Enquête: la musique classique en mood zen
La modification radicale des habitudes d'écoute a-t-elle définitivement disrupté la musique classique? Rien n'est moins sûr avec la multiplication des playlists zen qui lui font la part belle, dit-on en chœur chez Outhere, Warner et Universal Music...
C'est une méchante petite blague qu'on entendait déjà il y a 20 ans en fréquentant la grande salle de concert du Palais des Beaux-Arts. "Quand tu entends une ambulance qui remonte la rue Ravenstein, c'est qu'un abonné a passé l'arme à gauche." La vanne fait rire la dizaine de jeunes entre 25 et 37 ans, parmi lesquels certains ont travaillé d'arrache-pied sur le nouveau site web d'Outhere Music, rebaptisé "Oh!", qui réunit sous sa coupole bruxelloise une dizaine labels de musique classique indépendants à la production foisonnante, dont Alpha Classics, Fuga Libera ou Ricercar, et deux petits derniers en date, le hollandais Channel Classics et le canadien Analekta.
Les causes de cette désaffection pour la "Grande musique"? Maurice, un Suisse de 25 ans, qui adore "La danse des chevaliers" du "Roméo et Juliette" de Prokofiev qu'il écoutait en voiture avec son père, sonne la charge: "Qui va voir la musique classique? Un homme blanc de plus de soixante ans avec sa femme à côté? Peut-être que c'est ça qui met mal à l'aise. C'est le protocole qui pose problème, très codifié, presque anti-populaire de ce point de vue. Il faut être bien habillé, accompagné d'une personne à notre niveau, intellectuellement parlant, alors que, finalement, ça reste de l'émotion."
"Qui va voir la musique classique? Un homme blanc de plus de soixante ans avec sa femme à côté? Peut-être que c'est ça qui met mal à l'aise."
L'hallali est lancé. "C'est pour un cercle fermé", ajoute Michele qui aime "L'aria sulla la quarta corde" de Bach mais qui a peur de "mal faire" et qui craint la "technicité" du classique. "Un format anti-commercial", tranche Thomas, ce qui dans la bouche de cet amateur de musique électro n'est pas forcément un reproche, mais qui se sent tout de même perdu devant répertoire si vaste. "Il y a une pression ajoutée par le cadre", ajoute Alexandra qui ne sait pas ce qui pourrait lui plaire, à part la "Méditation de Thaïs" de Massenet, car "il y a trop de sous-catégories". Marianne, elle, parle de "distance" alors qu'elle a mangé du "Boléro" de Ravel que ses frères se passaient en boucle dans leur chambre d'ados.
Nouvelles habitudes d'écoute
"Quand on faisait des CD, tout le monde était payé décemment. Mais avec Spotify, il faut 700 écoutes d'un album entier pour avoir l'équivalent des revenus d'un CD."
La question du public de la musique classique se pose d'autant plus crûment aujourd'hui avec la modification radicale des habitudes d'écoute. La dématérialisation des supports et la mainmise des plateformes de streaming ont fait voler en éclat un marché physique déjà fragile, constate Charles Adriaenssen, le patron d'Outhere Music, qui a pris part au débat, non sans humour. "Si je devais aller à un concert de rap, je me dirais: 'Merde! j'ai pas de chaussettes blanches'." Hilarité générale.
"Quand on faisait des CD, tout le monde était payé décemment", poursuit-il, plus grave. "Mais avec Spotify, il faut 700 écoutes d'un album entier pour avoir l'équivalent des revenus d'un CD." On imagine, en effet, qu'il est plus facile de se passer en boucle "Multitude", le dernier Stromae, que de réécouter vingt fois les dernières symphonies de Bruckner...
Cultural hipsters
Alors, cause perdue, le classique à l'ère des plateformes? "Il y a un an, quand Outhere Music est venu nous demander de refaire son site, on s'est rendu compte que la manière de consommer la musique classique était en train d'évoluer très rapidement", intervient Katelijne Van Loo, qui a réuni tout ce petit monde à notre demande. Head of Strategy chez Walking Men, une boîte bruxelloise spécialisée en marketing digital, elle a très vite identifié une audience qu'Outhere n'atteignait pas... les "cultural hipsters", cette jeune bohème, souvent caricaturée pour sa façon de s’habiller ou de manger, et qui sait mieux que quiconque allier mode de vie alternatif et sens des affaires.
"Le covid a accru cette envie de s'ouvrir à d'autres mondes musicaux à côté de ce que les 25-34 ans écoutent d'habitude."
