Le célèbre guide urbain Tanguy Ottomer a passé sa jeunesse à Knokke et vient de publier ses mémoires, "Boulevard Nostalgie", écrits comme une visite guidée dans le passé.
"Pour ma mère, la plus grande fan de Knokke-Heist." Tanguy Ottomer n’a pas eu à réfléchir longtemps pour trouver la dédicace de son livre ‘Boulevard Nostalgie’. "Je viens d’une famille de sept enfants, cinq garçons et deux filles. Comme mes parents n’avaient pas les moyens de nous offrir à tous des vacances à l’étranger, ma mère a eu l’idée lumineuse de louer à l’année un appartement à la mer. Jusqu’à mes 18 ans, nous passions tous nos week-ends à Knokke-Heist. Le vendredi soir, maman venait nous chercher à l’école et, à 16h30, nous étions déjà chez nous, Rubensplein. Du long couloir (il y avait beaucoup de chambres!), nous voyions la mer; je n’oublierai jamais cette vue. Tous nos étés se déroulaient sur la côte: Knokke est toute ma jeunesse. Nous avions plus de liberté ici qu’à la maison et ma mère jouait un autre rôle."
Pour la famille Ottomer, une journée à Knokke commençait par une question, cruciale: fait-il assez beau pour aller à la plage? "S’il faisait mauvais, nous jouions à des jeux de société, allions au cinéma ou visitions le jardin des papillons. S’il faisait beau, nous allions chez Paula, Waikiki et Nicky’s Beach", raconte-t-il. "Vers 16 heures, nous allions chercher une glace chez Liliane, le glacier de la plage Albert. Nous restions à la plage jusqu’à 19h30, quand presque tout le monde était déjà rentré. Et le soir, après le dîner, nous faisions une dernière promenade. À Knokke, nous étions le plus possible dehors."
Photo Hall of fame
Les souvenirs de la famille Ottomer sont réunis dans "Knokke-Heist: Boulevard Nostalgie", le témoignage personnel d’Ottomer sur son lien avec la station, rédigé comme s’il la faisait visiter. Il raconte avec humour ses souvenirs de vacances des années 80 et 90, à la première personne. Il en profite pour évoquer des anecdotes sur le casino, ‘Le Dragon’ de Roger Nellens, les années de guerre, les gaufres chez Siska et le village d’artistes devenu de plus en plus mondain.
Que nous apporte son témoignage? Il est agréable à lire et le choix des photos est très réussi. "Nous avons trouvé la plupart des images dans les archives photographiques de HEY! à Heist. En collaboration avec l’équipe du musée du patrimoine, nous avons déniché des pépites." Glamour au casino, vendeurs de tapis à la plage, Jacques Brel en mer avec ses fans, tournée des marchands de boules de Berlin, plongeurs en action à la Swimming Pool, peintres du dimanche sur la plage: même les photos en couleur montrent un Knokke aujourd’hui disparu. "Nous avons également trouvé une superbe série de photos de vacances chez Photo Hall. Leurs photographes se promenaient pour faire poser les gens sur la plage et aux alentours. Ils leur donnaient ensuite un bon à échanger contre la photo développée", relate Ottomer. "Ces photographes savaient très bien que nous étions une grande famille, et que ma mère avait du mal à résister aux photos de ses enfants."
Dans son livre, l’Anversois ne peut nier ses origines. Dans le premier chapitre de "Boulevard Nostalgie", il qualifie Knokke d’Anvers en déplacement. "Je me surprends souvent à établir des parallèles avec Anvers quand je fais des visites guidées à Knokke", reconnaît-il. "C’est aussi la ville que je connais le mieux. C’est là que j’ai développé mes entreprises, BeroepsAntwerpenaar, depuis 2007, et BeroepsBelg depuis 2015.
CNN a qualifié Tanguy Ottomer de "l'un des sept guides les plus avisés au monde".
Paul Huvenne, alors directeur du Musée des Beaux-Arts, en a été l’instigateur. Il savait que je faisais des visites guidées pendant mes heures de liberté et, quand il m’a vu en action, il m’a encouragé à quitter mon job au musée et me promettant que, si ça ne marchait pas, je pourrais revenir. Je n’ai jamais eu besoin de le faire, sauf le temps d’une visite guidée" sourit Ottomer.
80% des clients d’Ottomer sont Belges. "Et j’ai beaucoup de clients réguliers", précise-t-il. "Les clients qui séjournent à l’hôtel cinq étoiles Botanic Sanctuary, par exemple, me demandent régulièrement de les guider à Anvers. Ils veulent découvrir la ville d’une manière différente. Je commence par m’enquérir de leurs intérêts et puis je compose une visite sur mesure. J’ai aussi été pendant longtemps personal shopper, mais c’est assez complexe. Passer trois heures avec une dame qui déclare au bout de cinq minutes que son mari la trouve trop grosse, ce n’est pas un cadeau. Dans ces moments-là, je suis plus psychologue que guide."
