In the Mood for Víkingur Ólafsson
Longtemps resté seul face à lui-même, l'Islandais Víkingur Ólafsson réinvente aujourd'hui l'art du piano et transforme la séance d'enregistrement de son nouvel album, "Mozart & Contemporaries", en œuvre d'art. Rencontre.
En 2012, l'immense pianiste morave Alfred Brendel a rassuré son jeune collègue islandais Vikíngur Ólafsson. "Sois patient", lui dit-il en substance: "cela prend quinze ans pour devenir célèbre du jour au lendemain". Exactement le temps qu'il lui a fallu entre son premier concert public, en 2000, avec le "Concerto" de Tchaïkovski (il n'avait que 16 ans), et cette épithète sans équivoque lue dans un New York Times de 2016 – "The Iceland's Glenn Gould".
La même année, Víkingur Ólafsson signe un contrat d'exclusivité avec Deutsche Grammophon (Universal) et enchaîne les prix: BBC Music Magazine Award pour son album "Jean-Sébastien Bach", en 2019, et "Artiste de l'année" pour son "Debussy-Rameau", décerné en 2020 par le Gramophone Magazine, la bible du classique, qui a cru bon de dépêcher un journaliste à l'Harpa, la fabuleuse salle de concert de Reykjavík que le jeune Ólafsson avait inaugurée en 2011 sous la baguette de Vladimir Ashkenazy et dont il avait choisi le piano auquel il confie depuis tous ses enregistrements.
Chez lui, la séance relève du sacré. De passage à Bruxelles, Víkingur Ólafsson, 37 ans aujourd'hui et 350.000 albums vendus, nous a glissé qu'avant même de commencer à enregistrer son nouveau disque "Mozart & Contemporaries", il a passé quatre jours entiers à régler et harmoniser les pianos avec Michel Brandjes, le technicien hollandais que s'arrachent tous les pianistes internationaux. "Il est comme moi: c'est un idéaliste qui ira aussi loin que j'irai moi-même. Et nous sommes allés vraiment très loin!"
Album classique
"Mozart & Contemporaries"
Par Víkingur Ólafsson, piano
1 CD Deutsche Grammophon
Note de L'Echo:
Il y avait sur scène son piano fétiche de l'Harpa, "une bête sauvage", rit-il, mais auquel il a souhaité adjoindre un nouvel instrument qu'il a été spécialement chercher à Hambourg, à l'usine Steinway, et contre toute attente plus dense encore et drapé de couleurs sombres, aptes à traduire le drame latent d'une sonate de Cimarosa ou, dans la même veine, de la "Fantaisie" écorchée vive de Mozart.
C'est assez dire le soin obsessionnel que Víkingur Ólafsson apporte au son de ses enregistrements et qui frappe d'emblée lorsqu'on les fait jouer. Un son aux qualités paradoxales qui n'est pas sans évoquer l'architecture imaginée par Olafur Eliasson pour l'Harpa: une clarté absolue, comme ses façades de verre rythmées en transparence par une immense cotte de mailles, et une chaleur enveloppante, comme ces effets colorés dont elles s'illuminent la nuit ou ce rouge profond qui habille la grande salle de concert.
Ouvert à l'imprévu
Dans les coulisses, Víkingur Ólafsson est face à un dilemme. Cela fait plus de six mois qu'il répète inlassablement ses Mozart et qu'il joue toutes les pièces écrites par les contemporains de sa dernière décennie (1780) qu'il a pu trouver en consultant la grande base de données musicologique Imslp. Des raretés de Galuppi, Carl Philipp Emanuel Bach ou Cimarosa qu'il ne connaissait pas lui-même avant de partir à leur recherche, sinon à travers quelques rares échos de sa sacro-sainte discothèque, comme ce Galuppi frémissant sous les doigts acérés d'Arturo Benedetti Michelangeli.
