La réalité virtuelle gagne ses lettres de noblesse artistiques
Les œuvres en réalité virtuelle figurent désormais au programme de grands festivals internationaux comme Venise, Cannes ou Annecy qui accordent une place grandissante à ce nouveau champ créatif. L’équation économique demeure cependant fragile pour ce medium immersif qui mêle numérique, cinéma et animation.
Au placard, le métavers de Mark Zuckerberg? En tout cas, encore incontournable voici deux ans, le sujet n’attise plus guère l’excitation des médias et des investisseurs, tous aujourd’hui les yeux braqués sur l’intelligence artificielle et la révolution qu’elle pourrait amener dans notre vie quotidienne.
Si la promesse d’une "deuxième vie" numérique semble provisoirement éteinte, la réalité virtuelle (VR) poursuit cependant son chemin au sein de la Silicon Valley. Facebook continue ainsi de développer ses casques Meta Quest avec leur propre système d’exploitation, tandis qu’Apple a lancé en février son Apple Vision Pro qui constitue la première incursion de la marque à la pomme dans la sphère virtuelle. "L’arrivée de géants comme Facebook ou Apple a permis de standardiser davantage ce medium expérimental et d’offrir une plateforme plus stable aux développeurs, comme les systèmes d’exploitation iOS et Android l’ont fait il y a une quinzaine d’années pour le smartphone", souligne un observateur du secteur.
Un spectre d’artistes plus large commence à utiliser la VR pour raconter des histoires.
Grâce à cette maturation technologique, un spectre d’artistes plus large commence à utiliser la VR pour raconter des histoires qui vont plus loin que l’étalage technologique et qui s’éloignent désormais des codes esthétiques du jeu vidéo, domaine qui a (logiquement) constitué le premier usage des casques de réalité virtuelle grand public.
Plus qu'une vidéo à 360 degrés
Récompensé dans plusieurs festivals sur le globe, le très beau "Stay Alive, My Son" ("Tu vivras, mon fils") raconte ainsi le génocide khmer rouge à travers les souvenirs d’un rescapé cambodgien qui a voyagé jusqu’au bout de l’enfer des camps de rééducation à la fin des années 70.
"J’ai rapidement compris qu’il s’agit du futur du "storytelling" en raison de l’incroyable capacité de la VR à immerger l’utilisateur dans l’histoire de façon beaucoup plus intime que ne peut le faire un long-métrage de cinéma."
"Au début, je me suis dirigée vers le cinéma par erreur", sourit Victoria Bousis, réalisatrice et productrice qui a exercé auparavant la charge de procureur au sein de l’appareil judiciaire américain. "Je suis ensuite passée à la réalité virtuelle quand j’ai découvert la puissance de ce nouveau medium au Massachussetts Institute of Technology (MIT). J’ai rapidement compris qu’il s’agit du futur du "storytelling" en raison de l’incroyable capacité de la VR à immerger l’utilisateur dans l’histoire de façon beaucoup plus intime que ne peut le faire un long-métrage de cinéma. J’ai donc décidé de créer mon propre studio à un moment où la réalité virtuelle était considérée comme une vidéo à 360 degrés. Mais je voulais aller dans une direction artistique complètement différente."
Intégration dans les festivals de cinéma et d'animation
Signe de l’émergence d’une nouvelle scène créative, la réalité virtuelle trouve désormais sa place au programme de plusieurs festivals majeurs de la planète cinéma. Dans cette exploration d’un nouveau territoire, c’est la Mostra de Venise qui a joué le rôle de pionnier en lançant, dès 2016, une section nommée "Venice Immersive" qui, l’an dernier, a rassemblé une trentaine de projets en compétition. Initiative similaire cette année à Cannes avec une toute première "compétition immersive" qui visait à ouvrir la Croisette (mais pas encore la montée des marches) à ces nouvelles formes artistiques.
"Quand nous avons commencé à produire des œuvres en VR, nous avons d’abord cherché à nous positionner sur des histoires fortes et portées par la technologie, pas l’inverse."
De son côté, Annecy, festival incontournable pour les passionnés d’animation du monde entier, proposait une dizaine d’œuvres en compétition lors de sa dernière édition en juin. "Sous l’impulsion du numérique, les techniques sont convergentes entre animation traditionnelle et réalité virtuelle", explique Marcel Jean, directeur artistique du festival. "On a vu deux grands courants naître au sein de la réalité virtuelle. D’une part, des œuvres que nous dirons "installatives" et qui relevaient souvent de manèges pour parcs d’attractions, avec la performance graphique comme principal moteur. D’autre part, des créations avec une prédominance du récit. C’est cette deuxième voie que le festival souhaite mettre en lumière en organisant chaque année une compétition et pas uniquement une démonstration."
Les opérateurs publics, principaux soutiens de l’immersif
En France, l’essor de ces nouvelles productions "immersives" doit beaucoup aux opérateurs publics comme Arte ou France Télévisions qui ont accepté de jouer le jeu de l’expérimentation avec des œuvres au carrefour de plusieurs disciplines artistiques. "Quand nous avons commencé à produire des œuvres en VR, nous avons d’abord cherché à nous positionner sur des histoires fortes et portées par la technologie, pas l’inverse", explique Jeanne Marchalot, responsable du StoryLab chez France Télévisions qui produit chaque année une dizaine de projets innovants à différents stades de leur fabrication.
Pour l’heure, les festivals et les magasins d’applications restent le premier vecteur de diffusion d'œuvres en VR. En dehors de ces circuits, les opportunités de rencontre entre une œuvre en VR et son public demeurent encore rares si on n’est pas équipé chez soi.
