et l’océan Atlantique se rencontrent et où leurs eaux froides et chaudes s’entrechoquent.
Une énorme masse d’eau s’engouffre dans un passage étroit et, en l’absence de terres, le courant et le vent se déchainent.
Des membres de l’équipage d’Adrien de Gerlache attrapent le scorbut, d’autres perdent la raison. Pour survivre, ils chassent le pingouin et le phoque.
Le début de l’expédition est difficile. Dominique Venruini, le plus âgé des passagers (91 ans), ne tient pas le choc. La nuit est houleuse, avec des vagues de six à sept mètres de haut. Je ne ferme pas l’œil. Au petit-déjeuner, la moitié des passagers est livide. "Le Passage de Drake peut être pire", commente Bodineau. "Il y a quelques années, pendant cinq heures, j’ai essuyé une tempête avec des bourrasques de 110 nœuds et des vagues de 15 à 20 mètres."
Arrivés à la pointe de la péninsule antarctique, c’est un autre monde qui s’ouvre à nous. Le contraste est immense. Le climat tempéré de la Terre de Feu a laissé la place à un univers polaire. Au petit-déjeuner, ce sont des icebergs qui nous sont servis. Certains sont gigantesques, sans compter que 90% de leur volume est immergé. Leurs formes biscornues, flottent au gré du vent et ils fondent, lentement mais sûrement.
Oubliez le programme: c’est la règle numéro 1 en Antarctique. La météo décide de tout et le temps peut rapidement changer. Nous avions prévu de finir la croisière par la Mer de Weddell, mais, finalement, nous allons commencer par là.
C’est la mer la plus froide du globe, une usine à icebergs. Sur cette terre désolée, d’autres règles sont en vigueur, en partie dictées par le Traité de l’Antarctique, signé en 1959 par 12 pays et progressivement étendu. Ce dernier énonce que personne ne peut revendiquer l’Antarctique et que ce continent ne peut servir qu’à des fins scientifiques.
Le tourisme est donc strictement limité. En 1991, l’International Association of Antarctic Tour Operators (IAATO) a vu le jour. C’est un système d’autorégulation extrêmement strict, applicable à tous les bateaux. Avant le premier débarquement, nous subissons une procédure de biosécurité.
Tous les vêtements et sacs qui descendront à terre doivent être aspirés pour éliminer tous les résidus de flore exotique, tels que micro-organismes, graines et spores, susceptibles de se nicher dans les coutures ou sur le velcro et d’ainsi perturber le fragile écosystème indigène.
Le nombre de passagers pouvant débarquer simultanément est limité à 100. Chasser les animaux est strictement interdit. Nous ne pouvons rien laisser sur place et rien emporter. Même pas une plume de manchot.
Squelettes et cadavres
À Charlotte Bay, sur la côte ouest de la péninsule, à proximité du Détroit de Gerlache, nous admirons un groupe d’une dizaine d’orques et de baleines à bosse faire leur show pendant une heure. Plus tard, juste sous ma cabine, j’en apercevrai une, en train d’allaiter son petit.
Même si la compagnie Ponant demande un supplément de près de 500 euros pour faire une balade en kayak de mer, c’est le rêve. Nous pagayons autour de l’île Pléneau et de l’île Petermann. Le silence est seulement rompu par le clapotis des eaux calmes, le craquement des icebergs et les cris des pingouins, des léopards de mer, des otaries et des baleines. Difficile d’être plus proches de la nature.
Dans les îles Shetland du Sud, nous débarquons à Walker Bay, une île dont la plage volcanique accueille des éléphants de mer. Nous sommes étonnés de la vitesse à laquelle ces animaux se meuvent -ils pèsent quand même trois tonnes! "Ils peuvent se tenir debout: ils font trois mètres de haut. On en a vu se dresser alors que des touristes faisaient un selfie", s’amuse Bodineau.
La plage, couverte de squelettes et de cadavres de toutes espèces, du pingouin à la baleine, est un véritable musée d’histoire naturelle à ciel ouvert, avec ses fossiles de 160 millions d’années. Le biologiste marin franco-mexicain Rodrigo Rocha Gosselin nous explique que des pierres peuvent porter des traces d’espèces vivantes antérieures.
"L’Antarctique regorge de fossiles, c’est un véritable trésor. La découverte des mêmes fossiles sur différents continents nous démontre qu’ils n’en formaient qu’un seul avant de dériver. Les fossiles nous fournissent aussi une multitude d’enseignements sur l’environnement du passé. Ainsi, il y a 5.000 ans, il y avait des forêts en Antarctique."
