L'alpiniste qui brise le plafond de verre sur le toit du monde
Dawa Yangzum Sherpa a gravi plusieurs fois l'Everest. Une prouesse que la grimpeuse népalaise veut rendre davantage accessible aux femmes grâce à des formations.
Dawa Yangzum Sherpa a gravi plusieurs fois l'Everest. Une prouesse que la grimpeuse népalaise veut rendre davantage accessible aux femmes grâce à des formations.
Briser le plafond de verre sur le toit du monde, c’est ce qu’a réussi Dawa Yangzum Sherpa. Cette guide expérimentée de 33 ans a déjà gravi l’Everest à plusieurs reprises. Elle s’est donné pour mission d’amener d’autres femmes au sommet avec des formations destinées aux jeunes femmes qui, comme elle, veulent faire de leur passion leur métier.
Sur la plus haute montagne du monde, la fréquentation est telle que Dawa Yangzum Sherpa peut se retrouver coincée dans un embouteillage. En effet, l’ascension de l’Everest figure sur la bucket list d’alpinistes expérimentés, de touristes aventureux et de rêveurs un peu trop sûrs d’eux. Avec, hélas, des accidents à la clé, comme ces dernières semaines. "C’était le drame et le chaos", témoigne Dawa.
"Souvent, les personnes qui veulent gravir ce sommet n’ont pas suffisamment d’expérience."Dawa Yangzum Sherpa
"Des alpinistes ont été portés disparus, des opérations de sauvetage en haute altitude ont dû être organisées par d’autres équipes et le nombre de morts augmentait chaque jour. Environ 500 personnes ont heureusement atteint leur objectif, sains et saufs cette année, mais, début juin, à l’heure où nous écrivons ces lignes, 12 alpinistes ont déjà perdu la vie dans la dernière étape vers le sommet. Dont des Sherpas (avec un S majuscule en référence au groupe ethnique népalais et un s minuscule pour désigner les guides de montagne issus de cette ethnie, NDLR).
Au moins quatre alpinistes sont toujours portés disparus, avec peu d’espoir de les retrouver. "Souvent, les personnes qui veulent gravir ce sommet n’ont pas suffisamment d’expérience", explique Dawa. "Elles cherchent sur internet ‘Comment escalader le mont Everest’, paient une somme considérable et s’attendent à atteindre leur objectif sans problème. Plus il y a de sherpas, plus y a de confort. Mais ce sont ces mêmes sherpas qui doivent résoudre les problèmes des alpinistes lorsqu’ils sont en difficulté et les soutenir au sens propre du terme. Parfois, ils y laissent la vie."
L’Everest (8.849 mètres) est une source de revenus importante pour le Népal: l’ascension de ce sommet mythique, qui a déjà été réussie par 10.000 alpinistes, représente une énorme opération de logistique. Selon la loi népalaise, tout alpiniste étranger est tenu d’engager au minimum un guide local. Les sherpas sont chargés de transporter l’équipement d’escalade et les provisions. Ils installent les camps et transportent les bombonnes d’oxygène. Légalement, les sherpas ne sont autorisés à porter que 8 à 10 kilos, mais il leur arrive de transporter le double.
Participer à une expédition bien encadrée sur l’Everest coûte en moyenne 65.000 dollars par personne – équipement, permis, assurance, guides et porteurs compris –, ce qui fait de l’Everest le sommet le plus cher du monde. Certains alpinistes paient jusqu’à 200.000 dollars pour entreprendre l’ascension avec plusieurs sherpas et bénéficier d’un meilleur confort. Ce trek dure environ 53 jours.
Étant donné qu’ils sont nombreux à devoir vivre de la montagne, la concurrence entre les petites entreprises qui organisent l’ascension est rude. Certaines travaillent à bas prix, mais ne peuvent garantir le même niveau de sécurité. "Les équipes plus importantes, comme Alpine Ascents pour laquelle je travaille, disposent de meilleures facilités, dont des prévisionnistes météorologiques plus fiables et des guides plus expérimentés." Selon la Népalaise, il est urgent de prendre des mesures, mais limiter le nombre d’alpinistes serait trop radical: "Tout le monde a le droit de découvrir la beauté de l’escalade."
