Emmanuel Todd et le féminisme, un débat qui laisse les chercheurs froids
Ouvrage scientifique ou essai polémique? Le débat passionné dans les médias autour du livre d’Emmanuel Todd sur la condition féminine laisse froids les chercheurs, qui ne trouvent pas l’historien et anthropologue légitime sur cette question.
"Où en sont-elles? Une esquisse de l’histoire des femmes" (Seuil), sorti fin janvier, a mis à la une, fait extrêmement rare, un débat sur un livre d’anthropologie... mais que les anthropologues elles-mêmes rechignent à lire. Celles contactées par l’AFP ont presque toutes répondu ne pas avoir eu envie d’y consacrer leur temps. Elles préfèrent ne pas s’exprimer publiquement sur un livre qu’elles n’ont pas lu, mais dont elles ont beaucoup entendu parler.
"Des gens ne veulent pas comprendre que ce qu’un chercheur décrit n’est pas forcément ce qui leur plaît."
"Pas prioritaire", dit l’une d’entre elles, car il "ne semble pas exposer de résultats actuels scientifiquement fondés". "Une opération purement idéologique qui n’a rien à voir avec la recherche", d’après une autre, abasourdie par le "présupposé (absurde pour un démographe) que le patriarcat n’existe pas, ou en tout cas pas chez nous". Une troisième pense que "l’essai semble très intéressant", et qu’elle le découvrira ultérieurement, mais signale, en tant que spécialiste de la Préhistoire, que "nous, chercheurs, ne sommes pas tous d’accord sur l’interprétation à donner aux vestiges".
"Ça nous ralentit"
On connaissait Emmanuel Todd, historien des structures familiales et, plus récemment, observateur de la société française. Ses thèses fascinent ou agacent, comme celle sur la mobilisation de l’hiver 2015 après l’attentat contre Charlie Hebdo, le fait selon lui d’une France périphérique islamophobe.
Aujourd'hui, il a surpris en s’attaquant à ce sujet sur lequel on ne l’attendait pas. À l'âge de 70 ans, il en conclut que ces 70 dernières années justement, en Occident, ont vu l’avènement d’une "matridominance", où les femmes ont pris un pouvoir insoupçonné, en étant plus diplômées et plus influentes sur le débat intellectuel.
L’argument est très mal passé chez les féministes. "La place que ça prend, ça nous ralentit. En vrai, ça ralentit les mouvements féministes qui essayent de se battre concrètement", lui a lancé dans un débat télévisé la journaliste Titiou Lecoq.
"Todd l’avoue, il n’a pas fait vraiment d’effort pour lire la littérature sur le genre."
Interrogé par l’AFP, Emmanuel Todd s’avoue "non pas déçu, parce que ça supposerait que je croyais qu’il pouvait en être autrement", mais éprouve "un peu de tristesse" à se "faire traiter de masculiniste par des gens qui ne veulent pas comprendre que ce qu’un chercheur décrit n’est pas forcément ce qui leur plaît. (...) Je serais très intéressé d’être contredit scientifiquement. Et ce n’est pas ça du tout, au stade actuel".
Expérience personnelle
Un sociologue qui a travaillé avec lui, Milan Bouchet-Valat, de l’Institut national d’études démographiques, ne s’en étonne pas. "Dire qu’il attend d’être réfuté, c’est un peu facile. (...) Todd l’avoue, il n’a pas fait vraiment d’effort pour lire la littérature sur le genre. Et les chercheurs spécialisés n’ont pas le temps de se battre avec tous les ouvrages qui sortent", explique-t-il à l’AFP.
"À ce rythme, il nous faudrait encore 60 ans avant d’atteindre l’égalité salariale."
"Je n’ai rien à objecter à la manière dont il résume mes travaux. (...) En revanche, je n’avais pas vu venir la conclusion qu’il en tire", ajoute le sociologue. "La réduction des écarts de salaire entre conjoints avance à un rythme important, certes, mais j’avais calculé qu’à ce rythme il nous faudrait encore 60 ans avant d’atteindre l’égalité."
Bon client des médias, Emmanuel Todd se sait peu apprécié dans les cercles académiques. "Depuis le début de ma carrière de chercheur, je n’en finis pas d’avoir des problèmes avec mes collègues!", rappelle-t-il. "J’y ai survécu". Quand on lui suggère que la "matridominance" décrit son expérience personnelle, dans un milieu très favorisé, avec des femmes qui se sont accomplies professionnellement, il acquiesce: "Oui, j’ai grandi dans un monde où les femmes étaient plus fortes et intelligentes que les hommes."
Essai
"Où en sont-elles? Une esquisse de l'histoire des femmes"
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