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Jean Boghossian | L'art est la réponse

Arménien exilé au Liban et en Belgique, Jean Boghossian s’est fait un nom dans les affaires et dans le mécénat via la Fondation Boghossian. Celle-ci rapproche l’Orient et l’Occident par l’art et la culture. Artiste discret depuis 30 ans, Jean Boghossian change de vie aujourd’hui pour se consacrer pleinement à sa passion.

C’est un homme calme, posé, que nous rencontrons dans le lobby de l’hôtel Phoenicia à Beyrouth. Pourtant la veille, il avait annulé notre rendez-vous faute de temps, tout affairé qu’il était à la préparation de son exposition qui s’ouvrira le lendemain au Beirut Exhibition Center. Cette rétrospective de son œuvre des 25 dernières années revêt une importance toute particulière puisqu’elle marque en quelque sorte le début d’une nouvelle vie. La famille libano-arménienne est active dans la joaillerie depuis cinq générations. "J’ai arrêté de travailler cette année, explique Jean Boghossian, cela faisait quelques années que j’avais ralenti. Cette année j’ai décidé d’arrêter parce que j’ai estimé que j’avais mieux à faire dans mon travail artistique, que j’avais une passion et qu’il fallait que je la vive pleinement." Il se met également en retrait de la fondation qu’il a créée en 1992 avec son père Robert et son frère Albert. "Je suis encore présent pour quelques événements, quelques décisions, précise-t-il. Mais en gros j’espère que la transition se fera et que cela continuera dans la même lignée." Donc Jean Boghossian est désormais artiste presqu’à temps plein. "Si vous me demandez comment je passe mon temps, oui, je suis surtout artiste. Si vous me demandez qui j’étais, tout à la fois mais surtout artiste."

"Je suis un faiseur de ma vie plutôt que quelqu’un qui se laisse mener."

La famille Boghossian a fui le génocide arménien en 1915 pour s’installer à Alep en Syrie où Jean est né en 1949. Lorsqu’il a douze ans la famille déménage à Beyrouth au Liban. A 20 ans, il se lance dans le commerce des pierres précieuses et voyage dans le monde entier. En 1975, il quitte Beyrouth pour Anvers à cause de la guerre civile et bien qu’il y ait vécu d’autres guerres. "Les guerres israélo-arabes se déroulaient aux frontières, donc on ne les sentait pas beaucoup, se souvient-il. Mais la guerre civile libanaise, c’est le voisin qui tire sur son voisin. Un peu comme en Syrie aujourd’hui. En plus, autant il y a des magouilles en Syrie, on ne sait qui est quoi, autant au Liban il y en avait trois fois plus. On ne savait pas si c’était la gauche contre la droite, si c’étaient les musulmans contre les chrétiens, si c’étaient les islamistes contre les moins fanatisés. C’était des mouvances incroyables." Il emmène donc son frère en Belgique pour qu’il termine ses études. En 1979, ils ouvrent ensemble un bureau à Genève où son frère vit et travaille toujours. "Nous avons travaillé dans la fourniture de pierres précieuses, comme grossiste et petit à petit nous avons commencé à fabriquer des bijoux et la marque Bogh’art puis Boghossian a fait son chemin dans la bijouterie."

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Nomade

Même s’il n’a jamais totalement rompu les liens avec ce pays, Jean Boghossian a mis un certain temps avant de revenir définitivement au Liban. "J’ai commencé d’abord en pensant revenir. Mais sachant très fortement que je ne reviendrais que si le calme s’installait. Or il ne s’est jamais installé. Et donc je suis revenu souvent pour des vacances, pour revoir mes parents. Mais pas pour revenir définitivement." Au décès de son père en 2012, il revient au pays et reprend le flambeau paternel dans l’affaire familiale. Un père qui lui a imposé des cours de dessin lorsqu’il avait 6 ans. Ce n’était pas de son goût à l’époque mais cela ne l’a pas empêché plus tard de suivre les cours de l’académie des Beaux-Arts à Uccle et à Boistfort pendant une quinzaine d’années.

©Gianfranco Gorgoni
©Gianfranco Gorgoni ©doc

Un père qui lui a également transmis quelques valeurs dont: "On ne commence pas sa vie par un échec", tant il voulait absolument que Jean réussisse son bac. "Maintenant, j’ai compris que, non, l’on peut commencer sa vie par un échec, sourit-il, et encore mieux, parce que les échecs construisent la personnalité et défendent contre le monde. Mais je n’ai jamais accepté l’échec. N’acceptant pas l’échec, je suis comme un soldat qui fait le tour d’une forteresse et qui a tout le temps peur qu’on l’attaque au point faible. Ce n’est pas toujours facile à vivre quand on est hypervigilant. Comme cela, on n’est pas à l’aise, on ne lâche pas prise. Je suis un faiseur de ma vie plutôt que quelqu’un qui se laisse mener." Vous avez dit lâcher prise? Pour son exposition, Jean Boghossian a envoyé ses œuvres d’Anvers à Beyrouth par container. "Quand j’ai vu partir ce container, j’ai vu partir toute ma vie, explique-t-il. Je ne veux même pas toucher l’assurance. J’ai moi-même fermé le container avec le sceau et c’est moi qui l’ai ouvert quand il est arrivé."