Plus tard, nous atteignons Whalers Bays, sur l’île de la Déception, un volcan actif. Sur la plage sourd de l’eau chaude qui s’échappe sous forme de vapeur. Nous nageons dans un cratère volcanique rempli d’eau en faisant bien attention à ne pas entrer en collision avec les dizaines de phoques qui s’y baignent aussi.
En 1925, cette île est devenue une base pour la chasse à la baleine. Quelque 300 Norvégiens et Britanniques s’y installèrent. Les vestiges de leur station sont visibles, avec ses énormes citernes à pétrole rouillées, ses machines et ses bâtiments délabrés. Elle a été détruite par une éruption en 1969, ainsi que le cimetière qui abritait 35 tombes, le deuxième plus grand d’Antarctique.
Nous escaladons le volcan. C’est dur, mais le panorama en vaut largement la peine. L’île est protégée de manière encore plus drastique: nous ne pouvons emprunter que les chemins balisés. Dans les endroits à l’abri du vent, des traces de pas vieilles de cinquante ans sont encore visibles. C’est fabuleux.
Gastronomie et séminaires
Avec un premier prix à 10.000 euros, on peut s’attendre à une croisière de luxe. C’est le cas. Le bateau est super équipé: piscine, spa, salle de cinéma et deux restaurants dirigés par le chef anversois Olivier Rillof. L’armateur français Ponant accorde une attention particulière au volet gastronomique et notre compatriote s’acquitte fort bien de sa tâche.
En revanche, il n’y a pas de casino à bord et le bateau est relativement petit: il ne peut accueillir que 264 passagers. Cette croisière ne compte que 188 hôtes en raison des restrictions applicables en Antarctique. Les 30 membres de l’expédition internationale sont essentiellement des biologistes et des microbiologistes, chacun ayant une spécialisation particulière. En plus de l’accompagnement lors des expéditions à terre, ils assurent des conférences à bord. Au terme de la croisière, la faune et la flore locales - baleines, orques, phoques, pingouins, albatros, plancton et algues - n’ont plus de secrets.
Devant nous s’étend l’infiniment beau chenal Lemaire, the place to be pour beaucoup. La surface lisse et sombre de l’eau reflète les glaciers et les icebergs. Tous les bateaux ne peuvent le franchir: le passage est étroit et forme un goulot qui retient les icebergs. C’est l’explorateur belge Adrien de Gerlache de Gomery (1866-1934) qui le nomma en l’honneur de son collègue explorateur Charles Lemaire, un spécialiste des forêts tropicales congolaises.
Alors que nous le traversons sous le soleil couchant, une soirée est organisée autour de la piscine et la musique résonne dans les haut-parleurs. "De Gerlache doit se retourner dans sa tombe", sourit Dmitry Kiselev. Quand je lui demande s’il connaît l’histoire de De Gerlache, il s’enthousiasme et me raconte en détail l’expédition du Belgica. "Ils ont produit les premières cartes précises de la région et ont fait les premières observations climatologiques". L’expédition a également lancé la carrière de Roald Amundsen, le Norvégien qui, en 1911, sera le premier à atteindre le pôle Sud. "Et seulement deux membres de l’équipage sont morts", ajoute-t-il.
Une expédition historique
C’est le 16 août 1897 que le Belgica appareille à Anvers avec 19 membres d’équipage à bord pour ce qui est alors la première expédition scientifique en Antarctique. Tout se passe bien jusqu’au 22 janvier 1898, quand le matelot August-Karl Wiencke disparaît lors d’une tempête.
Les 30 membres de l’expédition internationale sont essentiellement des biologistes et des microbiologistes, chacun ayant une spécialisation particulière.
Le 28 février, le Belgica est pris dans les glaces: il y restera près d’un an. Des membres de l’équipage attrapent le scorbut, d’autres perdent la raison. Pour survivre, ils chassent le pingouin et le phoque. Le 5 juin, le physicien belge Emile Danco meurt d’une affection cardiaque. Sans oublier que la nuit polaire dure du 17 mai au 23 juin.
Le 15 février 1899, le bateau parvient à partir en empruntant le petit canal que l’équipage a creusé pendant des semaines. Il leur a fallu près d’un mois pour parcourir onze kilomètres. Le 14 mars, ils laissent les glaces derrière eux et, le 5 novembre, le bateau arrive dans le port d’Anvers. Adrien de Gerlache et son équipe ont baptisé 87 lieux géographiques, dont l’île d’Anvers, l’île de Gand, l’île de Liège, l’île du Brabant et la baie de Flandres. Le mal du pays sans doute...