Quand ses visites guidées à Anvers ont gagné en notoriété (CNN l’a qualifié de "l'un des sept guides les plus avisés au monde"), on lui a demandé d’organiser des visites à Gand, Bruxelles ou Knokke. "Dans chaque ville, quelques personnes travaillent en free-lance pour moi. Mais c’est moi qui fais les visites à Knokke, parce que j’y ai en partie grandi."
"Knokke est une enclave avec ses propres lois. Un emplacement de parking à 250.000 euros? Ici, c’est possible."Tanguy Ottomer
Étrange créature
Ce livre sur Knokke-Heist est révélateur. En effet, beaucoup de gens parlent de la station balnéaire au passé, comme si c’était mieux avant. Et c’est peut-être le cas: on devient nostalgique en pensant à l’époque où des stars comme Frank Sinatra, Joe Dassin, Elton John ou Ella Fitzgerald venaient se produire au casino; où il y avait des expositions consacrées à René Magritte, Keith Haring ou Joan Miró; où le festival EXPRMTL attirait à Knokke des artistes d’avant-garde comme Jean-Luc Godard, Luis Buñuel, et Yoko Ono. Même La Réserve joue la carte de la nostalgie: les noms d’une centaine d’hôtes illustres (Charles Trenet, Édith Piaf et consorts) ont été gravés dans le marbre du hall d’entrée de l’hôtel rénové.
Et si Knokke avait surtout besoin de nouvelles légendes? L’été dernier, nous avons dû nous contenter du Cirque du Soleil, cet été du "Grand Show: Folie Royale", le spectacle de variétés de Marc Coucke avec d’anciens artistes du Moulin Rouge. Knokke aurait-il perdu son charme? "La nostalgie est une étrange créature", répond Ottomer. "Toute mon activité tourne autour d’elle, tant mes visites guidées que mes livres. Je vois la nostalgie comme une vision trouble du passé. À Anvers, on a râlé pendant trente ans à propos d’un pont provisoire qui restait en place et, une fois qu’il a enfin été démonté, les gens ont commencé à le regretter, car ce pont appartenait au ‘bon vieux temps’. Les gens aiment embellir le passé. Ils gardent une image idéalisée et optimiste, mais oublient les défauts de l’époque. C’est pourquoi je considère ce livre à la fois comme un document nostalgique et comme un lanceur de conversations, car tout le monde a des histoires sur Knokke, qu’elles soient véridiques ou embellies."
Concours de t-shirts mouillés
L’Anversois est-il aussi nostalgique de ses étés à Knokke? Sa vision est-elle également brouillée? "J’y ai passé des vacances formidables, mais j’y ai aussi appris à bosser et à entreprendre. J’ai commencé par faire du baby-sitting pour les parents qui voulaient sortir. J’ai fait croire à ma mère que j’avais envie de créer une petite entreprise de baby-sitting. Pour cela, comme je devais être joignable à tout moment, j’avais besoin d’un GSM: voilà comment j’ai acheté mon premier portable. Ensuite, j’ai fait des jobs de vacances dans l’horeca, notamment au Beaufort à Duinbergen et au Chef Coq avenue Lippens, mais quand j’ai reçu ma fiche de paie, j’ai réalisé que je gagnais plus en faisant du baby-sitting assis sur le canapé qu’en travaillant toute la soirée dans un restaurant."
Il ne reste d’ailleurs plus grand-chose du Beaufort: le restaurant situé près du club nautique de Duinbergen occupait le rez-de-chaussée d’un immeuble Art déco qui a été récemment coiffé d’appartements de luxe. Une façade authentique envahie par un supplément d’architecture contemporaine ostentatoire, c’est également typique de Knokke-Heist. "Dans ma jeunesse, Knokke avait un tout autre aspect. Il y avait moins d’immeubles et plus de clubs, de discothèques et de cafés dansants. Je passais toutes mes soirées au Number 1, au Botkill, au Scoop, au Blush et au Moby Dick. Je me souviens encore d’un concours de T-shirts mouillés au Scoop. Tous ces gars débordaient de testostérone. J’ai participé à la fête, tout en sachant pertinemment que j’étais gay", raconte-t-il.
