Art Brussels 2022: la foire des amoureux de l'art
Art Brussels est de retour après trois ans de silence imposé. La foire d'art contemporain bruxelloise affirme ce qui séduit tant galeristes et collectionneurs: un rendez-vous destiné aux amateurs d'art, qui, post-Brexit et post-covid, favorise l'échange convivial et l'inédit.
Une foire d'art est un cabinet de curiosités, une caverne d'Ali Baba et une bibliothèque labyrinthique. C'est aussi une fenêtre sur le monde, qui s'ouvre cette année après trois ans de fermeture covidienne. Et pourtant, malgré cette fermeture, l'art et son marché n'ont pas cessé d'engendrer de la vie et de produire des affaires, fût-ce par d'autres voies, à distance et virtuellement. Cette édition 2022 est celle d'une recomposition, et elle ne manque pas de puissance ni d'électricité.
La puissance, elle éclate d'emblée avec Hermann Nitsch, hélas disparu le 18 avril, l'un des fondateurs de l'Actionnisme viennois (art de la performance dans les années 60, NDLR), chez Maruani Mercier, qui propose deux de ses dernières toiles, huiles puissantes dans les bleus et les rouges. "Je veux seulement montrer ce qui est, disait-il. La provocation ne m'a jamais intéressé. Je veux montrer l'intensité. J'admets que l'intensité est une forme de provocation, mais ce qui m'importe, c'est montrer et célébrer la vie."
Au chapitre de la puissance, celle de l'Allemand Thomas Müller, que le Gantois Kristof de Clercq suit depuis vingt ans, engendre une infinie douceur pilotée par l'obsession. Ses grands formats appartiennent à deux familles: la mine et le bic. Les œuvres à la mine sont un ample ondoiement de lignes tracées avec des gabarits de métal ou de bois, déplacés millimètre par millimètre au cours de l'exécution. L'enroulement des lignes crée des volutes de volumes abstraits hiératiques et sensuels. Quant au bic, la technique, similaire, évoque la série l'Heure bleue de Jan Fabre exposée par Templon Bruxelles en 2020, "La sauvagerie de l’heure bleue", (L’Echo, 18.01.2020).
L'autre puissance avec laquelle joue Maarten Vanden Eynde chez la Bruxelloise Meessen De Clercq (l'une des 33 expositions Solo de cet ArtBrussels 2022), c'est la mémoire et le jeu. Dans son atelier de Drogenbos, il sculpte des cartes mémoires. Sur une plaque en marbre servant à la taille du marbre et qui porte les traces de coupes, il a greffé diodes et résistances en verre soufflé. Avec The Great Decline, il compose un vaste circuit imprimé en y implantant des graines de toutes origines, double référence au Svalbard Global Seed Vault, qui préserve des "copies de sauvegarde" des graines du monde, et au lukasa, plaques mémorielles du royaume Louba (actuel Congo) qui portent la trace des routes migratoires.
Avec sa série Memento, c'est une mémoire immédiate que travaille le Belge Emmanuel Van der Auwera ("Memento 35, 36, 37", Harlan Levy Projects, Bruxelles). Ces plaques photographiques dont il interrompt à l'imprimerie le processus de flashage fixent la représentation de la foule, sujet qui le fascine. Selon l'angle d'observation, les visages de ces manifestants sont au bord du négatif et de la disparition, où réside l'humanité profonde de ce travail.
La Parisienne galerie Maubert n'offre ni puissance, ni mémoire, mais l'humour et la danse des légèretés post-suprématistes avec le Portugais José Loureiro, qui choisit son support (papiers divers ou toile) pour doser l'absorption des couleurs et le rapport entre les lignes, les figures, les contours qu'il nourrit de trois mots: "bouvreuil", oiseau alerte et courageux; "filament", attaché à la fragilité de la lumière, et "arceau", car ses droites sont courbes et ses cercles jamais fermés.
"Je n'ai pas de plus grand désir que de créer de l'ordre, des mariages et de l'unité."
À ce registre du jeu, Erika Deak, galeriste de Budapest, présente un artiste historique, János Fajó (1937-2018) qui disait: "Je n'ai pas de plus grand désir que de créer de l'ordre, des mariages et de l'unité." Ses œuvres à l'univers visuel dépouillé, apaisé et vif puisent dans le caractère inépuisable de notre monde optique et des lois de l'espace.
József Csató (1980) puise dans ses croquis, ses "carnets de mythologies", la matière iconographique de contes pop où les formes géométriques flirtent à la limite de la figuration: créatures géométriques, éléments répétés avec une énergie, une lumière et une vivacité qui transportent l'œil.