"Ils ont entre 25 et 34 ans et consomment de la musique classique à travers le streaming, car les plateformes proposent des 'mood playlists' que l'on écoute par exemple quand on veut se sentir zen ou se concentrer en étudiant ou en travaillant. Le covid a accru cette envie de s'ouvrir à d'autres mondes musicaux à côté de ce qu'ils écoutent d'habitude."
En mode playlist
"Les plateformes proposent des 'mood playlists' que l'on écoute par exemple quand on veut se sentir zen ou se concentrer en étudiant ou en travaillant."
À la table d'Outhere, les "hipsters" sont ici dans leur élément, même si, comme Thomas, c'est pour être très sévère à l'encontre de la logique des plateformes de streaming. "Ce que je trouve le plus intéressant, c'est l'algorithme qui va nous proposer de nouveaux morceaux pour générer des découvertes en fonction de ce qu'on a écouté, mais souvent, ils font de nous des 'personas' (des profils types en jargon marketing, NDLR), sauf que c'est de l'IA (intelligence artificielle) très peu évoluée et que ça donne des résultats souvent aléatoires. C'est assez paradoxal."
Pour Gauthier, l'algorithme peut être positif et très pratique: "Le problème, c'est qu'on ne connaît pas les curseurs." Une phrase qui fait sourire Alexandra, frappée au coin du bon sens: "Ce qu'il y a derrière, ce sont simplement des gens qui paient pour avoir leur morceau plus visible. C'est du donnant-donnant quand on utilise Spotify gratuitement. Après, tu peux prendre quelques instants pour réorienter l'IA et guider suffisamment l'algorithme pour que tu aies les 'pépites' que tu recherches."
"Je fonctionne à l'instinct. Je veux qu'on m'offre la possibilité d'accompagner musicalement mon état émotionnel du moment."
L'important, pour Marianne, c'est d'être actrice de sa consommation musicale. "Le format qui me plaît, ce sont les playlists. Je fonctionne à l'instinct ou selon le mood dans lequel je vais être, je veux qu'on m'offre la possibilité d'accompagner musicalement mon état émotionnel du moment. J'ai l'impression que c'est une proposition complètement cohérente. Après, j'aime ou j'aime pas. Je navigue et je fais ma sélection dans ce que j'apprécie. Il n'y a rien de pire que d'écouter quelque chose puis d'avoir une musique qui n'a rien à voir."
Victor aussi aime faire des playlists de son côté, mais ne prétend pas savoir ce qu'il va écouter dans toutes les situations. "Je vais aller voir les playlists des gens qui se spécialisent dans tel ou tel goût musical et m'y abonner. Je vais faire un dossier et y loger leurs playlists, car je sais que l'influence de l'algorithme y sera moindre. Ce sont des passionnés qui vont rassembler tout ce qu'ils aiment bien dans ce genre-là, dans tel mood, pour tel moment de la journée."
"C'est un peu la malédiction de cette génération qui a accès à tellement de choses mais n'a pas vraiment de repères."
C'est dans cette fonction d'ambassadeur qu'il y a probablement une ouverture pour la musique classique, identifie Michele: "C'est un peu la malédiction de cette génération qui a accès à tellement de choses mais n'a pas vraiment de repères. Donc avoir quelqu'un qui s'y connaît, qui a une certaine expérience, qui a une vision un peu plus globale du genre et qui apporte ces repères, l'air de dire – "écoute ça, c'est pas mal" –, ça permet chez l'auditeur de démarrer cette envie de découverte."
Pour Thomas, un mot résume tout: "On doit sentir l'authenticité! C'est pour ça qu'en tant que producteur de musique, j'ai banni Spotify. Il me faut du sens."
Marianne s'adresse directement à Charles Adriaenssen: "On se doute bien qu'il y a des enjeux commerciaux chez vous, mais vous connaissez ce dont vous parlez, cela vous rend légitimes." Et le patron d'Outhere Music d'abonder: "C'est la différence entre les grandes sociétés et les indépendants. Les indépendants, c'est parce qu'ils aiment ça: ce sont souvent des preneurs de son, des producteurs, des musiciens à la base. Il n'y a pas de bilan tous les trois mois avec un CA qui leur demande leurs marges. Nous, on a une mission culturelle."
Ci-dessous, des jeunes livrent leur coup de cœur en musique classique. Une vidéo de Maxime Delrue, de L'Echo. ↓↓
Ambassadeurs du classique
"Cela nous a guidés pour définir la personnalité de la marque Outhere avant même de créer l'identité visuelle de son nouveau site", reprend la marketeer Katelijne Van Loo, de Walking Men. "Il y a une vraie exigence de qualité et la volonté de faire bien les choses dans tous les aspects – les artistes qui ont souvent des personnalités très fortes et sans compromis et des producteurs qui ne font pas de compromis sur le son, le visuel, la communication. Il y a aussi un côté multiculturel et international, et l'envie d'être les ambassadeurs de la musique classique et des musiques du monde."
