Frédéric de Senarclens, marchand: "Le marché de l’art demande de l’insipide"
Frédéric de Senarclens, marchand d’art et conseiller de collectionneurs, publie "Cent regards sur le monde de l’art": 100 aphorismes incisifs sur ce monde de l’art qu'il connaît par cœur.
Intègre et lucide, Frédéric de Senarclens, Helvète à Forest, est fidèle au proverbe: il aime bien et il châtie bien. Son livre, «Cent regards sur le monde de l’art», promène un œil de connaisseur caustique, affectueux et éclairé sur ce zoo humain: l’archipel planétaire des ateliers d’artiste, marchands, foires et galeries. Il porte ces regards de l’intérieur, «chose assez rare, car c’est un monde qui se regarde et se confie peu».
Et il le connaît pour l’avoir vécu. 2005: il crée la galerie Bartha-Senarclens, rue du Mont-Blanc, belle adresse genevoise, vend Vuillard, Chagall, Botero. 2010: à Singapour, captant la vague artistique locale naissante, il fonde Art Plural Gallery, avec son épouse Carole, et rayonne en Asie: «Le gouvernement singapourien était friand d’Occidentaux sur son marché.» 2017, Bruxelles, il propose ses conseils et analyses aux collectionneurs, sur ses sites ArtMarketGuru et ArtAndCollect.
Le gouffre de l’ordinaire
Le sourire malicieux, de faux airs de John Grisham et une stature de Medvedev (Daniil, le tennisman, pas Dimitri, l’acolyte de Poutine), il n’y va pas par quatre chemins, avec le goût du paradoxe: il commence par affirmer que l’art contemporain est mort, «tombé dans le gouffre de l’ordinaire», pour écrire: «Jamais, dans l’histoire de l’humanité, nous n’avons eu autant de marchands et de collectionneurs».
Il interroge les amateurs d’art sur le sens de leur démarche: «Pourquoi cette accumulation?» En somme, «l’art est-il une affaire d’argent ou une affaire d’art? Un véhicule d’investissement ou un attrait de l’objet? C’est indéniablement devenu un marché d’investissement, mais ce monde appartient-il aux seuls acteurs financiers?»
"L'art contemporain est tombé dans le gouffre de l’ordinaire. Jamais, dans l’histoire de l’humanité, nous n’avons eu autant de marchands et de collectionneurs."
Il apporte un premier élément de réponse: «Les fonds d’investissements se sont souvent trompés, faute de compétences artistiques. Un gérant qui achète de l’art ne peut réussir que s’il connaît le milieu et les courants. Contrairement à d’autres actifs, les œuvres d’art ne sont pas aisément quantifiables. Prenons le cas des Ullens, en Belgique: ils ont réuni une magnifique collection, née d’une connaissance profonde, et non d’une vision financière».
Les investisseurs qui réussissent ne partent pas d’un projet d’investissement, mais «éprouvent un désir de collection et une passion de l’art. Ils suivent leur goût, leur intuition, nouent des réseaux personnels». Les œuvres atteignent ensuite des prix élevés, portés par la valorisation de ce marché. Il s’interroge: «Le collectionneur accumule-t-il des objets qui ont du sens? Le marchand suit-il une ligne éditoriale ou obéit-il à un réflexe mercantile?»
Le vrai du faux
La question du faux et de l’authentique lui inspire quelques aphorismes qu’il résume ainsi: «Dans un monde globalisé, un artiste se créera une notoriété ultra-rapide, une marque de fabrique pour se faire voir. Prenons Damien Hirst et ses ‘Dots Paintings’: l’artiste entre dans un mécanisme de répétition qui le transforme en faussaire de sa propre œuvre».
Des ouvrages récents («L’affaire Beltracchi») voient des faussaires «sortir du bois, partager leur frustration de ne pas avoir été artistes mais manifester leur fierté d’avoir créé des faux surpassant parfois l’œuvre originale. La preuve? «Si vous arpentez une foire d’art, il devient difficile de démêler le vrai du faux, l’authentique de la copie».
"Prenons Damien Hirst et ses ‘Dots Paintings’: l’artiste entre dans un mécanisme de répétition qui le transforme en faussaire de sa propre œuvre."
Au registre du faux-semblant, il propose une typologie politiquement très incorrecte: «Les grands marchands sont des hommes ou des femmes ‘viriles’». Et les couples d’amateurs fortunés que l’on croise dans les allées des foires, banquiers d’affaires en costume trois-pièces Valentino pour les anciens, en veste déstructurée de designer sur jeans couture et mocassins Berluti pour les modernes, sont invariablement escortés d’une élégante créature, trophy wife malheureusement exhibée.
Bling-bling
Il s’explique: «Ce marché se dissocie de plus en plus de la réflexion sur l’objet. Une clientèle asiatique souvent novice et des amateurs nouveaux riches achètent de l’art bling-bling, facile à digérer, apolitique, qui ne dit pas grand-chose. Le marché demande de l’insipide. Ces nouvelles classes aisées ne s’intéressent pas à l’art, mais au visible, au voyant».
"Une clientèle asiatique souvent novice et des amateurs nouveaux riches achètent de l’art bling-bling, facile à digérer, apolitique, qui ne dit pas grand-chose."
Effet en retour, d’un côté, des artistes poursuivent une trajectoire intellectuelle destinée aux musées, et, de l’autre, des faiseurs répondent à la demande des classes argentées avec des œuvres creuses et surcolorées. Figure emblématique de ce courant, «l’extravagant et fascinant Stefan Simchowitz offre le parfait exemple du ‘collectionneur-marchand’ lanceur de stars, utilisant Facebook et Instagram pour se promouvoir et mettre en scène ses marchandises artistiques et décoratives».
Comment l’archipel réagit-il à ses confidences éclairées? «Certains ont cru se reconnaître dans tel ou tel de mes personnages anonymes et en être froissés. Des amateurs ont découvert en me lisant les turpitudes de ce milieu, les coulisses de ce théâtre.»
Il finit par imaginer pour bientôt un collectionneur 3.0 qui fera défiler sur écran des œuvres on-demand, dans une interface homme-machine. Toute la saveur de ce livre est là, dans cette myriade de vignettes perspicaces et piquantes, fenêtres entrouvertes sur ce monde bizarre et alléchant.
Essai
"Cent regards sur le monde de l’art"
Note de L'Echo:
190p., 22,50 euros, aux Éditions L’Art-Dit
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