Chez Bernier-Eliades (Athènes et Bruxelles), Iquox de la Berlinoise Berta Fischer, envolée de plexiglas froissé traversé d'un filament jaune, surgit du mur comme une aurore boréale.
Dans la section Invited, et ses sept galeries émergentes, Piktogram, galerie qu'anime Michal Wolinski à Varsovie, montre quatre artistes. L'Allemand Florian Auer brouille les frontières entre abstraction et figuration et transpose la puissance narrative de la sculpture et du bois dans des matériaux néo-industriels: une impression sur PVC rétroéclairée par des LED (Untitled, 2022). Le trouble qu'il crée est un aimant visuel, cousin de Berta Fischer.
Daniela et Linda Dostálková, deux sœurs pragoises, ont étudié la typographie à Arnhem et les arts de la scène à l'école de Brno. Leurs photos interrogent avec une ironie chromatique le rapport entre végétal et animal, et les stratégies des activistes du bien-être.
Londres a ainsi perdu sa deuxième place sur le marché mondial après les États-Unis.
Enfin, Zuza Golińska, avec Red Giant, crée des silhouettes filiformes, créatures anthropomorphes issues de rebuts métalliques des chantiers navals de Gdansk, qui ont vu la naissance de Solidarnosc et de Lech Walesa, qui ont entraîné le basculement de l’URSS. Ce groupe étonnant de sculptures rouges évoque des divinités solaires et la marche des époques de la civilisation.
Brexit et Covid-19
Durant ces 18 mois d'activités bridées par les restrictions covidiennes, Repetto a vendu surtout en direct et par consignations en maisons de vente, mais aussi en ligne.
Le marché de l'art a été saisi par le Brexit et la pandémie. Londres a ainsi perdu sa deuxième place sur le marché mondial après les États-Unis, nous dit le rapport 2022 d'Art Basel. De grandes maisons de vente comme Sotheby's et Christie's se sont en partie reportées vers Paris, ainsi que de nombreuses galeries, confirme Marco Alfieri de Repetto, à Londres. Le Brexit a incité Repetto à choisir un second siège continental. "Nous avions songé à la Belgique, et observé le mouvement du marché vers Paris, ce qui nous a fait renoncer à Bruxelles. Nous avons écarté la France du fait de ses pesanteurs réglementaires et fiscales, et retenu Lugano, où nous avions déjà notre administration." Durant ces 18 mois d'activités bridées par les restrictions covidiennes, Repetto a vendu surtout en direct et par consignations en maisons de vente, les traditionnelles Sotheby's et Christie's, mais aussi, en ligne, via Artnet et Artsy: "Nous perdions le montant de la commission, en maintenant un flux constant."
Greta Meert, galeriste bruxelloise historique (qui expose deux œuvres sur tissu d'Edith Dekyndt, une tache de café et une tache d’encre) ne dit pas autre chose: « Nous sommes une petite galerie (j'ai peu d'assistants et chez nous tout le monde fait un peu tout), nous avons travaillé en ligne. Les acheteurs confinés chez eux choisissaient à distance. Comme eux, nous avions plus de temps, nous ne voyagions plus, et dépensions moins en foires et déplacements. Nous cultivions les relations de proximité."
Le Gantois Kristof de Clercq dit sans détour avoir rarement connu une période aussi faste, au point, ajoute-t-il avec un humour grinçant, qu'une autre pandémie ne l'effraierait pas.
Brecht Callewaert (Callewaert Vanlangendonck Gallery, Anvers) qui consacre son stand au Belgo-danois Serge Vandercam expressionniste abstrait (1924-2005) et au sculpteur Jan Dries (1925-2014) dresse un même bilan de ces deux années. Le Gantois Kristof de Clercq dit sans détour avoir rarement connu une période aussi faste, au point, ajoute-t-il avec un humour grinçant, qu'une autre pandémie ne l'effraierait pas.
Repetto présente Elisabetta Gut, artiste suisse italienne née à Rome en 1934, exposée à la Biennale de Venise 1978, explore un post-cubisme en jouant de collages et assemblages de bois, laine, corde, coton, feuillage, qui l'apparente à l'importante artiste belge Carole Solvay, qui file la plume d’oiseau, "Légère comme une plume" (L'Echo, 05.09.2020).
