Sculpté par le temps et les rivières, le Parc national de Karijini est devenu le secret le mieux gardé de l’extrême ouest de l'Australie, une contrée aussi époustouflante qu’hostile.
L’étau se resserre. À chaque pas, la gorge se fait plus étroite, les courbes plus abruptes. Les fils dorés de la nephila pilipes, si résistants qu’ils permettent à l’araignée de capturer des oiseaux, sont autant d’obstacles. Sous les doigts crispés des voyageurs téméraires, le millefeuille des strates de l’histoire géologique de la région se dévoile. Ces roches, dont l’existence remonte à 2,6 milliards d’années, ne tolèrent aucune distraction. Une seconde d’inattention, et c’est la chute. Lentement, on progresse jusqu’au fond de la gorge. Le climax avant une vision d’extase. Un corps-à-corps entre deux blocs de pierre, dont le reflet dans l’eau laisse apparaître une déroutante symétrie. À leurs pieds prospèrent des papyrus, des figuiers et des fougères, rares survivants d’époques plus humides. Un nuage lenticulaire les surplombe. L’image est contemplative, l’atmosphère méditative.
"Vous sentez l’énergie de la roche? C’est pour cette sensation que les gens traversent le pays", chuchote Brent avant de plonger dans l’eau fraîche de la Handrail Pool. L’ancien moniteur de canyoning nous guide dans le dédale de sentiers de Karijini. Un Parc national dont on ne cesse de vanter l’incroyable beauté, mais qui demeure un fantasme pour beaucoup, car il se mérite.
Depuis Perth, capitale de l’État de l’Australie-Occidentale, considérée comme la ville la plus isolée au monde, il faut rouler plus de quinze heures. Ou voler deux heures jusqu’à Paraburdoo, au cœur du pays Yinhawangka. À bord, le touriste détonne parmi les hommes charpentés vêtus de gilets jaunes, noircis par la mine. Les roches rouges et les premiers canyons de ce paysage sculpté par l’érosion apparaissent dans le hublot.
On raconte que des touristes sont revenus pour ramener un banal caillou ramassé dans une gorge, après avoir vécu une succession de malheurs, comme une malédiction.
Parc naturel de Karijini
Quand?
La meilleure saison va d’avril à octobre. www.westernaustralia.com
Comment?
À partir de 1.685 euros l’aller-retour Paris-Perth sans escale. Qantas assure les vols en correspondance pour Paraburdoo, porte d’entrée pour Karijini (soit 15 heures en voiture). www.qantas.com
Où?
◆ À Perth: le lobby du Ritz Carlton, magnifié par une cascade de cristal, symbolise les gorges du Parc national de Karijini. L’art aborigène est aussi présent dans les 205 chambres et suites. À partir de 577 euros la nuit, petit déjeuner compris. www.ritzcarlton.com
◆ Au Parc national de Karijini: Il y a neuf options. De l’emplacement de camping (à partir de 40 euros la nuit par personne) à la tente de luxe avec terrasse et salle de bain privée (à partir de 875 euros, petit déjeuner compris, 2 nuits minimum), en passant par la Standard Eco Tent avec salle de bain partagée (à partir de 240 euros). Bon restaurant où l’on s’initie aux saveurs du bush: filet de barramundi, steak de kangourou et curry de crocodile.
Sur les terres du Warlu
Voici l’outback, une vision de l’Australie telle qu’on la rêve. Contrée aussi somptueuse qu’hostile, où les habitants ont appris à s’organiser pour survivre et où l’entraide est un mode de vie. Que la touffeur du hangar infesté de mouches qu’est l’aéroport de Paraburdoo ne décourage pas le voyageur: il reste encore deux heures de route jusqu’à la destination finale. "Nos véhicules sont solides, mais ne vous aventurez pas à rouler la nuit. En cas de dégâts, nous ne les assurons pas!" avertit d’emblée le loueur de voitures, posté devant un 4 x 4 équipé d’un pare-buffle.