Du 9 au 19 février 2020, Ponant organise une croisière de dix jours, ‘Dans le sillage du Belgica’. Elle suivra aussi précisément que possible la route de ce téméraire explorateur. Le réalisateur Henri de Gerlache (45 ans), arrière-petit-fils d’Adrien, sera de la partie, avec son frère Gauthier (41 ans) et ses sœurs Astrid (47 ans), Savina (37 ans) et Adélie (30 ans).
"Nous voulons faire revivre cette expédition", déclare-t-il. "J’espère que nous n’y passerons pas l’hiver... Je plaisante! Hormis le réchauffement climatique, le paysage n’a pratiquement pas changé, ce qui est rare."
Marins norvégiens
En 2009, le réalisateur a signé un livre et un film, ‘l’Antarctique en héritage’. "Je vais présenter le film à bord. C’est une aventure difficile à imaginer aujourd’hui. Ils avaient un voilier en bois de 33 mètres équipé d’un moteur de 35 chevaux réservé pour naviguer dans les ports. Nous allons aussi approfondir le travail scientifique, sur la base de leurs notes de bord."
De Gerlache avait 34 ans quand il s’est lancé dans l’aventure. "Oui, il était téméraire, avec un brin de folie, mais aussi très organisé", ajoute Henri de Gerlache. "Il s’était entouré des meilleurs marins norvégiens qui connaissent bien la glace. Planter le drapeau belge ne l’intéressait pas: il voulait constituer une équipe internationale regroupant les meilleurs scientifiques."
Soixante ans plus tard, c’est au tour du baron Gaston de Gerlache de partir sur les traces de son père. En 1957-1958, dans le cadre de l’année internationale de la géophysique, il inaugure la première base belge en Antarctique, la base Roi Baudouin qui sera active pendant dix ans. Depuis 2009, elle est remplacée par la base Princesse Elisabeth, où une équipe internationale de scientifiques étudie le changement climatique.
"Quelques semaines avant sa mort, en 2006, j’ai eu l’occasion de longuement discuter avec mon grand-père et ce sont ces discussions que j’ai approfondies dans mon film", explique de Gerlache. "D’ici peu sera créée la fondation Belgica Polar Memory pour préserver l’héritage et les archives qui étaient conservés dans sa bibliothèque: documents, lettres, cartes dessinées à la main, livres, photos. Il y aura peut-être aussi un musée."
Environnement fragile
Il est ironique de savoir qu’une telle croisière est une catastrophe naturelle flottante. En tant que touriste, boycottez les croisières, suggèrent certains. Chaque année, ce continent perd des milliards de tonnes de glace. Récemment, des scientifiques de la NASA ont découvert une énorme cavité sous le glacier Thwaites, dans l’Antarctique occidental, ce qui accélère sa fonte. Si ce glacier, qui fait la taille de la Floride, devait fondre entièrement, le niveau de la mer s’élèverait de 65 centimètres dans le monde entier. Comme il sert également de digue aux glaciers et aux masses de glace environnantes, à l’intérieur des terres, s’il venait à disparaître, le niveau de la mer pourrait encore s’élever de 2,4 mètres.
"Les catastrophes sont annoncées", déclare le capitaine Charbel Daher. "Et, oui, nous faisons partie du problème. L’idée est de faire de nos invités des ambassadeurs des régions polaires. Ils entrent en communion avec la nature et je suis convaincu qu’ils rentrent chez eux ayant pris conscience des enjeux. Nous tentons de réduire notre impact sur l’environnement: Ponant n’utilise plus de mazout de soute dans ses bateaux, uniquement du diesel. Et nous sommes en train de construire le premier bateau hybride pour les régions polaires, propulsé au gaz naturel liquide (GNL). Il devrait être inauguré en 2021."
"L’évolution vers les bateaux au gaz n’est pas une révolution", nuance Gérard Bodineau, sceptique. "Le gaz est plus propre, mais reste un combustible fossile. Parfois, j’éprouve un sentiment de honte, c’est vrai. Nous produisons des tonnes de CO2 et nous consommons énormément d’énergie. Nous contribuons à la destruction de cet environnement fragile. Pas facile d’avoir la conscience tranquille."
Du 9 au 19 février 2020, l’armateur Ponant organise une croisière de dix jours intitulée ‘Dans le sillage du Belgica’, qui suivra aussi précisément que possible la route d’Adrien de Gerlache. À partir de 10.000 euros par personne all-in.