La plupart des touristes s’y rendent en hiver ou en été, mais les locaux savent que c’est quand les mélèzes se parent de teintes dorées que les Alpes suisses sont les plus belles.
Le clair de lune dépose un voile argenté sur les champs, les montagnes se dressent comme des masses sombres. Il y a peu de monde dans le téléphérique de Mörel, qui relie la vallée à Riederalp, un village situé 1.200 mètres plus haut. On a l’impression de glisser à travers la nuit d’automne, le long de falaises d’ombre et de silence. Nos attentes sont élevées, car nous sommes venus pour une randonnée à travers les somptueuses couleurs automnales et pour voir un glacier, mais ce téléphérique flottant entre les pins et les étoiles est déjà ensorcelant.
Serpent de neige
L’automne est la basse saison dans le canton du Valais. Mais, pour les Suisses, c’est la période la plus magique que les Alpes puissent offrir. En effet, les mélèzes, les seuls conifères à feuilles caduques d’Europe, se parent de teintes dorées tandis que le soleil continue à briller et que les premières neiges saupoudrent les sommets.
C’est à ce moment-là que les Suisses organisent des expéditions dans les forêts, suivant le changement de couleur des feuilles des mélèzes grâce à une "carte des feuilles en ligne" offrant prévisions, mises à jour en direct et liens vers des dizaines de webcams. Ils se rendent également au glacier d’Aletsch, un serpent de neige et de roches de plus de 22 kilomètres de long et 800 mètres d’épaisseur, témoin silencieux de l’ère glaciaire.
Il suffit d’avoir une âme un peu romantique pour voirque la beauté de la nature dépasse ici toutes les attentes.
Le lendemain matin, nous reprenons le téléphérique à Riederalp, mais cette fois pour monter encore plus haut, à 2.300 mètres d’altitude, afin de contempler le plus grand glacier des Alpes qui semble enroulé autour des sommets. Les rares randonneurs restent silencieux, impressionnés par la vue. Sur la crête de Moosfluh, nous baignons dans la lumière claire du matin, face aux sommets glacés du Mont Rose, qui s’étendent au-delà de la frontière italienne.
En contrebas, les forêts jouent une symphonie de couleurs. Les mélèzes apportent leurs teintes cuivrées qui se muent en nuances d’or. Les érables rouges jettent des notes vermillon et écarlates. Un chœur de bouleaux baignés de soleil et de hêtres cuivrés complète le concert.
Tout ce qui fait la beauté de l’automne semble réuni ici. En regardant vers le bas depuis le glacier d’Aletsch, la traînée de glace et de moraines constitue la partie la plus froide de ce panorama doré et chaleureux.
Crevasses turquoise
"Le glacier a son propre climat, explique Dominik Nellen, notre guide. Il y fait froid et venteux." Nous voilà prévenus. Le sentier serpente en descendant sur un sol progressivement libéré de la glace. Plus haut, des pins et des plantes poussent sur un sol constitué de végétaux en décomposition. Nous descendons parmi les lichens et les saxifrages. En bas, seuls des rochers dénudés s’offrent à notre vue. Il y a deux siècles, la glace se trouvait à 200 mètres au-dessus de nos têtes.
"Mettez vos crampons, lance Dominik. Nous allons nous attacher en cordée. Essayez de marcher exactement dans mes pas." Nous fermons nos vestes. L’air se refroidit et descend au-dessus de la glace, créant un courant d’air glacial. Entre les crêtes de cristaux de glace et les crevasses turquoise, nous enfonçons nos crampons dans la surface, le regard rivé sur les crevasses tandis que nous progressons dans un tourbillon gelé de crêtes et de cuvettes. L’Aletsch porte son manteau de roches broyées comme une chrysalide protectrice. Lorsqu’on verse de l’eau sur un monticule sale, la poussière s’en va pour révéler un bleu profond. Le glacier est au cœur de l’arène d’Aletsch, site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO.
En moins de deux, nous sommes suspendus dans les airs au milieu des pommes de pin, rampant le long de parois rocheuses avec la rivière en contrebas.
La remontée vers le sommet est une splendeur de bouleaux dorés, de myrtilles aux teintes rouille et de mousses sur les rochers étincelants de mica. Un petit cassenoix moucheté vole entre les pins. La montée se fait abrupte et l’oxygène se raréfie. Il est tout simplement impossible de ne pas être heureux ici.
"Nous venons chaque année dans le Valais", explique un compagnon de randonnée, professeur à Zurich. Les érables flamboient d’un rouge anthocyanique: quand la production de chlorophylle s’arrête, la teneur en anthocyane augmente afin de protéger les feuilles contre les rayons ultraviolets nocifs et ainsi garder l’arbre chaudement vêtu en vue de l’arrivée des vents forts. "C’est ici qu’on trouve le meilleur climat du pays. C’est notre Méditerranée", explique-t-il.
Monde merveilleux
Nous nous dirigeons vers l’Ouest, dans la vallée du Rhône, puis vers le sud jusqu’à Saas-Fee, un village où la vie se déroule sous la présence imposante du Dom, un géant de 4.545 mètres, le plus haut sommet de Suisse. Sur le glacier qui surplombe le village, des skieurs professionnels viennent se préparer pour la nouvelle saison. Les adolescents que nous voyons faire la navette vers le téléski le lendemain matin s’avèrent être des champions canadiens.
