Ses banquiers le prennent pour un fou: au terme des six premiers mois, quand l’hôtel s’est enfin rodé et peut commencer à être rentable, il le ferme pour repartir à zéro ailleurs. Thierry Teyssier a fermé les portes de son premier hôtel pop-up dans le Salento, en Italie, et lance un nouvel hôtel éphémère au Cambodge, en trois étapes: Siem Reap, le lac Tonlé Sap et Battambang. "Certains réalisent des sculptures. Je crée des souvenirs."
La durée moyenne que nous passons sur terre? 700.000 heures. C’est aussi le nom que Thierry Teyssier a choisi pour son nouveau projet, “un hôtel qui voyage avec ses clients”.
Tous les six mois, Teyssier se pose dans un nouvel endroit pour offrir aux membres de son Cercle des Amazirs (‘hommes libres’ en berbère) une incroyable ‘expérience’ -nouveau mot à la mode dans le secteur du voyage- en tant que maître de cérémonie et concierge personnel de voyage. Après le Salento (Italie), c’est au tour du Cambodge. Cet automne, ce sera le Brésil, avant le Sri Lanka et le Japon.
Portail sous haute surveillance
Même un voyageur et connaisseur aguerri du Cambodge n’y a encore jamais mis les pieds. Mais il saurait ce qui se cache derrière les hauts murs hérissés de barbelés et le portail en fer sous haute surveillance. L’Angkor Conservation, situé entre le centre-ville de Siem Reap et le site principal des temples d’Angkor Vat, n’est ouvert au public que deux jours par an: le jour du nouvel an khmer et pour la journée nationale du patrimoine.
Fondé par les Français en 1908, c’est là qu’aujourd’hui le Ministère de la Culture du Cambodge restaure et conserve les découvertes archéologiques qui n’ont pas encore trouvé refuge dans un musée. C’est aussi l’endroit où le Ministre de la Culture passe la nuit lorsqu’il se rend à Siem Reap. Il a fallu à Teyssier plus de huit mois de négociations et la promesse solennelle qu’aucun membre de son club ne prendrait de photos à l’intérieur des bâtiments pour avoir l’autorisation d’y accéder.
Collection ultra privée
L’histoire du pays est d’ailleurs adossée sur les murs extérieurs du complexe. Des bas-reliefs soigneusement empilés le long des murs livrent un récit de pierre sur Nâga, Devata, Dvarapala et autres Ganesh des IX, X, XI et XIVèmes siècles. Des dizaines de statues décapitées témoignent également d’événements plus récents.
"Les Khmers rouges et leur façon de nier tout ce qu’ils jugeaient intellectuel et à éradiquer", soupire le portier. Quand nous l’interrogeons sur la valeur de ces découvertes archéologiques, le guide ouvre de grands yeux et lève les bras au ciel: un trésorà ciel ouvert!
Le voyage a beau être exceptionnel et époustouflant, il est éphémère: au bout de la durée prévue, six mois, c’est terminé. Et tant pis pour ceux qui ne s’y sont pas inscrits.
Tandis que nous marchons vers le plus grand entrepôt du domaine, il sort son trousseau de clés d’un geste solennel, signalant qu’il est temps de ranger nos appareils photo. À l’intérieur de cet espace se trouve une collection encore plus incroyable de bouddhas et de colonnes, parfaitement alignés et minutieusement numérotés. Une vision d’une beauté à couper le souffle, et c’est exactement l’effet recherché par Teyssier et les 700.000 Heures, pour leurs membres.
Le voyage a beau être exceptionnel et époustouflant: il est éphémère. Au bout de six mois, c’est terminé. Et tant pis pour ceux qui ne s’y sont pas inscrits, l’occasion ne se représentera pas.
Le fléau de la jacinthe d’eau
Après trois heures depuis Siem Reap en direction du sud, nous quittons enfin la route principale et bifurquons sur une route cahoteuse. Un quart d’heure plus tard, le lac Tonlé s’offre enfin à nous.
Le Tonlé Sap est le plus grand lac d’eau douce d’Asie du Sud-Est et econnu réserve de biosphère par l’UNESCO en 1997. Le lac abrite notammentdouze villages flottants, dont Kampong Khleang ( le plus grand). Au XIXème siècle, l’explorateur français Henri Mouhot décrivait le lac comme un violon posé au milieu des rizières cambodgiennes, son manche (la rivière Tonlé) le reliant au Mékong.
