The World ressemble certes à un bateau de croisière sauf qu'il n'y a pas de cabines, mais des appartements privés. Sabato est monté à son bord avec le Belge Koenraad Colman qui y livre du caviar. Larguez les amarres!
Ce n'est pas une, mais deux valises que Koenraad Colman (54 ans) pousse devant lui lorsqu'il embarque à bord de The World, amarré dans le port de Livourne. Une valise pour ses affaires, l'autre pour des blocs réfrigérants et du caviar. Environ huit kilos pour la cuisine et l'épicerie fine à bord, plus deux kilos pour une dégustation prévue le soir même avec les résidents-propriétaires de ce navire de luxe.
Il y a 165 résidences à bord. Un studio de 30 mètres carrés est estimé à environ 1,8 millions de dollars et un appartement de trois chambres à coucher avec autant de salles de bain peut atteindre 15 millions de dollars. Il y a aussi un penthouse de cinq chambres, qui pourrait être vendu cette année pour la coquette somme de 20 millions de dollars. Les coûts résidentiels annuels supplémentaires s'élèvent à environ 10 % de ces montants.
Mais les résidents en ont pour leur argent. Tout au long de l'année, ce paquebot de croisière, construit en 2002, navigue sur toutes les mers du globe. Les résidents élaborent l'itinéraire entre eux -mais plus vous avez de mètres carrés, plus votre choix est pris en considération. Si l'itinéraire de la croisière leur convient, ils viennent à bord, s'installent dans leur résidence secondaire et participent au voyage.
Dîners étoilés
"Il y a cinq ans, un Néerlandais qui avait goûté notre caviar m'a invité ici", explique-t-il. "J'ai organisé une dégustation et c'est comme ça que je suis devenu le nouveau fournisseur. Depuis lors, je suis à bord au moins une fois par an."
Nous passons par la bibliothèque et la salle d'étude, sur le pont 6. Le pont 11 accueille une des deux piscines, avec une grande terrasse. Le pont 12 est dédié au sport, avec un court de tennis où résidents et équipage s'affrontent. On y trouve aussi un simulateur de golf, une salle de fitness et une piste de jogging. Un peu plus loin, se trouvent un spa, un mini-casino, un salon de coiffure et un barbier.
"Ici, nous ne sommes pas les uns sur les autres comme dans une croisière ordinaire", commente un sexagénaire qui a fait fortune dans le domaine pharmaceutique.
"Celui qui le souhaite peut se retirer dans ses appartements", ajoute un homme d'affaires anversois qui préfère garder l'anonymat. "Nous formons une communauté de personnes ayant le même objectif: voir le monde." Et goûter le monde, au sens propre du terme: The World propose six restaurants et une cave à vin de 16.000 bouteilles gérée par la sommelière suédoise Mia Martensson.
Un partenaire d'affaires de rêve
Quand le bateau accoste, la brigade se met en quête des produits locaux qui seront ensuite préparés à bord à un niveau de restaurant étoilé. La carte change donc avec l'escale et avec la présence de chefs et de vignerons locaux qui montent à son bord.
À bord, la nourriture de l'esprit n'est pas en reste: des prix Nobel viennent régulièrement donner des conférences. Cependant, on propose également des divertissements moins intello: les Gipsy Kings s'y sont produits il y a quelques années par exemple. Qu'il s'agisse des Gipsy Kings, des Nobel ou des résidents: tous apprécient le caviar de Colman.
Le Belge a vendu son business de présentoirs réfrigérés en 2006. "J'ai enfin eu le temps de me consacrer à ce qui m'intéressait vraiment. Et j'adorais le caviar. La première fois que j'en ai mangé, c'est quand j'ai rencontré mon épouse, il y a 30 ans, au Nouvel An. Depuis lors, décembre est le mois du caviar." Elisabeth se souvient aussi de sa première bouchée. "C'était à Cannes, à l'hôtel Martinez. J'avais sept ans et j'ai trouvé ça délicieux."
Son entrée dans le business du caviar est également liée à une certaine insatisfaction. En 1998, en raison de la menace d'extinction de l'esturgeon sauvage de la Caspienne, la Convention sur le Commerce International des Espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction (CITES) impose de sévères restrictions sur sa pêche. Et, en 2011, elle est carrément interdite. Depuis, les élevages d'esturgeons se sont multipliés. "La qualité et le goût se détérioraient", pointe Colman. "La salinité minérale raffinée que j'aimais tant dans le caviar était en train de disparaître."