"Cette année, le légendaire club Number 1 a été ressuscité le temps d’une soirée, à l’occasion d’une fête de retrouvailles au casino. Je l’ai trouvée décevante. Le meilleur moment a été de revoir Chantal, la dame des toilettes avec qui je papotais tout le temps. À l’époque, elle voulait me caser avec sa fille, mais c’était frapper à la mauvaise porte!", s’esclaffe-t-il. "Tous ces cafés dansants et ces clubs n’existent plus. C’est dommage. Les jeunes ont besoin de lieux où ils peuvent s’évader, faire des bêtises ou se retrouver dans une sorte d’ivresse. Le problème, c’est qu’aujourd’hui, il n’est plus nécessaire de sortir pour rencontrer des gens. Tout peut se faire en ligne. On socialise depuis le confort de son canapé. L’autre problème, c’est que les gens qui déboursent une fortune pour une maison à Knokke ne veulent pas d’un club dans leur voisinage."
Mieux que Stynen
Ottomer fait allusion au moteur de Knokke-Heist depuis la fin du XIXe siècle: la spéculation foncière et immobilière. C’est ce qui explique qu’en 150 ans, le village d’artistes préservé se soit transformé en station balnéaire huppée, affichant les prix au mètre carré les plus élevés du pays. C’est aussi la raison pour laquelle les grands hôtels et les villas authentiques de la digue ont été démolis les uns après les autres au cours du XXe siècle, pour laisser place à un mur de l’Atlantique composé d’immeubles d’habitation.
"Ce mur de béton et de verre est de plus en plus haut, surtout quand on voit des tours comme la One Carlton émerger de la place Albert", déplore Ottomer. "À Knokke, tout est permis. C’est comme une enclave avec ses propres lois. Ici, on vend sans problème des places de parking à 250.000 euros. Il y a même déjà eu un aéroport au beau milieu d’une réserve naturelle. Franchement! Qui pourrait imaginer ça?"
"On y trouve tout le spectre de la population belge."Tanguy Ottomer
Depuis la mort de son célèbre bourgmestre, Leopold Lippens, les liens entre la politique et le secteur immobilier n’en finissent pas de faire parler les Knokkois. Et le calme politique est loin d’être revenu. "Je crains qu’un changement de pouvoir à Knokke ne fasse disparaître cette atmosphère de copinage", déclare Ottomer. "J’essaie aussi de voir le côté positif: il est intéressant de constater qu’on investit autant à Knokke-Heist. La nouvelle zone de sports nautiques située derrière la gare est un atout majeur, non? Et avez-vous vu le projet du nouveau casino? Il est génial, n’est-ce pas? Même si j’adore l’Art déco, le bâtiment d’origine, signé Léon Stynen, avait déjà été défiguré, surtout après la Seconde Guerre mondiale. En 2006, Steven Holl a remporté le concours pour la conception du nouveau casino: l’Américain voulait le transformer en une sorte de voilier de verre. Heureusement, ce projet n’a jamais vu le jour. Le nouveau design de Barozzi Veiga me semble presque meilleur que celui de Stynen", ajoute Ottomer.
"Il était temps d’intervenir. Je suis allé au casino pour la première fois, il y a environ 10 ans. Je m’attendais à une ambiance à la James Bond, avec des croupiers élégamment vêtus, mais le glamour que j’avais en tête s’est révélé être une désillusion. Je souhaite que le nouveau casino devienne un centre de loisirs et de divertissement. Avec des installations de jeux, mais surtout des espaces pour des expositions, des concerts, du théâtre, du cinéma et des événements."
Croche-pied royal
Knokke a surtout l’image d’une station balnéaire mondaine. On ne peut pas qualifier la ville de populaire. "Autrefois, par certains côtés, elle était un peu plus brute. Par exemple, le karting, qui existe depuis 1961, se trouvait sur le tarmac de l’ancien aéroport. Faire tourner des moteurs à combustion juste pour le plaisir dans un espace naturel protégé, cela ne serait plus possible aujourd’hui, et à raison", déclare-t-il. "Knokke n’a plus rien de brut. C’est devenu un Disneyland pour adultes. Les rues sont impeccables, il n’y a pratiquement pas de nuisances. On ne voit presque pas de clochards, ni de gens défavorisés, ni de migrants. C’est un monde irréel."
Pourtant, il estime que c’est réducteur de qualifier Knokke-Heist de réserve pour riches. "On y trouve un échantillon représentatif de la population belge. Tout le spectre, des touristes à frigobox aux hommes d’affaires, en passant par la classe moyenne et la famille royale", conclut Ottomer. "Un jour, je prenais l’apéritif en terrasse au Put 19, un petit café au centre du village du Zoute. Et voilà que la reine Mathilde et la princesse Élisabeth ont failli trébucher sur mes longues jambes que j’avais étendues sur le trottoir. Elles se sentaient visiblement à l’aise, même si plusieurs gardes du corps les suivaient à distance. Cette scène m’a rassuré: elles aussi peuvent encore profiter de vacances insouciantes à Knokke."