Cet énorme lac est un véritable écosystème, avec un ingénieux mécanisme naturel de débordement. En période de sécheresse, ses eaux se vident dans le Mékong et, pendant la mousson, l’excès d’eau du delta du Mékong est absorbé par le lac. C’est cela qui explique sa taille et sa hauteur variables et les images Instagram qui vont de pair: pendant notre séjour, le niveau était si élevé que la cime des arbres dépassait à peine.
Ce lac aurait aussi la plus forte densité de poissons au monde. Les jacinthes d’eau y prospèrent magnifiquement. Ce sont les colons français qui ont introduit ici cette plante originaire d’Amérique du Sud, pour servir de décoration exotique dans les jardins des maisons coloniales. Hélas, c’est aujourd’hui un fléau qui prolifère rapidement et paralyse gravement la circulation des bateaux au printemps.
Avec les feuilles de jacinthe d’eau, on tissait autrefois des hamacs, tapis et autres objets du quotidien, mais, avec l’avènement du plastique, cette technique est quelque peu tombée en désuétude. Alors, pour lutter à la fois contre la prolifération de cette plante aquatique envahissante et offrir un complément de revenus aux femmes des différents villages lacustres, l’action pilote locale Osmose a fondé il y a quelques années un atelier vannier de tressage.
Outre la sensibilisation à l’éducation et l’écotourisme, Thierry Tessier œuvre également pour la conservation des dernières colonies de grands oiseaux, attirés notamment par les jacinthes d’eau. Aucun autre endroit au Cambodge ne peut se targuer d’abriter autant d’espèces. Voilà pourquoi 700.000 Heures a fait construire une plateforme d’observation ornithologique.
Lorsque Teyssier et sa clientèle s’envoleront pour d’autres horizons à la fin du mois d’avril, la plateforme sera offerte à Osmose qui, en échange, a aidé dans la recherche de maisons flottantes pour l’hébergement de son projet nomade. Trois des quatre maisons restaurées et louées temporairement par 700.000 Heures à la population locale servent de chambres et la quatrième, de restaurant. Pendant toute la durée du projet éphémère, les clients seront à l’écart de l’agitation du village de Kampong Khleang.
Tisseur de rêves
Au petit matin, nous sommes réveillés par le léger battement des toiles blanches ondoyant au vent et filtrant la lumière du soleil, qui se reflète sur l’eau argentée. Un moment d’une sérénité infinie, à l’écart de tout, avec un vue panoramique sur le lac: difficile de trouver mieux.
"Souhaitez-vous du pain perdu au petit déjeuner?", demande Teyssier. "Nous cuisinons autant que possible les produits locaux, mais nous ne voulons pas non plus lasser les papilles de nos clients en leur servant de la citronnelle trois fois par jour, sept jours sur sept. Nos menus ont parfois aussi une touche de nostalgie: quand j’étais petit, ma mère faisait du pain perdu certains jours spéciaux. J’ai continué à en faire pour mes enfants. Et maintenant, pour les clients."
Mon souhait, c’est de revenir au sens premier du terme hospitalité: l’art de recevoir.
Le souci du détail a toute son importance pour Thierry Teyssier qui travaille dans le domaine du voyage depuis plus de vingt ans. Il fonde l’hôtel de luxe Dar Ahlam au Maroc il y a plus de 18 ans et aujourd’hui encore, il croule sous les superlatifs et les récompenses. Pour le magazine américain Harper’s Bazaar, Dar Ahlam est ‘The world’s most glamorous hotel hideaway’. Il figure dans le ‘Top 100 des hôtels qui changeront votre vie’ du Town & Country Magazine et se classe 25ème dans le ‘Top 100 best hotels of the world’ du magazine américain Condé Nast Traveler. Pour le Sunday Times Travel Magazine, il est même numéro 1 mondial sur la liste ‘Best value luxury hotels’.
Il a touché à tout: il fonde une troupe de théâtre et une agence évènementielle. Il fonde également avec Philippe Conticini la Pâtisserie des Rêves, haut lieu de la gourmandise en France et au Japon.
Avec un tel palmarès, pourquoi encore créer quelque chose de nouveau, lui demandons-nous quand il nous rejoint à la table du petit déjeuner. "Sur le plan privé, je suis arrivé à un moment dans ma vie où j’ai les mains libres: mes enfants sont partis et je n’ai pas encore de petits-enfants. Et, sur le plan professionnel, je voulais moins de management et plus de contact avec mes clients", confie-t-il.