Dans la nouvelle interface d'Outhere, devenue "Oh!", passée à la moulinette d'un "branding dynamique" conçu pour le mobile et les réseaux sociaux, la musique est aussi visuelle que sonore et se vit dans une expérience immersive. Et outre les productions spécifiques des labels qui la composent, on retrouve bien les "mood playlists".
"On a gardé l'idée de découverte réclamée par les 'hipsters' de manière à ce qu'ils soient capables de se rapprocher de quelque chose qu'ils jugent compliqué."
"Mais dans cette section, on a gardé l'idée de découverte réclamée par les 'hipsters', de manière à ce qu'ils soient capables de se rapprocher de quelque chose qu'ils jugent compliqué", intervient Tzairí Santos García, Head of digital strategy & communication d'Outhere.
"On propose par exemple une playlist 'Espagne', conçue autour du dernier album "Iberia", d'Albíniz, du pianiste Nelson Goerner. On compte aussi, pour les séduire, sur des initiatives transversales comme celle du label Alpha pour la rentrée. Ça se passe autour de Satie, avec notamment un nouvel arrangement pour orchestre de la première 'Gymnopédie' couplé à un poème de Contamine de Latour, un ami du compositeur, et à une peinture en mouvement à la Van Gogh générée en machine learning, suivant les émotions véhiculées par la musique."
Les contenus vidéos sont primordiaux, dit-elle en annonçant travailler avec une agence d'achat médias et rechercher un community manager au profil international pour les pousser sur les réseaux... et ramener ainsi de nouveaux aficionados sur le nouveau site conçu comme une plateforme commerciale à part entière. "Et c'est encourageant", conclut-elle: "depuis son lancement la moyenne d'âge est passée sous la barre des 40 ans." Oh!
Ci-dessous, la playlist des morceaux par lesquels nos jeunes "hipsters" ont découvert la musique classique! ↓↓
Bertrand Castellani (Warner Music): "Les jeunes artistes nous sauveront!"
Pour Bertrand Castellani, Vice-président artistes et répertoires chez Warner Music, à Paris, la part de marché de la musique classique s'est considérablement affaiblie et ne représenterait que 1% des écoutes en streaming. Mais bien utilisées, les plateformes autorisent des niveaux d'exposition inconnus auparavant... "Et ça me rend optimiste!", dit-il à L'Echo.
Les jeunes que nous avons interrogés ont sorti le mot d'"anti-commerciale" en parlant de la musique classique…
Je n'utiliserais pas ce mot: mon métier consiste en l'inverse. Chez Warner, on conserve un catalogue très étendu. On se bat pour ce répertoire tout en continuant de produire "Les XX regards sur l'Enfant Jésus" de Messiaen avec Bertrand Chamayou. On essaie de tirer notre épingle du jeu avec ces nouveaux formats et cela peut prendre différentes formes. La qualité sonore, par exemple, a beaucoup évolué avec les formats immersifs proposés par les plateformes et qui sont beaucoup plus favorables à la musique classique.
Avec quels résultats?
Notre collection avec le London Symphony Orchestra "The Immersive Experience", enregistrée à Abbey Road en son 3D, a, par exemple, récolté 150 millions de streams en 18 mois. Un niveau d'exposition qu'on n'a jamais connu et qui me rend optimiste.
"'The Immersive Experience' en son 3D a récolté 150 millions de streams en 18 mois. Un niveau d'exposition qu'on n'a jamais connu et qui me rend optimiste."
Avec ces playlists zen qui se généralisent, on peut vraiment sortir de l'éternel "Clair de lune" de Debussy?
Il y a près de deux ans, on a produit "Good Night!" de Bertrand Chamayou, un disque de berceuses, de Chopin, de Liszt, de Liapounov, avec une création originale… Moi qui suis un grand amateur de piano, j'ai découvert un gros tiers de ce répertoire à travers cet album… dont le succès est considérable! C'est une assez belle façon de se servir de ce nouvel usage. Mais la vérité, c'est que cela ne marche pas à chaque fois. Sur les plateformes de streaming, on a ainsi une vraie difficulté avec tout ce qui touche au répertoire lyrique. L'aspect dramatique de certaines scènes d'opéra va à l'encontre de la zénitude recherchée.
Les jeunes "hipsters" semblaient réclamer des ambassadeurs qui pourraient les introduire à un art jugé trop complexe?