«Un jour, mon grand-père a planté une croix au sommet du Dom», raconte Alex Supersaxo, un hôtelier dont la famille a toujours vécu ici. «Quel haut fait d’armes!», lui répondons-nous. "Pas vraiment. Ici, c’est normal. Quand les premiers alpinistes étrangers sont venus ici, les locaux les ont accompagnés dans leurs ascensions: ils connaissaient la montagne", explique le propriétaire de l’hôtel. Hors saison, le Valais est un monde paisible et charmant qu’on partage avec des hôteliers détendus, des guides décontractés et des randonneurs insouciants.
Avalanche de pierres
Au lieu de suivre les skieurs jusqu’au glacier, nous prenons le téléphérique jusqu’à Hannigalp, à 2.350 mètres d’altitude, point de départ de nombreuses randonnées. Là se trouve un bar avec une grande terrasse offrant une vue imprenable. Dans la matinée silencieuse résonnent les chants des criquets et les cris des choucas. Haut dans le ciel, des panaches et des nuages de poussière explosent sur les flancs du Distelhorn, dans un grondement de roches et de neige. L’avalanche se trouve à plus d’un kilomètre à l’Ouest, mais le jeune homme qui sert le café jette quand même un regard à la montagne. "Il faut toujours garder un œil sur les rochers", murmure-t-il.
Saas-Fee dispose d’environ 350 kilomètres de sentiers de randonnée balisés, dont certains comportent également un peu d’escalade. Nous optons pour l’Old Chamois Trail en direction de l’Ouest, un sentier en boucle passant dans une impressionnante crevasse entre les montagnes, où les torrents de Triftbach et de Torrenbach se rejoignent pour se jeter dans la rivière Feeru Vispa. La randonnée est magnifique. Dans l’air d’une tranquillité absolue, la lumière, comme une musique lente, oblige à s’arrêter à maintes reprises pour contempler le spectacle. Jamais nous n’avions vu à quel point le bleu ou l’or pouvaient être éclatants, pensons-nous devant ce ciel alpin encadré par de vieux mélèzes presque luminescents. Ces troncs tatoués de lichens sont aussi grands et à une altitude aussi élevée que peuvent l’être les mélèzes européens.
Quelques centaines de mètres plus haut, la glace du glacier Hohbalm forme une menaçante falaise. Nous franchissons silencieusement une passerelle, en espérant ne pas la réveiller. Le sentier contourne la montagne et redescend vers Saas-Fee. Un peu plus bas, nous apercevons une colonie de marmottes qui sortent de leur terrier, pour le plus grand plaisir des enfants qui se sont arrêtés pour les regarder. L’automne est la saison de la chasse en Suisse et le gibier fait son apparition sur les cartes des auberges de village et des restaurants gastronomiques, ce qui change des raclettes et des fondues.
"Nous avons fait de la via ferrata partout dans les Alpes, mais c’est ici que c’est le mieux!"Danny Stoffel
Le lendemain, nous achevons notre exploration de Saas-Fee par une expérience dans les crevasses le long de la rivière Vispa. Nous pensions qu’il s’agirait d’une simple randonnée, jusqu’à ce que le guide, Danny Stoffel, distribue des harnais. Il nous montre comment s’attacher et se détacher de la via ferrata, un système de câbles, rampes et échelles fixées sur les parois rocheuses. En moins de deux, nous voilà suspendus dans les airs au milieu des pommes de pin, avançant le long des parois rocheuses, la rivière en contrebas.
"Nous avons fait de la via ferrata partout dans les Alpes, mais c’est ici que c’est le mieux!", déclare un randonneur avec enthousiasme. La randonnée est jubilatoire, joyeusement insensée (pourquoi se faire peur vingt fois en trois heures?), mais époustouflante. "À cette période de l’année, la lumière est fantastique: l’angle bas, les ombres, les formes…", déclare Stoffel en me faisant serpenter au-dessus de la gorge le long d’un câble. Les mélèzes, les falaises et les cascades scintillent dans toute leur clarté alors qu’on s’en rapproche, suspendu à une poulie.
Les Celliers de Sion
En redescendant vers le Rhône, les coteaux du Valais se parsèment de vignes. Nous profitons du dernier coucher de soleil depuis Les Celliers de Sion, un œnoparc créé par Bonvin 1858 et Philippe Varone Vins. Ces deux grands noms de la viticulture ont aménagé au beau milieu des vignes des guérites dans lesquelles on peut déguster du vin et manger de la raclette. David Héritier, directeur des Celliers, fait valser un fendant frais et minéral aux notes d’agrumes. «Nous exportons très peu, car la majeure partie de nos vins est consommée ici, en Suisse», explique-t-il. On comprend pourquoi. Ce fendant est une raison supplémentaire de revenir dans ce lieu mythique, au cœur de la majestueuse et envoûtante nature.
Adresses d’hébergement à l’arène d’Aletsch et à Saas-Fee via www.myswitzerland.com
Horatio Clare, 2023, “Why autumn is the time to visit Switzerland”.
© Financial Times / ft.com. Tous droits réservés. Mediafin est responsable pour la traduction.
Le Financial Times Limited n’accepte aucune responsabilité quant à l’exactitude ou à la qualité de la traduction.