Par souci d’honnêteté, il doit admettre qu’à l’origine de ce changement, il y a aussi eu des frustrations professionnelles. "Dans l’hôtellerie, même le segment du luxe a perdu sa générosité. Lorsque vous arrivez quelque part au milieu de la nuit, fatigué par le voyage, avec un enfant endormi dans les bras, vous voulez que le personnel s’occupe de vous pour pouvoir vous coucher le plus rapidement possible.
Mais que se passe-t-il? La première chose qu’on vous demande, c’est votre carte de crédit et votre passeport. Comme si vous alliez vous enfuir au beau milieu de la nuit! Quel signal donne-t-on sinon “Je ne vous fais pas confiance”. Mon souhait, c’est de revenir au sens premier du terme hospitalité: l’art de recevoir. Je voudrais être un imprésario plutôt qu’un hôtelier; l’impresario personnel des vacances de mes clients."
Faire mieux que mieux
Le syndrome ‘been there, done that’ s’est également fait sentir. "80% des clients de l’hôtel Dar Ahlam pleurent en partant", explique Teyssier. Une satisfaction client que n’importe quel hôtelier lambda ne peut que rêver, mais il s’avère que c’est précisément cette satisfaction supérieure du client qui pose problème.
"L’expérience au Dar Ahlam, ‘the once in a lifetime experience’, est si intense que les clients de l’hôtel ne reviennent pas. Ils ne veulent pas courir le risque de gâcher leurs souvenirs avec un second séjour. Nous ne pouvions donc pas profiter de cette extrême satisfaction et devions repartir chaque année presque de zéro en termes de recrutement de clientèle. Une méthode coûteuse qui demande énormément de travail", précise Thierry Teyssier.
Ultime frustration: les plus beaux endroits du monde sont déjà pris. "Depuis des décennies, les meilleurs endroits sont entre les mains de familles aisées qui y ont construit des maisons familiales qu’elles se transmettent d’une génération à la suivante. J’ai des amis à Rio qui vivent dans l’endroit le plus incroyable, au cœur de la ville. Une fois passé le portail, il faut parcourir 2,5 kilomètres -en plein Rio! avant d’arriver à la maison. Une maison qui n’est habitée qu’entre Noël et le Nouvel An. Après, tout est fermé et elle reste vide le reste de l’année, mais personne ne songe à la vendre. Et des endroits comme ça, il y en a partout dans le monde."
700.000 Heures apporte une solution à ces “problèmes” en louant ces maisons pendant six mois pour offrir une expérience unique à ses membres.
Dans le Salento, en Italie, on était reçu dans un palais. Au Cambodge, on fait trois étapes: les villes de Siem Reap et Battambang et le lac Tonlé Sap. À Siem Reap, on loge dans une demeure khmère en bois sur pilotis du XIème siècle. La destination suivante sera le Brésil. Les grandes lignes sont définies pour chaque nouveau projet de 700.000 Heures, mais, sur place, le programme proprement dit est conçu sur mesure pour chaque client. Si on le souhaite, on peut passer la nuit à la belle étoile dans les rizières de Battambang. Ou pas: on est libre de changer d’avis à tout moment.
Aux abords de Battambang, deuxième ville du Cambodge, on ne peut manquer les murs aux couleurs vives de Phare Ponleu Selpak, la plus grande école de la région. Outre le programme classique, s’y déroule un projet destiné à plus d’une centaine d’enfants de familles pauvres. Det Khuon est notre guide. En 1997, il a sept ans quand il fuit les Khmers rouges, avec son grand-père.
Ensuite, il vit pendant treize ans dans un camp de réfugiés en Thaïlande. Véronique Decrop, une bénévole française, a aidé les réfugiés à surmonter leurs traumatismes en combinant psychothérapie et école de dessin. "C’est là qu’est née l’idée de l’école de cirque et d’art de Battambang", explique Det Khuon. Teyssier a été tellement touché par l’histoire de Khuon qu’il a décidé de faire de Battambang une étape du voyage au Cambodge.
Aujourd’hui, Khuon préfère être bref. Il n’assistera pas au lunch prévu après la visite et le cours de trapèze: il a rendez-vous avec le roi du Cambodge, Norodom Sihamoni. Thierry Tessier a beau obtenir beaucoup de choses, il n’est pas de taille à lutter contre un rendez-vous avec le roi.
1.600 euros la nuit, le séjour de 6 nuits pour deux (repas, séjour, activités et excursions compris). Du 1er juin au 3 novembre, la destination sera Lençóis, a Brésil (1.800 euros la nuit. En Belgique, réservations en exclusivité via Atlas Reizen.