Je ne suis pas sûr que la cible dont on parle se réduise aux hipsters. Elle est beaucoup plus large. S'agissant des ambassadeurs, il y a deux façons de voir les choses. Il y a des ambassadeurs extérieurs – des artistes de "variété" qui aiment naturellement le classique, et avec lesquels nous allons rechercher une forme d'accord pour utiliser leur audience et promouvoir notre répertoire. Mais j'ai toujours pensé que les vrais ambassadeurs, c'étaient les artistes classiques eux-mêmes. Le vieillissement du public est une réalité, mais il y a une chose avec laquelle on n'a aucun problème, c'est le renouvellement des artistes. Il y a une nouvelle génération d'artistes à tomber par terre. On ne s'en rend pas compte, mais on est dans un âge d'or du piano. Les jeunes artistes nous sauveront! | X. F.
En le sacrant "meilleur album classique de l'année 2021", nous avions bien épinglé le son hypnotique du disque "Mozart & contemporaries" du pianiste islandais Víkingur Ólafsson. Mais il était sans doute moins destiné à magnifier notre chaîne hifi de jeune boomer qu'à passer la rampe des air pods, laptops, smartphones et autres enceintes connectées à des oreilles plus fraîches.
De même que sa pièce suspendue de Cimarosa, le tube de l'album, n'était-elle pas seulement une jolie respiration entre deux sonates de Mozart écoutées à la suite? Elle était faite sur mesure pour se retrouver seule dans la playlist zen des plateformes de streaming (comme "peaceful" des "piano moods" de Deutsche Grammophon/Universal, le label d'Ólafsson) ou, la vidéo léchée en sus, dans un post Instagram. Avec ses 2 minutes 40, elle est pile-poil dans les clous des formats de la musique pop, calibrés sur la capacité d'attention maximale des auditeurs d'aujourd'hui.
Et l'exercice paie, annonce fièrement l'artiste, qui publiait sur Facebook, fin décembre, les "analytics" de Spotify: 65,3 millions de streams pour 4,1 millions d'heures d'écoute, 10,4 millions d'auditeurs touchés dans 176 pays.
Tous sur Tik Tok
"Les interprètes d'aujourd'hui, de Víkingur Ólafsson à Joep Beving, de Jess Gillam à Emily D'Angelo, continuent à repousser les limites de la musique classique grâce à leur approche innovante de l'enregistrement", nous confirme Wim Jenkins. Le Vice-président digital, global classics & jazz d'Universal Music Group cite encore l'exemple qui tue (les puristes): "Ces dernières semaines, on ne s'est jamais autant intéressé à la musique de Ludovico Einaudi, suite à une tendance en ligne qui a poussé son titre de 2013, "Expérience", dans les charts mondiaux. Ses compositions, que l'on retrouve aussi dans les films 'Nomadland' et 'The Father', servent désormais de bande-son à près de 10 millions de créations vidéo sur Tik Tok, totalisant plus de 21 milliards de vues. C'est fascinant!"
Post-classique
Einaudi, que l'on a vu jouer du piano sur un glacier à la dérive, est l'un des pères de cette veine "post-classique" ou "post-minimaliste" en pleine expansion, qui répond à une demande générale d'authenticité, de réconfort et d'apaisement que les auditeurs connectés associent spontanément à la musique classique.
"Durant la pandémie, le flux de la playlist 'Work From Home Classics' a augmenté de près de 400% entre avril et mai 2020", note Wim Jenkins. "Et selon un rapport de la Britain Phonographic Industry, de Deezer et du Royal Philharmonic Orchestra, les 18-25 ans représentaient un tiers (34%) des streamers de musique classique dans le monde en 2020."
D'autres portes d'entrée
Comme chez Outhere et Warner, on est aussi persuadé chez Universal que les plateformes de streaming offrent une grande opportunité pour la découverte et la démocratisation du classique, «même si les formats physiques comme le CD et le vinyle restent importants pour les collectionneurs et les fans», poursuit-il en revendiquant son rôle de «gardien d’incroyables héritages enregistrés».
Les «mood playlists» et les modes aléatoires des plateformes ne sont d’ailleurs pas les seules portes d’entrée, conclut Wim Jenkins: «Il y a aussi la musique live, les médias sociaux, les bandes-son, les synchros, la radio, les applications de bien-être, les événements diffusés en direct, les podcasts et bien plus encore! On s’efforce d'offrir aux amateurs la meilleure manière de s'engager dans la musique classique et de soutenir nos artistes qui évoluent constamment avec leur public. | X. F.
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