Notre interview par appel vidéo WhatsApp ne se déroule pas sans accrocs. L’image se fige, le son s’interrompt et l’appel est reporté à plusieurs reprises. Dawa est de retour à Lukla, le village au pied de l’Everest d’où part l’ascension. Ces dernières semaines, elle a participé aux opérations de sauvetage, mais certains de ses plus proches collègues d’Alpine Ascents ont péri. Pourtant, elle tient bon. "Ça fait partie de notre vie", déclare-t-elle. "Nous savons que nous exerçons un des métiers les plus dangereux au monde." Lors de notre conversation, Dawa est appelée et quitte la pièce dans laquelle elle se trouve. Cette dernière est petite et plutôt sombre: c’est la résidence temporaire d’une éternelle voyageuse.
"Nous savons que nous exerçons un des métiers les plus dangereux au monde."Dawa Yangzum Sherpa
Elle reprend la conversation et nous parle de son enfance. Elle a toujours grimpé: pour aller chercher de l’eau ou garder les yaks et les chèvres. Elle a grandi dans l’Himalaya, dans la vallée de Rolwaling, à 4.200 mètres d’altitude. Sans eau courante ni électricité. Depuis toute petite, elle rêvait de se retrouver au sommet de l’Everest. Dans son village, il y avait des hommes qui avaient accompagné des expéditions, mais jamais aucune femme n’avait tenté de devenir guide de montagne. À l’âge de 13 ans, elle a décidé de se joindre à des randonneurs qui suivaient un sentier passant par le col de Tashi Lapsa. Pendant six jours, elle a porté 15 kilos d’équipement sous le vent glacial et la neige. Au fil des ans, son corps s’est endurci et elle a participé à des ultra runs en haute altitude. "Mais, pour moi, il n’y avait pas d’avenir dans ce domaine", explique-t-elle.
Ceux qui sont nés dans l’Himalaya ont la capacité de grimper à haute altitude sans oxygène supplémentaire. En 2017, l’université de Cambridge, au Royaume-Uni, a mené une étude sur cette caractéristique: il s’est avéré que dans les muscles des Sherpas, les mitochondries des cellules (responsables de la production d’énergie) convertissent davantage d’oxygène en énergie. Les Sherpas sont aussi capables de produire plus d’énergie sans oxygène, un processus appelé métabolisme anaérobie. Les gens ordinaires ne parviennent qu’exceptionnellement à atteindre le sommet sans un apport d’oxygène et la plupart souffrent même d’œdème cérébral et de symptômes de paralysie.
Elle a 18 ans quand son frère aîné, un sherpa expérimenté, l’emmène faire un trek de 15 jours, ce qui lui permet de gagner 100 dollars. C’est une belle somme quand on considère le revenu moyen au Népal de 540 dollars par an. Avec cet argent, elle s’inscrit à un cours de 10 jours dans une école d’escalade himalayenne fondée par des Américains. Elle se révèle tellement douée que, l’année suivante, elle est invitée à travailler au centre en tant qu’instructrice. Elle continue à s’entraîner, se fait remarquer et saisit les opportunités.
Ainsi, en 2012, à l’âge de 21 ans, elle est sélectionnée pour participer à une expédition vers le plus haut sommet du monde, l’Everest. Le trek est organisé par le magazine National Geographic et la marque d’équipement The North Face pour célébrer le 50e anniversaire de la première ascension sous drapeau US. Sur les 12 sherpas engagés dans l’expédition, Dawa Yangzum est la seule femme. "Mais là-haut, l’égalité règne. Les sherpas se soutiennent mutuellement et le fait que je sois une femme ne fait aucune différence. J’ai gagné 5.000 dollars en deux mois", confie-t-elle. "Pour moi, c’était une somme astronomique. De plus, à cette occasion, j’ai rencontré l’alpiniste professionnelle américaine Emily Harrington. Grâce à elle, j’ai pu participer à la dernière étape qui mène au sommet, ce qui est exceptionnel. Mon rêve de gravir l’Everest était enfin devenu une réalité!"
Cette ascension de l’Everest titille son ambition. D’autres alpinistes occidentales l’encouragent. Elle part aux États-Unis, où elle travaille un moment en tant que guide sur le mont Rainier (4.392 mètres), près de Seattle, et rencontre des femmes titulaires de la licence IFMGA (International Federation of Mountain Guides Association). "Aucune femme au Népal n’avait jamais obtenu cette licence, explique-t-elle. Je voulais être la première." Cette licence internationale est un atout: elle lui donne non seulement l’opportunité de travailler partout dans le monde, mais aussi de travailler au Népal avec les meilleures organisations internationales d’escalade (et les mieux rémunérées).
