Goutte d’eau dans un océan indien, cette île sauvage et préservée se révèle un paradis pour surfeurs néophytes. Cap vers la côte sud du Sri Lanka pour une plongée dans le grand bain.
"Encore une qui a attendu trop longtemps pour faire la révision! Tout est déséquilibré là-dedans." Avec son paréo noué autour de la taille et sa moustache taillée au millimètre, le médecin d’Unakuruwa s’apitoie sur notre bilan ayurvédique. Dans cette baie enclavée à trois heures de route de Colombo, la capitale, le centre de régénération dans lequel nous avons atterri n’a rien du spa fantasmé.
Planches de bois en guise de tables de massage, cabines vapeur aux allures de cercueil et concoctions maison à base d’algues composent un environnement aussi austère qu’authentique. À diagnostic désastreux, remède de choc. "Allez vous jeter dans les vagues. Ne faites rien d’autre pendant une semaine." La sentence irrévocable pour se délester du stress, booster un système immunitaire affaibli et faire le plein de minéraux.
Privés de la force de négocier après une quinzaine d’heures de voyage, nous nous exécutons. Sur la plage ourlée d’un épais rideau de cocotiers, les mots de William Finnegan nous accompagnent. "Les vagues sont l’objet de vos remèdes et de votre plus profonde vénération. En même temps, elles sont votre adversaire, votre Némésis, voire votre plus mortel ennemi", lit-on dès les premières pages de "Jours barbares", récit autobiographique dans lequel le reporter de guerre et surfeur invétéré raconte une vie passée à écrire, à voyager et à frissonner au rythme de l’eau.
En 1980, il est l’un des premiers Occidentaux à longer la côte sud-ouest du Sri Lanka. Douche froide. Les conditions sont mauvaises, les vagues, trop molles. Il n’y restera que quelques jours, préférant finalement les rouleaux de Java.
Le phénomène "gama vortex"
Au Sri Lanka, on a le surf modeste, assume Randika, play-boy aux cheveux ondulants et au sourire ravageur. "Nous n’avons pas de compétitions internationales ni de grands champions, mais on a des fonds sableux, de l’eau chaude et une infinité de spots qui fonctionnent toute l’année."
L’année dernière, ce semi-professionnel et son frère ont monté une école pour encourager les locaux et les voyageurs de 7 à 77 ans à goûter à la sensation de glisse. "Ce sport est intimidant. Beaucoup rêvent de s’initier, mais ne savent pas vraiment comment commencer. À Hiriketiya, toutes les conditions sont réunies pour trouver son équilibre, sans risquer de foncer dans ses voisins comme à Bali."
Difficile d’accès, cette enclave confidentielle à l’écart de la route principale est, pour l’heure, préservée du tourisme de masse, mais les surfeurs du monde entier n’ont pas attendu pour mettre le pays sur la carte. À une quarantaine de kilomètres à l’Ouest, les uns après les autres, les villages paisibles se développent à grande vitesse. Mirissa, Weligama, Midigama, Kabalana; sur le bord de l’ancien chemin de terre côtier, désormais asphalté, auberges aseptisées et cafés à l’esthétique policée s’alignent dans un désordre relativement organisé. Sur la plage, quelques cahutes où l’on achète des noix de coco pour une centaine de roupies tentent de survivre face aux spots de surf aux noms évocateurs: Coconut Tree Hill, Parrot Rock, Lazy Left, Marshmallow... Chaque vague a son caractère, parfois sujette à de rapides changements d’humeur.
"Faites gaffe à ne pas rester trop longtemps dans le coin, vous n’allez plus pouvoir repartir. On tombe tous dans le panneau", nous interpelle un baroudeur à l’accent marseillais. Les locaux s’en amusent et ont même donné un nom à ce phénomène, le "gama vortex". "Les premières semaines, on trouve que c’est le bordel et on râle pour tout. Et, d’un jour à l’autre, on se retrouve à marcher pieds nus dans la rue et à ne plus vouloir rentrer chez soi", nous confie ce jeune plongeur des calanques. D’un saut de tuk-tuk, il nous emmène sur la plage d’Habaraduwa. Là, les silhouettes des surfeurs ont laissé place à la verticalité des pêcheurs. La houle ne leur permettant pas d’opérer de manière traditionnelle, ces équilibristes des mers se juchent sur des échasses, canne à la main. Certains ont fait de leur photogénie un juteux business; d’autres se suspendent encore quotidiennement au-dessus de l’eau pour nourrir leur famille. Un anachronisme dans un univers de cantines healthy et d’espaces de coworking pour Occidentaux en mal d’exotisme.