Parallèlement, d’autres mécaniques d’aides publiques ont permis de soutenir les créateurs qui souhaitaient s’emparer de ce nouveau mode d’expression. "Dès le départ, le Centre National du Cinéma et de l’image animée a ouvert le jeu à d’autres champs créatifs", souligne Benoit Blanchard, responsable opérationnel du marché du film d’animation à Annecy. "Les nouvelles aides à la création numérique ont cherché à attirer des dramaturges, des réalisateurs, des chorégraphes… Et, de fait, la danse est devenue, par exemple, un genre en soi parmi les œuvres basées sur la réalité virtuelle."
Les musées, terre d’accueil de la réalité virtuelle
S’il est désormais bien palpable, l’écosystème autour de la réalité virtuelle comme expression artistique reste néanmoins fragile car confronté à un sérieux écueil, celui du modèle économique. Premier obstacle: la distribution des créations en VR. Pour l’heure, les festivals et les magasins d’applications restent le premier vecteur de diffusion. En dehors de ces circuits, les opportunités de rencontre entre une œuvre en VR et son public demeurent encore rares si on n’est pas équipé chez soi. C’est pourquoi, afin d’équilibrer les comptes, certains studios s’orientent vers une activité mixte, avec une partie des productions destinées au secteur privé où la VR suscite un véritable intérêt pour certains usages professionnels.
"Les musées sont devenus un débouché pour la réalité virtuelle ces dernières années: ces institutions culturelles jouissent à la fois du temps et de l’espace pour amortir ce type de production qui peut, en outre, voyager d’un musée à l’autre."
"La mise en place de la VR représente un vrai défi", souligne Benoit Blanchard. "Par définition, chaque spectateur doit être équipé d’un casque pour visionner une histoire qui dure entre vingt et quarante minutes. Outre le matériel et l’accompagnement des utilisateurs, il faut disposer d’une surface significative qui peut rassembler environ dix à vingt personnes en même temps, rarement plus. Par comparaison, une salle de cinéma peut contenir plusieurs centaines de personnes simultanément pour regarder un long-métrage qui dure entre 90 et 120 minutes. C’est un vrai frein à l’exploitation, d’autant qu’aujourd’hui, la rotation des films en salles est devenue extrêmement rapide. Or, la réalité virtuelle, comme toute forme d’animation, coûte cher à produire et se rentabilise dans le temps. Le modèle économique de la filière cinématographique ne peut donc probablement pas être répliqué comme tel. C’est pourquoi les musées sont devenus un débouché pour la réalité virtuelle ces dernières années: ces institutions culturelles jouissent à la fois du temps et de l’espace pour amortir ce type de production qui peut, en outre, voyager d’un musée à l’autre."
Selon Jeanne Marchalot, cette hybridation entre formats, lieux, métiers et interfaces n’en est qu’à ses débuts "À présent, nous voulons explorer d’autres formats pour atteindre des franges différentes du public. On voit par exemple aujourd’hui la montée en puissance de jeux vidéo dits "narratifs" qui efface les frontières avec d’autres médias, y compris avec la réalité virtuelle elle-même. De même, nous souhaitons attirer des talents venus d’autres horizons, comme la photographie ou les arts plastiques, et qui apportent un regard neuf. Dans le cas d’"Empereur" (voir encadré), il s’agissait d’une première expérience en immersif pour les deux réalisateurs Manon Burger et Ilan Cohen. C’est ce type de métissages inattendus que nous souhaitons provoquer."
1. Stay Alive, My Son
Inspiré du livre "Tu vivras, mon fils", récit de la vie du Cambodgien Pin Yathay sous le régime khmer rouge, "Stay Alive, My Son" est une expérience dont on ne sort pas indemne. Accueilli par le narrateur lui-même dans sa demeure, l’utilisateur est ensuite projeté cinquante ans en arrière, au cœur d’une sinistre forêt tropicale où l’on frôle des silhouettes fantomatiques qui ont été autant de victimes la folie des Khmers rouges. Une plongée au cœur des ténèbres et une parfaite illustration de la puissance paradoxale de la réalité virtuelle pour faire ressentir le traumatisme, bien réel, vécu par d’autres personnes dont l’existence a été balayée par les vents mauvais de l’Histoire.
2. Empereur
Un voyage intime qui invite à expérimenter soi-même l’aphasie en reconstituant les fragments d’une relation père-fille pour les aider à renouer le fil de leur relation. Guidé par la main et la voix de sa fille, l’utilisateur est placé dans la position du père et explore les vestiges de ses souvenirs en arpentant un territoire mental monochrome et dessiné au fusain. Une véritable pépite qui nous interroge sur la signification du langage quand il n’y a plus de mots pour communiquer.
3. My Inner Ear Quartet
Un jeune garçon solitaire, dont l’oreille est habitée par quatre musiciens, collecte dans un carnet les "voix" des objets qu’il rencontre. Parvenu à l’âge adulte, notre héros reprend sa quête abandonnée durant l’enfance… mais que finira-t-il par trouver au bout de sa recherche? Signé par Kôji Yamamura, talentueux animateur qui a déjà défriché d’autres techniques d’animation dans de précédents courts-métrages, ce petit morceau de poésie montre que la VR peut être immersive autant par le son que par l’image.
4. Gargoyle Doyle
Une gargouille grincheuse passe 800 ans coincée sur le flanc d’une cathédrale avec une gouttière décorative comme seule compagne d’infortune. Du haut de leur alcôve, les deux compères voient le meilleur et le pire de l’histoire humaine défiler devant leurs yeux, avant d’être bientôt rattrapés eux-mêmes par la modernité... Une comédie récompensée par le Cristal de la meilleure œuvre VR cette année à Annecy.
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