"Aucune femme au Népal n’avait jamais obtenu la licence IFMGA (International Federation of Mountain Guides Association)."Dawa Yangzum Sherpa
L’année suivante, elle suit plusieurs cours pour devenir guide. Elle escalade ensuite l’Ama Dablamb (6.812 mètres), le Yala Peak (5.500 m), l’Island Peak (6.155 m) et le Chekigo (6.257 m) dans l’Himalaya. À chaque ascension, elle veut s’améliorer, se surpasser. Avec une petite équipe exclusivement féminine, elle atteint le sommet du redoutable K2 qui, avec ses 8.611 mètres, est le deuxième pic le plus haut du monde, mais est surtout le plus difficile, car plus dangereux que l’Everest en raison des conditions météo.
En 2016, il ne lui reste plus qu’à passer un dernier examen pour devenir guide IFMGA. Malheureusement, elle échoue à cause d’une chute. Mais Dawa n’est pas femme à se laisser abattre. L’année suivante, elle décroche enfin sa licence et entre dans l’Histoire en devenant la première femme népalaise titulaire d’une licence internationale de guide de montagne.
Et elle continue à briser des plafonds de verre: en 2019, elle devient la première Népalaise à gravir le Makalu (8.481 m), le cinquième plus haut sommet du monde. La même année, elle est à nouveau guide sur l’Everest, cette fois dans le cadre d’une expédition de la National Geographic Society et de la Rolex Perpetual Planet Initiative visant à recueillir des données climatiques et surveiller la bonne santé du réseau hydrographique de l’Himalaya. C’est ainsi que Dawa attire l’attention de Rolex, une société engagée depuis le début des années 90 dans la protection de la planète, des récifs coralliens à la région de l’Everest, en passant par des projets de réensauvagement. La marque horlogère décide de soutenir Dawa dans son nouveau projet: former des jeunes femmes au métier de guide de montagne.
"À ce moment-là, j’avais accompli tout ce que je voulais, mais je n’étais pas heureuse, explique-t-elle. Je me demandais ce qui me manquait. Je voulais davantage. L’alpinisme reste une activité essentiellement masculine et je voulais donner aux filles la possibilité de devenir aussi compétentes. Depuis quatre ans, j’organise une fois par an un cours exclusivement féminin destiné aux jeunes femmes des villages de montagne avec le soutien de Rolex, qui finance l’équipement des participantes. Le fait que ce soit une femme qui donne les cours fait une grande différence: les parents ou les maris ont confiance. Les filles ont besoin de ce soutien pour se lancer dans l’alpinisme et réussir. Les former me procure également beaucoup de satisfaction. Je sais ce que l’on ressent lorsque quelqu’un vous offre des opportunités. Je tiens à être là pour elles."
Comment motive-t-elle ces jeunes femmes? Dawa fait figure d’exemple. "Beaucoup d’entre elles me considèrent comme un modèle. Cela leur donne de l’espoir. Elles savent ce que j’ai accompli. Je leur explique à quel point cela a parfois été difficile. Mais si j’ai réussi, elles peuvent y arriver aussi. En grimpant, on apprend énormément de choses importantes: la patience, la persévérance, la concentration... Certaines réussissent, d’autres échouent et retournent dans leur village. Mais entretemps, environ 90 femmes que j’ai formées travaillent aujourd’hui comme guides de montagne. J’en suis très fière."
Dawa Yangzum Sherpa a gravi 9 des 14 sommets de plus de 8.000 mètres de l’Himalaya. Le 1er juin, elle a atteint le sommet du Kanchenjunga, qui culmine à 8.586 mètres. Son objectif, en plus de son travail sur l’Everest, est d’escalader les cinq autres sommets de plus de 8.000 mètres, enseigner, organiser des treks et chercher de nouveaux itinéraires avec d’autres femmes. Je lui demande s’il lui arrive d’avoir peur.
Elle sourit. "Before we leave, we pray to the mountain, me répond-elle. Les sherpas considèrent la montagne comme une divinité et demandent sa protection avant de partir: l’ascension est toujours dangereuse. À chaque expédition, il y a au moins un moment où le visage blêmit, les cheveux se hérissent et le cœur bat à tout rompre parce qu’on a entendu un bruit sourd ou un craquement quelque part, dans les hauteurs. Chaque fois, sans exception. Mais dès qu’on redescend, ces moments de peur intense sont oubliés. Malgré tous les obstacles et toutes les difficultés, seuls les beaux souvenirs restent, les expériences partagées vécues tous ensemble. Des personnes à qui vous n’auriez jamais parlé viennent vous serrer la main, discuter avec vous. Là-haut, il règne une sorte de solidarité qu’on ne trouve pas ici, en bas. On ressent une connexion intense, et c’est un sentiment d’une beauté inouïe."