Kids club new Gen
Si les expats n’ont pas toujours bonne presse à Ahangama, certains ont su s’intégrer à la population locale au fil des ans. À l’écart de la côte, au cœur d’une nature encore inviolée, Linn et Petter célèbrent leur dixième année sur l’île. Quand ils sont arrivés, en 2014, ces deux Suédois aux yeux clairs et aux cheveux blond polaire ne passaient pas inaperçus. "On nous pointait du doigt dans la rue et les locaux se demandaient tous ce qu’on pouvait bien trouver d’intéressant à faire ici", se remémorent-ils.
Charmé par les paysages sauvages et par des spots inconnus des touristes, le couple achète une maison traditionnelle et fonde Sunshine Stories, le premier surf camp de la ville. Le bouche-à-oreille s’avère efficace, ils affichent aussitôt complet. Aujourd’hui, la concurrence est rude, mais leur concept n’a pas changé: seulement six chambres à louer et des entraînements encadrés par des coachs locaux, les mêmes depuis l’ouverture.
Pas question non plus de passer la journée à l’eau, l’exploration de la région n’est pas en option. Ici, on médite une fois par semaine avec les moines du temple attenant, on s’initie à la cuisine traditionnelle avec une voisine, on découvre une plantation de thé cachée... "Tout ce que nous initions est fait main dans la main avec des jeunes des villages que nous formons et que nous poussons à lancer leurs propres commerces. Il y a de la place pour tout le monde. Rien que cette année, 30 restaurants ont ouvert à Ahangama. Dans mon village, en Suède, il y en a eu cinq en trente ans!", plaisante Petter.
"Faites gaffe à ne pas rester trop longtemps dans le coin, vous n’allez plus pouvoir repartir."
Le rôle majeur que ces deux Nordiques ont joué dans l’écosystème entrepreneurial vient de prendre un tournant social. En dix ans, les jeunes nomades en quête de jolies vagues sont devenus parents. Leurs amis Phoebe and Seddy, couple australo-italien qui dirige le boutique hôtel The Kip, également. Comme il n’y avait pas d’écoles à moins de deux heures de route, ils ont réuni leurs économies pour acheter un terrain, embaucher des professeurs et créer Good Dharma, un établissement scolaire "bienveillant et positif", largement inspiré par la pédagogie Montessori.
Enfants d’expatriés et Sri Lankais naviguent entre un anglais parfait et un cingalais maîtrisé, entre deux sessions de peinture et de permaculture. Quant aux voyageurs de passage, ils sont invités à laisser leur progéniture dans ce kids club nouvelle génération le temps d’une matinée ou d’une journée pour aller surfer. Éreinté par les démarches administratives qui ont précédé la récente ouverture, le quatuor n’en a pas pour autant perdu la flamme: "Ce projet est assurément le plus difficile et le plus ambitieux que nous allons mener, mais nous sommes infiniment fiers d’éduquer une nouvelle génération à l’ouverture d’esprit et à la fraternité."
Carnet d’adresses
Où faire escale?
◆ Sunshine Stories le surf camp à Ahangama pour apprendre à se hisser sur une planche tout en découvrant la culture locale. 1.100 euros la semaine tout compris.
| www.sunshinestories.com |
◆ À l’écart de l’agitation, dans un esprit boutique hôtel, The Kip est l’adresse favorite des artistes, des créatifs et des voyageurs nomades. 95 euros la nuit.
| www.thekipsrilanka.com |
◆ À Hiriketiya, Kima Surf propose deux sessions de surf par jour et des analyses vidéos avec des coachs. À partir de 60 euros la nuit.
| www.kimasurf.com |
◆ À Dikwella, Mond est un rêve d’architecte avec vue plongeante sur les vagues. Environ 100 euros la nuit.
| www.mond.lk |
◆ Kayaam House0 est un écrin de 9 chambres dans la campagne des environs de Rekawa, où l’on se ressource en suivant les principes de l’ayurveda. Comptez 220 euros la nuit.
◆ PALM Hotel, lové dans une épaisse végétation, cette enseigne a misé sur une salle de CrossFit équipée, 6 cabanons et 4 suites autour d’une structure en métal et béton ciré ultracontemporaine. Environ 110 euros la nuit.
| www.palmhotelsrilanka.com |
◆ Fort Bazaar à Galle est un hôtel historique, installé dans une bâtisse du XVIIIe siècle au cœur des remparts de la ville coloniale. À partir de 170 euros la nuit.
◆ The Last House est une des dernières réalisations de l’architecte Geoffrey Bawa à Tangalle. 275 euros la nuit.
| www.srilankacollection.com |
◆ On s’installe au Wild Coast Tented Lodge et ses 28 luxueuses tentes disséminées entre les déferlantes de l’océan, la jungle et les dunes fleuries qui en font la meilleure adresse de la région. À partir de 835 euros tout inclus.
| www.resplendentceylon.com |
Les bonnes tables
◆ En surplomb des vagues, Ocean Terrace Cape Weligama sublime les fruits de mer et crustacés. Coup de cœur pour l’assortiment de curry traditionnel du chef Subash Chaminda avec riz Suwandal, accompagnements fraîchement pêchés et condiments récoltés sur la propriété. Environ 15 euros le plat.