L'autre or noir
"En dehors de l'Asie, on compte plus de trente élevages dans le monde, dont une vingtaine où je suis allé en quête de cette saveur d'antan", explique-t-il. C'est finalement au Fancy Food Show de New York qu'il a rencontré le partenaire d'affaires dont il rêvait : "Un grossiste russe qui avait fait carrière dans l'industrie du caviar m'a parlé d'Agroittica, un élevage avec des antennes en Lombardie et au Piémont." Avant, c'était simple: il y avait le Béluga, l'Osciètre et le Sévruga. Aujourd'hui, il existe une plus grande variété d'espèces qui se prêtent à l'élevage, comme l'esturgeon sibérien et l'esturgeon blanc.
"L'alimentation du poisson est particulièrement importante pour le goût du caviar", explique Colman. "Le fond des bassins des piscicultures Agroittica est constitué de pierres et de galets. On y lâche des petits crabes, des homards et d'autres crustacés, en plus de plantes comme le cresson que l'on y plante.
Autre point essentiel: les Apennins sont une source inépuisable d'eau douce non recyclée car elle retourne d'où elle est venue, dans la nature. Car l'eau aussi est très importante pour la pureté du caviar: si l'on réutilise l'eau, on a besoin d'antibiotiques, ce que je ne veux pas. Le fait de donner aux poissons tout l'espace dont ils ont besoin améliore également la qualité: les hormones du stress peuvent nuire aux oeufs et leur donner mauvais goût."
Rituel de dégustation
En début de soirée, une centaine de résidents se réunissent au Quantum, un des nombreux salons avec bar à bord. Nous dégustons le caviar de Colman dans les conteneurs primaires: plus la boîte est grande, mieux c'est. Il ouvre une boîte de caviar d'esturgeon blanc ou 'acipenser transmontanus' et en dépose quelques grammes dans le creux de ma main. "Comme ça, il va se réchauffer: c'est idéal pour le goût", explique-t-il. Il s'agit d'un caviar doux et onctueux, issu d'une récolte exceptionnelle. Mieux vaut le déguster pur plutôt qu'avec un blini et de la crème aigre.
Vient ensuite l'Osciètre, sensiblement différent. Son goût se développe lentement et offre une longue finale. Il est aussi plus croquant, et peut être dégusté avec de la crème, mais je préfère sans. Le sommelier nous ressert un trait de champagne et un petit verre de vodka. Ce dernier est purement fonctionnel: c'est juste pour rincer la bouche. Elisabeth Colman sert du caviar d'esturgeon sibérien. Une explosion de saveurs qui disparaît aussi vite qu'elle est apparue. "Délicieux avec de la burrata", me confie-t-elle. Surprenant.
En ce qui me concerne, j'ai découvert qu'il faut en prendre une bonne quantité pour vraiment pouvoir le déguster.
Quand les derniers résidents ont disparu, Colman en fait goûter au personnel de cuisine: "C'est important." Sai Baddai, food & beverage manager, en avale une grande bouchée, suivi par les autres qui affluent en masse. Établir le contact avec l'équipage des bateaux a été moins facile pour le Belge. Peu après avoir fondé Imperial Heritage, en 2012, il a passé trois mois à sillonner la Côte d'Azur, une petite valise à la main. Il est allé frapper à la porte de chaque yacht qu'il croisait pour se présenter. "Non, il n'y avait pas de caviar dans ma valisette!" s'exclame-t-il en riant. "Le caviar doit rester au frais. Mon objectif était de dresser une liste des noms des responsables des achats sur ces yachts de luxe. Comme je ne parvenais pas à m'introduire dans ce milieu via les canaux et les maisons de distribution habituels, je m'y suis attelé moi-même." Et cela n'a pas été évident.
"Les capitaines et les chefs me chassaient régulièrement. Je n'ai rien vendu pendant des mois. Finalement, à la longue, j'ai établi ma liste. Je ne m'avoue pas facilement vaincu."
Aujourd'hui, plus personne ne le chasse. Ses yeux brillent lorsqu'il raconte comment il est monté à bord du yacht d'un amie d'un grand CEO. "Je l'ai vue s'approcher, vêtue de soie de pied en cap, on aurait dit une princesse ..."
Enfin, un dernier conseil: si vous trouvez du caviar à un prix dérisoire, vous pouvez être sûr que c'est de l'arnaque. "Ce sont sans doute des oeufs de poisson-chat", me confie-t-il.
"La variété et l'origine sont souvent inscrits de manière incorrecte sur l'emballage. Seule la face inférieure de la boîte permet de reconnaître de quel caviar il s'agit." Et il me montre l'étiquette CITES, sur laquelle sont reprises des informations sur l'espèce d'esturgeon (par exemple, le code HUS signifie Huso Huso, soit le Béluga), s'il est d'élevage (C) ou sauvage (W), le pays d'origine et l'année de prélèvement. "Quiconque falsifie cette étiquette risque l'emprisonnement. En Belgique, moins de cent personnes savent la déchiffrer."
www.aboardtheworld.com
À lire (en entier) dans le numéro de Sabato du 2 juin 2018.