Autre présence insolite de la matière, l'Italien Enzo Cacciola, qui travaille au contraire des matériaux industriels, ciment, amiante et colle sur la toile ("26/09/1974"). Son minimalisme, cousin d'artistes comme Frank Stella ou Donald Judd, crée des lignes pures, des mariages de matières (la colle et le ciment) et couleurs immédiatement perceptibles et sensibles.
Enfin, la Gantoise Marie Cloquet dresse chez Jason Haam, galerie de Séoul, une monumentale installation photographique (EarthWindFire III), collage d'images réalisées sur les flancs d'un volcan de Tenerife. L'apport de la peinture permet ensuite de rendre reconnaissable ce que la photographie rend abstrait et indiscernable.
La Coréenne Yuna Es Kim, chez Jason Haam, souligne combien ArtBrussels est une foire accueillante, lieu des connaisseurs et des collectionneurs, moins assaillie par cet état d'esprit chasseur qui prédomine dans les grandes foires marchandes telles que Frieze ou ArtBasel.
La foire attire le monde de l'art belge, qui est très fourni, et celui des cinq continents. Cela se traduit dans les chiffres.
Anne Vierstraete, directrice générale, et Nele Verhaeren, directrice chargée des relations avec les galeries, constatent que cette édition attire un nombre croissant de sociétés de mécènes du monde entier (28 au total), dont celle du Centre Pompidou, du MAMCO, important musée d'art contemporain genevois, du Mudam (Luxembourg) ou du Royaume-Uni (Spirit Now London). Malgré une trop longue interruption depuis 2019, et malgré la rivalité au calendrier du Berlin Gallery Weekend et de la Biennale de Venise, la reprise avec l'édition 2022 marque une belle continuité. 'Nous enregistrons des milliers d’inscriptions par jour', souligne Anne Vierstraete.
Poussée par les restrictions covidiennes, la promotion en ligne s'est développée "vers un public mondial qui ne se déplacerait pas jusqu'à Bruxelles". Ainsi, sur la plateforme Artsy, l'une des premières au monde, 1.800 œuvres sont accessibles à un public désormais rompu aux achats sur simple photo, et mises en avant avec les Artsy Curated highlights choisies par trois commissaires, en ligne. Cette mutation en ligne est confirmée par deux galeristes chevronnés, Jean Bernier et Marina Eliades (BernierEliades, Athènes et Bruxelles) qui voient leur clientèle évoluer vers des acheteurs plus jeunes, qui achètent vite, mais qui revendront parfois assez vite: "L'acheteur traditionnel conserve ses œuvres une vie, le nouvel acheteur les revendra peut-être au bout de cinq ans. Ce n'est pas un achat spéculatif, c'est juste plus impulsif."
Règles plus strictes et double foire
Autre nouveauté, née de la 5ème directive UE anti-blanchiment et l'introduction au 1er janvier 2022 d'un code NACE dédié aux marchands d'art, la foire a désormais des obligations réglementaires accrues pour tout achat supérieur à 10.000 euros. "Ce sont des contraintes administratives lourdes et nous avons conclu un partenariat pour les collectionneurs, les marchands et la foire avec ArtPass ID, société basée à Londres et Anvers, qui contrôle le pedigree des œuvres en consultant 2.500 bases de données. À notre connaissance, nous sommes la première foire au monde à proposer un tel outil."
Enfin, privée de son rendez-vous annuel par le covid, Art Brussels a pu générer ArtAntwertp en décembre 2021: "Cette édition plus limitée à 60 galeries a donné lieu à de belles ventes, et nous la pérenniserons, avec un nouveau rendez-vous déjà fixé en décembre 2002."
Les NFT ("non-fungible token", qui signifie "jeton non-fongible", NDLR), dont le rapport annuel ArtBasel indique que les transactions ont décuplé, suscitent la perplexité. Art Brussels fait appel à Parallel.art, qui éclaire les visiteurs sur la blockchain, le Web3, les NFT et les cryptomonnaies.
Le stand Parallel apporte une aide à la création d'un portefeuille et invite à des visites guidées des 6 galeries d'ArtBrussels qui proposent des œuvres en NFT.
Parallel organise une série de conférences extra muros avec l'iMAL, centre d'art dédié aux cultures et technologies numériques, réunissant acteurs de l'art contemporain et experts des cryptos.
En solidarité avec l'Ukraine, Art Brussels et l'artiste roumain Dan Perjovschi ont créé une série de pins: leur vente ira à l'association Ukraine 12-12. L'artiste, représenté par Michel Rein (Paris, Bruxelles) vend aussi des dessins critiquant l'invasion russe, sommes reversées à une organisation caritative roumaine.
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