◆ Le bar à cocktails confidentiel Smoke & Bitters s’est rapidement hissé dans le classement des 50 Best Bars. Spiritueux et ingrédients locaux, à l’instar du White Negroni à base de gin de Colombo, de thé blanc et d’olives de Ceylan, et cuisine d’exception faisant la part belle aux viandes fumées sur place. 20 euros par personne.
◆ Trax est un lieu hybride à mi-chemin entre le bar à cocktails, le restaurant, la galerie d’art et la boîte de nuit. C’est l’adresse idéale pour rencontrer des locaux bien connectés.
| www.traxahangama.com |
◆ Ceylon Sliders est LA cantine préférée des surfeurs pour un petit déjeuner copieux et équilibré avant ou après une session. Excellent café et smoothies bienfaisants. Plats à 7 euros.
| www.ceylonsliders.com |
Célébrité locale
Ces valeurs sont les mêmes que celles défendues par Miss Sanu, première femme instructrice de surf du pays. Elle nous a donné rendez-vous à Weligama, une des baies les plus fréquentées de la côte. "Vous ne remarquez rien?", nous questionne-t-elle, face au ballet des surfeurs, montant et retombant sur un rythme apaisant. "Pas une Sri Lankaise n’est au line-up! Les hommes disent que c’est parce qu’on ne veut pas que notre peau fonce, mais c’est archi faux. C’est encore trop choquant pour la majorité de la population."
Cette jeune femme déterminée se met à l’eau pour la première fois en 2018, inspirée par son frère. Sa famille est furieuse, elle devient la cible de tous les commérages du village. Mais à peine trois ans plus tard, un journaliste du Los Angeles Times lui consacre un documentaire, "We Are Like Waves". Sanu devient une célébrité locale et certains parents acceptent même de lui confier leurs petites filles. "J’espère qu’avec le temps ces gens comprendront que le surf n’est pas une perversion, au contraire: cela demande de la rigueur, de la structure, de l’implication. C’est aussi exigeant que la religion!"
D’ailleurs, elle doit filer. Planche sous le bras, elle s’engouffre dans un taxi collectif et nous invite à la rejoindre au temple pour les festivités de Poya. Cette célébration d’un événement de la vie de Bouddha, organisée plusieurs fois par an (entre 13 et 14 fois selon le calendrier lunaire), met le pays au ralenti.
Parés de nos plus beaux habits clairs, nous faisons figure d’intrus à l’entrée du temple de Kirinda Vihara Maha Devi, où se réunissent plus de deux mille personnes pour l’occasion. Perché sur un rocher, le stupa est d’une blancheur aveuglante. Chacun s’y présente avec des offrandes, toutes plus extravagantes.
Intervention spirituelle
Alors que nous observons le va-et-vient des fidèles devant un petit autel, un homme nous attrape par le bras et nous fait signe de le suivre. Dans un anglais approximatif, Jayarathna tient à nous raconter la légende de Dewol, protecteur des marins, des pêcheurs et de tous ceux qui ont fait de l’océan leur élément. Il est l’une des 12 divinités tutélaires vénérées au Sri Lanka et aurait joué un rôle crucial dans le Ramayana, le texte sacré fondateur de l’hindouisme. Quand le prince Rama, héritier légitime du trône, est écarté par son père, il s’exile avec son épouse, Sita. Mais cette dernière est enlevée par Ravana et emprisonnée à "Lanka".
À mesure que les noms s’enchaînent, notre conteur s’emmêle. La cadence de son récit s’accélère et nous, on s’y perd. Retenons que Dewol a lutté contre le démon pour libérer la jeune femme et que le sanctuaire de Seenigama lui est aujourd’hui dédié. Chaque jour, les fidèles s’y présentent avec une huile à base de piment, de poivre et d’une saveur douce-amère de vengeance. La faire brûler tout en récitant un mantra assurerait la punition des gens malhonnêtes dans les 72 heures.
Jayarathna en est convaincu: son intervention spirituelle nous délestera définitivement de tous nos tracas quotidiens. La promesse est trop belle pour refuser. Dans un petit antre recouvert d’icônes, notre nouveau guide entonne une lancinante mélodie et nous embaume d’encens. Il plonge ses phalanges dans une lampe à huile et en enduit notre front à trois reprises. Après cette bénédiction, le rituel nécessite de tirer une carte pour finir de réaligner nos pensées.
"Il ne faut pas avoir peur des vagues qui agitent votre âme. C’est ça, la vie", traduit l’homme par-dessus notre épaule. Avant de nous quitter, le sage nous invite à sonner la cloche face à l’océan pour signaler notre présence à l’infiniment grand. Les silhouettes des surfeurs se dessinent en contre-jour, éclairées par un soleil vespéral. Enfin, nous sommes à l’équilibre.