À l’intérieur du pays, les routes goudronnées sont rares. Et à l’heure où le soleil décline, la faune locale reprend possession des lieux. Il n’est pas rare que des kangourous viennent se rafraîchir aux abords des pistes de terre rouge avant de se jeter sous les phares. "N’oubliez pas de faire le plein et d’acheter au moins 10 litres d’eau, on ne sait jamais ce qui peut arriver", s’écrie-t-il en agitant la main, comme le ferait un parent inquiet.
Nous quittons la civilisation pour la retrouver, au crépuscule, dans l’unique campement du Parc national de Karijini. Les portières de la voiture à peine ouvertes, un serpent d’argent traverse un éclair de lumière, se dirigeant vers les tentes des voyageurs. "Vous avez de la chance de ne pas être tombés sur un serpent brun ou un taïpan du désert. On en voit de temps en temps ici, il ne faut pas rigoler avec ces deux-là", prévient Brent. Avec un venin pouvant causer la mort en quelques heures, ces serpents sont considérés comme les plus venimeux au monde. Pourtant, les gens de l’outback les regardent avec autant de respect que nous les imaginons avec crainte. Beaucoup préféreront ainsi les laisser traverser la route plutôt que de les écraser. Sûrement, car les reptiles renvoient à une époque où un puissant Warlu (nom donné au serpent par les Aborigènes) parcourait le nord de l’Australie-Occidentale, formant, au gré de son avancée, des mers saphir, des chaînes de montagnes accidentées, des gorges et des rivières.
Partage de connaissances
"Avant de nous baigner dans une gorge, nous nous versons de l’eau sur le visage et la buvons. C’est un rituel pour remercier le Warlu et les esprits de la création", précise Renira, directrice du centre d’accueil du Parc national, installé dans ce bâtiment dont les lignes audacieuses inspirées par le Kurrumanthu (un lézard endémique) ont décroché un World Architecture Award. Chaque jour, cette femme appartenant à la tribu Banyjima partage ses connaissances sur la faune, la flore, la géologie et l’histoire de sa terre avec des visiteurs curieux, dont le nombre augmente d’environ 20% chaque année. Un besoin de transmettre, comme un héritage familial.
Leur venin peut causer la mort en quelques heures: ces serpents sont considérés comme les plus venimeux au monde. Pourtant, les gens de l’outback les regardent avec autant de respect que nous les imaginons avec crainte.
Son père, Wobby, décédé il y a six ans, est de ceux qui se sont battus pour la protection de Karijini. En 1967, plus de 25% du territoire est retranché pour constituer une réserve minière. D’autres parcelles seront accordées à des industriels au cours des mois suivants. Il aura fallu une mobilisation intense des citoyens, des groupes de protection de la nature et des scientifiques pour que le Parc national de Hamersley Range, qui sera rebaptisé Karijini, soit classé. Mais Renira n’a pas le luxe de se reposer sur ces acquis. "Il y a d’autres gisements de minerai de fer dans le parc, notamment dans toute la zone à l’arrière de notre centre d’accueil. Des pressions pourraient être exercées pour exploiter davantage le parc à l’avenir. Sacré lucky country", souffle-t-elle, en référence à cette expression couramment usitée pour exprimer la chance de l’Australie de pouvoir compter sur un sous-sol gorgé de fer, de charbon, de gaz et d’or.
Pourtant, si l’expression "pays chanceux" est aujourd’hui utilisée au premier degré, elle était ironique au départ. Le sociologue Donald Horne, qui publia en 1964 un essai éponyme, recourait à cette expression pour critiquer le manque d’imagination de la société australienne, qu’il accusait de se contenter de profiter des atouts naturels du continent. "Notre terre englobe trop de valeurs concurrentes: la préservation de l’environnement, le développement du tourisme et l’exploitation minière", déplore Kaylene, la cousine de Renira. "Nous sommes pourtant l’un des rares parcs nationaux où trois peuples se retrouvent sur le même territoire. C’est le miracle de Karijini."
Avant les années 1970, les Aborigènes n’avaient aucun droit sur leurs terres. Aujourd’hui, les peuples Kurrama, Banyjima et Yinhawangka contribuent à la gestion du site. Un conseil a été formé avec les représentants de chaque groupe pour discuter des problèmes de préservation et élaborer des politiques relatives aux intérêts autochtones.