Action humanitaire

En 1988, l’Arménie est secouée par un terrible tremblement de terre. Les Boghossian apportent une aide humanitaire aux habitants du pays de leurs grands parents. Ils mèneront d’autres actions en Syrie puis au Liban. Ici, notamment ils construisent une école, le Mesrobian Technical College qui dispense un enseignement technique en quatre langues: l’arabe classique, l’anglais et le français, conformément aux règles de l’enseignement officiel libanais auxquelles s’ajoute l’arménien. Cette action est menée en collaboration avec la Fondation Gulbenkian de Lisbonne. Cette fondation porte le nom d’un financier arménien richissime qui a légué sa fortune au Portugal via cette fondation. "C’est grâce à cette école qui m’a permis d’aller la Fondation Gulbenkian au Portugal que je me suis dit qu’on ne pouvait pas rester comme cela, commente Jean Boghossian, qu’il fallait que l’on passe à un cap supérieur qui n’est pas qu’humanitaire, qui est l’humanisme, le changement des mentalités parce que les mentalités sont aussi encrassées."

Outre des écoles, la fondation Boghossian a financé la construction d’un centre de vacances, d’un centre culturel, d’une académie artistique et la restauration du parc des amoureux en Arménie. Depuis 2012, la Fondation décerne également chaque année un prix à trois jeunes artistes libanais actifs dans les arts plastiques (peinture, sculpture, photographie et vidéo), la joaillerie, le design et le stylisme. Ce prix d’un montant de 10.000 dollars, est assorti de la possibilité de séjourner à Bruxelles à la Villa Empain. Depuis 16 ans, la Fondation remet également le Prix du Président de la République d’Arménie. "C’est un peu un prix Nobel qui est donné par notre Fondation dans une dizaine de disciplines, beaucoup artistiques, mais aussi la médecine, recherche, technologie, l’humanitaire…", précise Jean Boghossian. Un montant de 80.000 dollars est alloué chaque année aux treize lauréats de ce prix. La Fondation est en outre active en Belgique via des soutiens à l’École de la Cambre, l’École de Design d’Anvers, l’atelier de joaillerie et est impliquée dans Out of the box, une initiative privée qui s’adresse à des jeunes qui ont des problèmes avec le système scolaire officiel. La Fondation Boghossian remet également chaque année les deux premiers prix aux lauréats du concours Art Contest (d’une valeur de 9.000 et 6.000 euros). "Les besoins sont plus ici (au Liban) que là-bas, ajoute l’artiste. Quand on connaît un tel bien-être en Belgique et qu’on voit les besoins ici on sait qu’ils sont plutôt là."

Si la Fondation mène des actions humanitaires elle se veut également un lieu de dialogue entre les cultures d’Orient et d’Occident notamment par le biais de l’art, d’où le slogan "art is the answer". "Je pense que nous ne recherchons pas un travail spectaculaire, commente Jean Boghossian. C’est un travail en douce de rapport avec les gens pour les amener à s’identifier à ce message à faire rayonner ce message aussi, aider à ce changement de mentalité, par des conférences, des concerts. On peut faire les choses mieux, mais on fait ce qu’on peut en fonction de nos moyens."

En 2006, la Fondation investit, après une sérieuse et remarquable restauration, la Villa Empain sur l’avenue Roosevelt à Bruxelles, un rêve fou que Jean Bogossian réalise après avoir découvert la Fondation Gulbenkin. "C’était mon modèle, explique-t-il, quand j’ai vu cela je me suis dit qu’on ne peut pas rester dans les coulisses, qu’il faut que notre message rayonne à partir d’un bâtiment emblématique. Les gens meurent, mais les constructions restent. Après nous, je ne savais pas si la quatrième génération n’allait pas dilapider l’argent comme c’est déjà arrivé souvent. Je préférais que l’argent se mette dans un projet auquel les futures générations, même la dixième, puissent s’identifier et soient fières de continuer et pas que l’on se dispute pour l’argent qui reste."

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L’homme d’affaires de venu artiste pense-t-il que l’art peut changer le monde? Peut-être pas, mais en tout cas il peut y contribuer, "contribuer à une nouvelle vision du monde, à trouver d’autres valeurs en dehors de la logique, en dehors des territoires connus parce que les territoires connus sont éculés, esseulés mais n’ont pas beaucoup donné de résultats. Parfois l’art apporte cette autre vision qui permet de secouer le monde."

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