Gaël Turine a rempli les pages de L'Express, Libération, Le Monde, le Figaro Magazine et le New York Times.
Gaël Turine a rempli les pages de L'Express, Libération, Le Monde, le Figaro Magazine et le New York Times.
© DR

Gaël Turine, photojournaliste | "Aller à Kaboul à 20 ans? Un baptême du feu carabiné"

Gaël Turine nous parle de ses photoreportages autour du monde et de la façon dont il jongle entre les facettes opposées de sa vie. "Avant, je passais de l’une à l’autre avec une facilité déconcertante."

Sur la route 4/6

Prendre le large ne se limite pas à la Beat Genération. Le voyage est une source d'inspiration intemporelle, un moment de flottement qui éveille l'imaginaire. Nous avons demandé à six Belges ce que leur évoque le fait d'être sur la route. Voici ce que le photojournaliste Gaël Turine nous a répondu.

Photographier Kaboul au moment de sa prise par les talibans, alors qu'il a à peine vingt ans? Gaël Turine a réalisé le pari. "Je n’avais pas grand-chose dans les mains sauf ma motivation. Ça a été un baptême du feu assez carabiné, mais une expérience extraordinaire."

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Depuis, il n'a pas cessé d'immortaliser le monde avec son objectif. Ses reportages aux quatre coins du globe ont rempli les pages de L'Express, Libération, Le Monde, le Figaro Magazine et le New York Times, et lui ont valu plusieurs prix, dont le Golden Shamrock en 2007 pour une étude sur le culte vaudou.

Entre deux voyages, il vit à Bruxelles, dans un appartement paisible près de Flagey et il enseigne le photojournalisme à l'ULB. Il est l'auteur de plusieurs livres et expositions. L'année dernière, le musée de la photographie de Charleroi exposait son projet sur l'évolution des vallées belges inondées.

"J’ai été dans beaucoup de pays en guerre, mais je ne suis sur la ligne de front."
"J’ai été dans beaucoup de pays en guerre, mais je ne suis sur la ligne de front."
© Gaël Dupret/MaxPPP/MAXPPP

Quels souvenirs te restent-ils de ton premier voyage comme photojournaliste?

"J'étais étudiant en deuxième bachelier, j'ai fait un stage de six semaines à Médecins du monde à Kaboul, en Afghanistan. C’était en 94 ou 95, au moment de la prise de Kaboul par les talibans."

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"Ce voyage a énormément compté. Ça m’a permis de rencontrer la culture afghane, ce monde perse dont je suis partiellement origine et où je n'avais jamais mis un pied. C’était l’époque des bombardements de l'OTAN sur le Kosovo, je me vois encore rivé le soir sur la radio pour écouter les nouvelles. J’étais dans une bulle très intense, cette intensité m’a fort marqué."

"J’ai vu des choses un peu difficiles, mais j’ai aimé me rendre compte de ce qu’est être dans un pays uniquement par le prisme de la photo. Ça a été le démarrage du projet "Avoir 20 ans à Kaboul”, car j’y suis retourné plusieurs fois dans les années qui ont suivi la chute des talibans."

Six semaines de voyage, est-ce la durée habituelle de tes reportages?

"Six semaines, c'était à la fois très court et très long pour le jeune gars que j’étais et pour une telle intensité. Je n’aurais pas tenu plus longtemps. Aujourd'hui, je ne tiendrais pas six semaines à ce rythme-là. J’essaye de me limiter à deux semaines, ce qui est déjà beaucoup, parce que les choses sont bien préparées en amont. Et aussi parce que j’ai une vie de famille. "

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Comment réagit ta famille concernant le danger?

"Ça dépend des voyages. Je ne leur ai jamais fait le coup de partir en Irak, en Syrie ou en Ukraine, parce que c’est trop médiatisé, tout ce qu’ils entendent dessus est trop violent. Je ne suis pas du tout photographe de guerre. J’ai été dans beaucoup de pays en guerre, mais pas sur la ligne de front. Avant de partir, mes filles me demandent si ça va aller, si je n'ai pas peur, etc. Elles se fient à ce que je leur réponds."

Et toi, comment appréhendes-tu la question du danger?

"Je ne sais pas si je l’appréhende. La meilleure des balises est de bosser avec des gens du coin qui connaissent très bien le territoire et à qui il n’est jamais rien arrivé car ils sont très prudents."

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"Il y a des reportages sur lesquels j'ai beaucoup échangé et d’autres sur lesquels je n'ai pas prononcé un mot. "
Gaël Turine
Photojournaliste

As-tu le souvenir d'une fois où tu as eu peur?

"À Port-au-Prince, en 2005, j’ai collaboré avec MSF et me suis retrouvé dans une mission exploratoire avec un jeune qui travaillait pour eux et vivait là. Son boulot était d’aller dans les quartiers et prendre la température. On a passé une journée ensemble dans un quartier complètement dingue. À un moment, il y a eu un mouvement de foule et on s’est perdus pendant plusieurs heures. J’ai assisté à un truc que j’aurais préféré ne pas voir. C’était un règlement de compte, un gang avait chopé un gars qui avait dénoncé un des leurs et c’était le jour de la vengeance. Si on l’avait su, on n'aurait pas mis les pieds dans le quartier."

