Galeries: Léa Belooussovitch pleure devant la submersion de l'humanité
Ses dessins sur feutre qui atténuent la violence de photos de presse s'exposent dans un premier solo show à la galerie Meessen, où elle présente deux autres facettes de son splendide travail.
La submersion est le thème de cette exposition chez Meeseen (Bruxelles), où l'artiste française Léa Belooussovitch continue à explorer sa pratique du dessin sur feutre textile, qui constitue la colonne vertébrale de son travail depuis dix ans. Mais l'exposition vaut aussi le détour pour ses photos de famille sauvées des eaux et par ses lacrymatoires qui recueillent toutes les larmes du monde. Un premier solo show aussi splendide qu'émouvant.
Quel était votre projet pour "Submersion"?
C'est de nous amener au bord d'une submersion qui serait à la fois numérique, écologique et émotionnelle. Il y a des flots d'images, une sorte de "monstre images" comme on l'appelle souvent, qui domine complètement nos existences et qui nous submerge, comme l'a bien montré Bruno Patino, qui fut directeur des chaînes d'Arte. Dans son petit livre, "Submersion", qui m'a beaucoup inspirée, il explique comment cet énorme flot numérique nous rend incapables de faire le tri, et nous force à déléguer le choix de ce que nous voyons, avec tous les risques que cela implique, notamment pour nos démocraties. Ce déluge entraîne un changement de civilisation.
Comment ce flot télescope-t-il votre propre démarche artistique, précisément centrée sur le travail de l'image, la violence faite aux hommes et la réflexion sur le réel?
Mon travail consiste en général à aller extraire certaines données, que ce soit des images, des bases de données, des faits de société, qui sont autant de petites bulles de vulnérabilité au milieu de cet océan, pour les transformer, les faire passer par le filtre d'une œuvre d'art et les replacer dans l'espace réel, leur donner une forme, les faire exister pour nous amener à réfléchir à ce qui nous arrive.
Que se passe-t-il quand on passe du pixel au pigment?
Avant que j'y passe mes crayons, la laine qui sert de support à mes dessins a protégé le mouton des intempéries, des parasites, des agressions extérieures. Cette fonction protectrice est très importante dans mon travail. Elle isole du feu, du son, du froid et des agressions. Mon idée, c'est de transposer ces images de violence sur un support qui va venir leur donner un corps physique, une existence et une protection.
"Mon idée, c'est de transposer ces images de violence sur un support qui va venir leur donner un corps physique, une existence et une protection."
Ce serait une manière de mettre une distance pour nous permettre de digérer la violence du monde?
Il y a une forme de résistance à ce flot qui nous arrive. Beaucoup d'artistes travaillent sur l'actualité, mais moi, ma façon d'y réagir, c'est de créer un sas et, ensuite, de laisser une porte ouverte à la mémoire et à l'imaginaire. Cela offre plusieurs niveaux de lecture, même si on peut très bien se contenter d'apprécier l'œuvre dans sa dimension plastique, esthétique.
Pourquoi avoir habillé les cimaises de la galerie?
Pour traduire le troisième acte de la submersion dont j'ai parlé: la submersion émotionnelle qui résulterait de la submersion numérique et écologique. Il s'agit d'un dispositif scénographique d'envahissement qui complète la présentation des œuvres. Un projet que j'ai commencé à l'été 2024, dans mon atelier, et qui fait partie de ma réflexion sur les larmes, les pleureuses et leurs rituels, liés aux processions, à la mort.
"J'utilise souvent le mot de résilience, d'attention portée à une espèce de vulnérabilité humaine qui me touche."
Vos trois lacrymatoires en verre se détachent d'un agrandissement géant de larmes qui occupe tout un mur de la galerie. Vous considérez-vous comme une pleureuse?
Mais cela pourrait être aussi des larmes de joie! Il y a, en tout cas chez moi, une forme d'intolérance à l'injustice. Je suis quelqu'un de très empathique et peut-être que cela se ressent dans mon travail, mais il y a aussi cette volonté de faire constater ce qui m'indigne. J'utilise souvent le mot de résilience, d'attention portée à une espèce de vulnérabilité humaine qui me touche.
Le troisième travail que vous montrez présente des photos de famille mangées par l'humidité. Vous pleurez sur le temps qui passe et efface tout?
Je les envisage comme des témoins qui dialoguent avec mes autres œuvres. On a retrouvé ces photographies dans la cave d'une maison de familiale qui avait subi une inondation. Avec ma mère, on a commencé à les nettoyer, à les scanner en très haute définition, puis à les recadrer avant de les tirer sur papier photo. Tout le détail des moisissures et des altérations du temps devient ainsi visible. C'est un sauvetage: ce sont les rescapés d'un naufrage.
Cela rappelle les photos d'aveugles de Sophie Calle qui achevaient, cet été, leur pourrissement dans les catacombes romaines d'Arles. Qu'est-ce que cela dit de votre rapport à l'intime?
C'est intéressant, car chez l'aveugle, le fond de l'œil n'est plus destiné à voir, il est submergé par les larmes. Cette couche de flou qui brouille la vue et qui aveugle est peut-être une provocation pour nous inviter à mieux voir.
GALERIES
"Submersion"
2a Rue de l'Abbaye 1000 Bruxelles
Note de L'Echo:
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