Au Brussels Jazz Festival, Alina Bzhezhinska déterre la harpe de guerre
En concert à Flagey le 17 janvier, la harpiste d’origine ukrainienne a dû se frayer un chemin dans le jazz contemporain avec un instrument pas banal. Elle soutient aussi activement son pays en guerre.
On ne dirait pas comme ça, mais la harpe et le jazz s’entendent comme larrons en foire depuis pas mal de temps déjà. Dès les années cinquante, l’Afro-Américaine Dorothy Ashby lui donnait ses lettres de noblesse à la harpe hard-bop. Pas étonnant dès lors qu’Alina Bzhezhinska, en duo avec le saxophoniste Tony Kofi, figure en haut de l’affiche du Brussels Jazz Festival. Avec son Hip-Hop Collective et sa collaboration régulière avec Shabaka Hutchings, elle fait désormais partie de la nouvelle scène jazz londonienne.
La petite Alina naît en Ukraine dans une famille très musicienne. Au point que sa mère voulait qu’elle soit instrumentiste professionnelle et lui a appris le piano dès l’âge de cinq ans. À l’école de musique, elle est fascinée par cet instrument: «J’ai vu comment on déplaçait d’une pièce à l’autre la harpe avec toutes ses dorures et ses cordes. C’était tellement glamour que j’en suis tombée amoureuse».
L’école à la militaire
Bien sûr, il n’est pas question de jazz à l’époque, et certainement pas en Ukraine où la note bleue ne s’impose que depuis une dizaine d’années. «L’école était de très haut niveau, mais c’était un peu comme à l’armée, très rigoureux; ça a failli tuer la joie de faire de la musique, car, comme en dansant, j’aime m’exprimer très spontanément. C’est Miles Davis, je pense, qui a dit que pour être un grand musicien de jazz, il fallait tout apprendre et ensuite tout casser. Cette formation classique me donne un grand avantage pour être performante en jazz».
Un peu par hasard, la jeune Ukrainienne, entre-temps passée en Occident, entend «Journey in Satchidananda» (Impulse, 1971), un album fondateur d’Alice Coltrane. La femme du saxophoniste John Coltrane est pianiste de formation et harpiste autodidacte: «Elle aussi partait de solides bases, donc, je me suis dit que, si elle pouvait le faire, moi aussi ! (rires). Mais, pour y arriver, je devais mettre de côté tout ce que je savais et repartir de zéro».
«I feel like a queen!»
Alina Bzhezhinska poursuit sa formation au pays des cactus, à Tucson, Université d’Arizona. Un choix tout naturel: «Carrol McLaughlin était la seule harpiste enseignant à la fois le classique et le jazz. Qui plus est, elle attache une grande importance à l’aspect psychologique des choses, comme un entraîneur sportif. C’est comme ça que j’ai commencé à gagner de la confiance en moi sur scène. C’est très important pour ceux qui consacrent leur vie à la musique ou à l’art: nous ne devons pas seulement rendre les autres heureux, nous devons savoir l’être nous-mêmes!»
"C’est très important pour ceux qui consacrent leur vie à la musique ou à l’art: nous ne devons pas seulement rendre les autres heureux, nous devons savoir l’être nous-mêmes!'"
Installée à Londres, la harpiste ukrainienne y fait son chemin. Ayant suivi les traces stylistiques, modales et spirituelle d’Alice Coltrane et le swing de Dorothy Ashby, au départ, elle se déploie désormais dans le trip-hop, l’acid jazz, l’afro-latin jazz, etc. Un melting pop qu’Alina Bzhezhinska assume tout à fait: «Cette fascination pour différents styles de musique, je la tiens aussi de Miles Davis et de ses explorations musicales. Voilà comment je veux développer ma musique»… ce qu’elle fait avec son Hip-Harp Collective ou avec le saxophoniste Shabaka Hutchings, qui l’a incitée à créer un programme harpe et musique électronique dont un premier album, «Whispers of Rain», paraît au printemps.
Au sein de la nouvelle mouvance jazz londonienne, «I feel like a queen!», dit-elle en riant aux éclats. «Ma mission en tant que harpiste de jazz est quasi accomplie. Dorénavant, la harpe est un instrument jazz comme un autre. Quand j’ai fait mes premiers pas, il y a vingt ans, on en était très loin. Les choses seront plus faciles pour la prochaine génération de harpistes».
Jazz
Alina Bzhezhinska (harpe) et Tony Kofi (sax) en concert à Flagey
Dans le cadre du Brussels Jazz Festival
À Flagey, au studio 1 (Bruxelles)
Ce vendredi 17 janvier 2025 (12h30)
Site du Brussels Jazz Festival qui se tient jusqu'au 18/01/25 > En savoir plus
Depuis 2014, lorsqu’elle et sa famille ont soutenu le mouvement pro-européen Maidan, Alina Bzhezhinska défend la liberté et l’indépendance de son pays. Pour l’heure, sa famille – mère, sœurs – vivent à Lviv, dans l’ouest du pays, proche de la Pologne. Architecte, son frère s’est engagé dans l’armée lorsque la guerre a éclaté: «Il a ressenti l’envie d’aller au front pour soutenir son pays et sa famille», raconte la jazzwoman. Blessé, opéré, il entraîne désormais de jeunes recrues.
La musicienne sait que la prolongation du conflit n’arrange pas les choses. «La paix? Cela dépend du genre de paix que nous pouvons obtenir! Mon frère dit qu’à l’armée, les gens ne veulent pas abandonner le pays, car tant de gens ont été sacrifiés jusqu’ici. Il serait dramatique que ces personnes innocentes soient mortes pour rien».
Artistes? Porte-voix!
«Je ressens fortement que le rôle de l’artiste n’est pas seulement de divertir, mais d’utiliser notre statut comme plateforme porte-voix». Alina Bzhezhinska donne ainsi régulièrement des concerts caritatifs, dont certains sont filmés «pour que les gens en Ukraine puissent les voir aussi via YouTube».
«C’est très important pour moi, car je ne veux pas être quelqu’un d’isolé à l’ouest qui ne fait qu’envoyer de l’argent. Les gens en Ukraine doivent avoir l’impression qu’on s’occupe d’eux et que l’on maintient l’attention sur la problématique de la guerre. Être artiste, c’est aussi parler pour les gens, et pas seulement de soi-même!» | D.S.
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