Quand tu rentres de voyage, comment se fait le retour à la réalité?

"Les cinq premières années, les retours étaient compliqués car il y avait un tel décalage entre ce que je venais de vivre et ce que je vivais ici, je ne vivais pas bien ce temps d’atterrissage. Puis, pendant quinze ans, je passais de l’un à l’autre avec une facilité déconcertante. Maintenant, depuis trois ou quatre ans, de nouveau les retours sont parfois compliqués. Ce n’est pas le contraste qui est plus marquant qu’avant, c’est la manière dont je gère ce que j’ai vécu."

As-tu besoin de parler de tes voyages?

"Il y a des reportages sur lesquels j'ai beaucoup échangé et d’autres sur lesquels je n'ai pas prononcé un mot. Mes proches n’ont parfois pas envie de savoir, ou n’ont pas envie de m’envahir avec ça en me posant des questions. Je me suis rendu compte que mes amitiés ne tiennent pas sur mes récits de voyage mais sur tout ce qu'on partage ici. Avec mes amis, on se voit pour parler de la vie 'ordinaire' pleine de complexité et de compromis. Ils me posent plus de questions sur mon boulot à l’ULB parce qu'ils peuvent plus facilement se projeter dedans, c’est à Bruxelles."

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"Mon empreinte écologique est plus élevée que toute ma rue réunie."
Gaël turine
Photojournaliste

Arrives-tu à décrocher du travail quand tu fais des voyages perso?

"Complètement. Il y a deux ans, on est parti trois mois au Sri Lanka. Nos filles ont été à l’école là-bas, on avait loué un petit appart. Je n'ai pas trop pris de photo, à part des couchers de soleil, des cocotiers et la mer. C’était merveilleux. On a choisi le Sri Lanka sous le conseil d'amis et parce qu'on voulait un environnement anglophone pour nos filles. Les paysages sont à tomber par terre. "

As-tu une destination de rêve que tu n'as pas encore visitée?

"J'aimerais visiter les campagnes au Japon, accéder à cette vie traditionnelle et cette culture si différente de la nôtre. Mais en même temps, j'essaye de moins prendre l'avion à titre personnel. Mon empreinte écologique est plus élevée que toute ma rue réunie. Donc si je me fais des vacances au Japon, ce serait plutôt à la suite d'un boulot là-bas pour ne pas avoir à prendre l'avion juste pour ça."

Tu te questionnes beaucoup sur le fait de prendre l'avion?

"J’ai été sur tous les continents, c’est insensé. Est-ce justifié de faire un boulot là-bas alors que ça pourrait être des photographes du coin? Ma profession est contradictoire: mon empreinte carbone est carabinée alors que je mène plein de projets à finalité environnementale."

"À chaque fois que je suis dans un aéroport, je regarde le tableau d'affichage et je me dis demande quand est-ce que ça va s’arrêter tous ces avions, toute cette consommation, ces millions de tonnes de béton pour construire un aéroport."

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Les aéroports sont anxiogènes pour toi?

"J’ai déjà eu des moments de dégout dans l’aéroport. Ce n'est plus du tout un moment de plaisir, j’ai juste envie de ressortir de l'avion."

Au début de ta carrière, est-ce que tu ressentais de l'excitation quand tu prenais l'avion?

"Oui, j’avais un plaisir à ce que les vols soient le plus long possible et à cumuler les avions. Maintenant, plus du tout, je déteste l'avion."

Que fais-tu à l'aller dans l’avion, est-ce que tu prépares ton reportage?

"Pas du tout. Je lis un roman, je regarde des films un peu abrutissants, j'attends le repas suivant, j'essaye que le temps passe le plus vite possible. L’avion n’est pas spécialement un moment de réflexion, ou alors ça vient de manière inattendue, en échangeant avec quelqu’un."

Et sur le chemin du retour?

"Je vérifie que mes disques durs externes ont les bons back up et puis c’est reparti pour des films. J'essaye de lâcher prise."

"Il y a aussi une histoire de mise en condition, que ce soit pour aller sur le terrain ou pour revenir chez moi. Je crois que m’enfermer dans une bulle presque débilisante dans l’avion, c’est un moment de passage, ça me permet de mettre de côté toutes les horreurs que j’ai entendues et vues. Mais c'est inconscient."

"On a la chance d’avoir une petite fermette dans les Ardennes depuis trois ans, donc quand je reviens, si je peux aller directement là-bas, c’est l’atterrissage le plus bénéfique possible. Je suis entouré de forêt dans un village de 62 habitants, il n’y a pas de 4G, il ne se passe rien. Mon sac reste fermé pendant plusieurs jours puis je me lance dans l’éditing des photos."

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