"Les non-autochtones ont beaucoup à apprendre de nous. Quand ils ont nommé la plus grande colline de la région Mount Nameless (littéralement "mont sans nom", NDLR), ils ne se sont pas demandé si cet endroit avait déjà un nom, alors que c’était le cas. Depuis des milliers d’années, il s’appelle Jarndunmunha!" déplore Lola Young, une Yinhawangka membre du conseil. "Nous n’avons pas de cartes géographiques, pas d’histoires écrites. Toutes les réponses, nous les trouvons dans la nature", entérine Kaylene, sourcils froncés et regard sévère.
Parmi les sept gorges accessibles du Parc national de Karijini, l’une a un sens particulier pour les deux femmes. C’est dans la Fern Pool, piscine formée dans la roche, que les femmes aborigènes venaient traditionnellement accoucher. "La terre sent l’odeur de notre peau et nous aide à traverser cette épreuve. L’après-midi, on entend parfois des cris de bébé, car les esprits sont entrés dans la pierre. Nous devons préserver ces traditions et ces cérémonies séculaires qui nous relient à cette spiritualité, mais les jeunes ont le regard tourné ailleurs", regrette-t-elle. La manne de l’industrie minière attire davantage que la préservation de Karijini, pourtant pourvoyeur de nombreux emplois.
À quelques minutes du centre d’accueil, un préfabriqué non ventilé sert de quartier général aux rangers, rivés sur leurs talkies-walkies crachotants. Steve, peau burinée et mains noircies, est le plus ancien des sept gardiens établis dans l’enceinte du Parc national. "Quand je suis arrivé ici, le père de Renira travaillait avec nous. Il m’a appris tout ce que je sais sur cette terre, le monde du vivant et la juste prononciation des lieux en langage Banyjima", raconte le fringant sexagénaire à l’allure de Crocodile Dundee, Akubra vissé sur la tête. Ce chapeau en peau de lapin, porté par tout homme du bush qui se respecte, a été conçu à la fin du XIXe siècle par un Anglais émigré en Tasmanie, avant d’équiper les soldats pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais gare à celui qui ferait référence à l’aventurier incarné par Paul Hogan, en 1986! Steve insiste: "Nous ne sommes pas des Indiana Jones qui affrontent des bêtes sauvages dans une nature vierge, loin de là! Cette image du ranger est de la pure fiction."
La résilience de l’eucalyptus
Parmi leurs missions, la gestion du feu est l’une des plus importantes. Utilisé par les Aborigènes depuis toujours pour défricher, chasser, signaler et entretenir le pays, cet élément a complètement façonné l’écosystème local, créant une mosaïque de paysages aux couleurs étonnantes. Ici, des arbres bicolores, mêlant leurs branches noir charbon et blanc neige, grandissent à la façon du yin et yang. Là, des eucalyptus laissant tomber leur écorce en bandes épaisses renaissent de leurs cendres. "Dégager les troncs morts, baliser les sentiers, vérifier que les camps sont propres, voilà ce qu’on fait quand le parc est calme. À la haute saison, 90% de notre temps est consacré aux visiteurs et aux secours", pointe Steve. Un sacerdoce pour ces hommes, appelés environ 250 fois par an pour des opérations de secourisme, dont la durée moyenne s’élève à huit heures. Des morsures de serpent? Assurément, pour ceux qui essayent de les attraper. Des chutes graves? À chaque fois que des visiteurs enivrés tentent d’escalader des parois non balisées.
"En termes de comportements insensés et dangereux, les Français sont vraiment les pires. Comme si, par principe, ils ne voulaient pas respecter les règles. Vous devriez faire passer le message", pointe Steve. Mais là n’est pas le pire de ce qui pourrait arriver. Malheur à celui qui voudrait emporter un souvenir de Karijini. On raconte, à qui veut bien le croire, que des touristes sont revenus ici pour ramener un banal caillou ramassé dans une gorge, après avoir vécu une succession de malheurs, comme une malédiction. Une petite pancarte à la sortie du parc annonce: "Wirlankarra yanama. Yurlu nyinku mirda yurndarirda" soit "Partez avec un esprit clair, ouvert et acceptant, et le pays ne vous traitera pas mal." Car n’oublions pas qu’ici, même les pierres ont un esprit.