Le charme discret de Vladimir Jankelevitch
Décédé en 1985, le philosophe français d’origine russe revient sur le devant de la scène avec un volume de 1.000 pages et une exposition à la Bibliothèque nationale de France.
LIVRE
Vladimir Jankelevitch, "Philosophie morale", Flammarion, 1.182 p., 25,40 euros.
Note: 5/5
EXPOSITION
Jusqu'au 7/4/19 à la Bibliothèque nationale de France.
Philosophe de l’interstice et du pas de côté, de l’ineffable et de l’insaisissable, de l’amour, du temps et de la mort, Vladimir Jankelevitch était volontiers taquin. "J’ai tendance à me placer au bord des choses." Lui qui détestait les bilans, qui se refusait à proposer une vision systématique du monde, préférait incarner un style. "Mon projet philosophique est une manière de philosopher. C’est-à-dire d’essayer de penser jusqu’au moment où la pensée se brise sur les choses difficiles à saisir."
Mélomane sans être musicologue, il pratiquait la musique avec ardeur et en parlait mieux que quiconque. Il était le penseur par excellence de l’étonnement et des paradoxes, ce qu’il nommait "les problèmes-limites", les "presque-rien" et les "je-ne-sais-quoi". Pour lui, l’existence humaine était faite de choses infimes et d’imperceptibles mouvements dont il fallait s’efforcer de parler sans chercher à trop vouloir les expliquer.
L’expérience de la guerre
Professeur à la Sorbonne, il se rangea, lors des événements de 68, du côté des étudiants. Mais c’est l’expérience du nazisme qui a littéralement bouleversé son existence. Si dans sa jeunesse, il était romantique et cultivait un goût pour l’irrationnel, il se trouva soudain confronté à la barbarie et décida de s’engager dans la résistance. Fini l’insouciance, place à l’anxiété face à la gravité de la situation. "Chaque instant est aussi lourd que toute l’histoire du monde."
Interdit d’enseignement en 1940 par le gouvernement de Vichy, il raconte, non sans humour, l’événement à un ami: "Je suis, depuis quelques jours, relevé de mes fonctions. On m’a découvert deux grands-parents impurs, car je suis, par ma mère, demi-juif; mais cette circonstance n’aurait pas suffi si je n’avais, de surcroît, été métèque par mon père. Cela faisait trop d’impuretés pour un seul homme."
Le contexte historique se fait sentir dans son œuvre. En 1942, il publie un ouvrage sur le mensonge et, en 1947, un essai sur le mal. Mais c’est son livre consacré au pardon, sorti en 1967, qui a le plus marqué les esprits. Alors que l’on débattait de l’imprescriptibilité des crimes nazis, il rejette avec véhémence l’idée de prescription pour les crimes contre l’humanité, écartant toute possibilité de pardon véritable dans ce cas précis. Il devient clair pour lui qu’il n’est de vraie philosophie que morale, une morale des actes et non des théories, qui prend en compte l’ambiguïté des sentiments et le "duel scabreux des intentions". Après guerre, Jankelevitch se mue en philosophe de l’action et de la volonté, de plus en plus sensible à l’irréversible. Chez lui, le tragique et la légèreté se côtoient. "Vivre, c’est perdre. L’essence de notre être, cette maille qui file."
"J’ai tendance à me placer au bord des choses."
Infatigable chercheur de nuances et de subtilités, il voyage toujours entre l’ironie et la profondeur. Sa prose est empreinte d’une délicatesse émouvante, notamment lorsqu’il s’intéresse à la question de l’aventure. "L’aventure déblaye en plein réel des oasis de ferveur et d’intensité; elle redonne vie à l’instant picaresque, exalte le délicieux décousu de l’existence." Mais pourquoi avons-nous tant besoin d’aventure? "Les évasions de l’aventure nous servent à pathétiser, à dramatiser, à passionner une existence trop bien réglée par les fatalités économiques et sociales et par les compartimentages urbains."
Jankelevitch nous parle de son temps, mais aussi du nôtre. Oui, les événements se précipitent et tout s’accélère, mais est-ce là une promesse d’aventure? Comment faire place à celle-ci dans un monde de plus en plus quadrillé où le hasard et la surprise tendent à disparaître? "Dans ‘La ronde de nuit’, en bas à droite du tableau, et surgissant des ténèbres où la scène est presque entièrement plongée, il y a un homme vêtu de jaune. Il serait beau de penser que cet homme d’or est le principe de l’aventure." Jankelevitch est cet homme de lumière au beau milieu de la nuit. On le rencontre un peu par hasard, on le suit, et puis on ne le quitte plus.
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