Pour chacune de ces pièces, il s'est patiemment forgé une conviction, a soupesé chaque phrasé, imaginé une couleur, au propre comme au figuré, car il est frappé de synesthésie et associe harmonies et couleurs. Il les a patiemment assemblées par atmosphère ou affinité tonale. Et pourtant, maintenant qu'il est au pied du mur, il veut se rendre suffisamment ouvert à l'imprévu, à de nouvelles perspectives pour dévoiler, dans l'instant, "l'ADN" de chaque pièce.
Ainsi a-t-il décidé in extremis de rajouter la "Sonate en la mineur" de Cimarosa parce qu'elle lui a semblé indispensable à sa grande composition en 21 mouvements. "Il faut un équilibre entre la discipline et la liberté", assène-t-il.
À présent, tout va se jouer pendant quatre jours entre l'artiste, son producteur et ingénieur du son Christopher Tarnow et les huit micros que celui-ci a postés deux par deux à 80 cm de l'instrument, puis un mètre plus loin, puis deux, puis huit. "Cela demande un énorme apprentissage, car cela signifie que le son arrivera d'abord aux micros les plus proches et quelques millisecondes plus tard aux plus éloignés, ce qu'il faudra ensuite compenser en régie."
"En musique classique, vous avez souvent des disques qui sonnent un peu pareil du début à la fin. Vous n'auriez jamais ça dans un grand album pop!"
"L'enregistrement n'est qu'une étape. Tout se joue en postproduction où l'on va trouver le bon mix pour chaque piste et augmenter la beauté, la singularité de chaque pièce. En musique classique, vous avez souvent des disques qui sonnent un peu pareil du début à la fin. Vous n'auriez jamais ça dans un grand album pop! Pour ce disque Mozart, nous avons été plus loin que jamais auparavant. Vous devez tout faire avec vos doigts, mais, ensuite, il faut continuer ce processus et être aussi précis en postproduction que pendant l'enregistrement."
On comprend maintenant pourquoi le New York Times a rapproché Ólafsson de Glenn Gould qui avait révolutionné, 60 ans plus tôt, la séance de studio, et en quoi il tranche radicalement avec la plupart des autres pianistes classiques qui n'imaginent souvent l'enregistrement que comme le prolongement du concert. "Beaucoup ont peur et ne veulent rien savoir du micro. Et il est clair qu'il faut beaucoup de courage pour se regarder dans ce type de miroir. Ils veulent documenter pour eux-mêmes ce qu'ils pensent jouer très bien en public, mais ne considèrent pas l'enregistrement comme une forme d'art à part entière."
"Beaucoup de pianistes classiques veulent documenter pour eux-mêmes ce qu'ils pensent jouer très bien en public, mais ne considèrent pas l'enregistrement comme une forme d'art à part entière."
À leur décharge, dit-il, il n'existe pas de "cours de studio" dans les conservatoires qui montreraient le ridicule à vouloir vociférer devant des micros ultrasensibles, placés à un mètre du piano, comme si on jouait pour les spectateurs au dernier rang du Carnegie Hall... Víkingur Ólafsson, lui, procède en sens inverse. Dans la bulle qu'il s'est ménagée, il peut au contraire s'autoriser la palette de nuances la plus étendue, de l'accord explosif du début de la "Sonate en si mineur" de Haydn au murmure infinitésimal de celle en "ré mineur" de Cimarosa, véritable tube de l'album.
Mieux, le son même qu'exhale le piano règle la sensation et le mouvement de la musique, une fois que le doigt du pianiste, posé sur la touche, a libéré le poids du bras et rendu au son toute sa chair. Ainsi ses cantilènes de Cimarosa, ralenties à se rompre, sonnent-elles à la manière du contemporain minimaliste Morton Feldman. De l'extase en suspension.
Et cela non seulement révèle le caractère profond d'Ólafsson – cet abîme qu'il contemple à la fin de sa "Sonate en ré mineur" de Cimarosa et de son "Larghetto" de Galuppi, qui tous deux s'achèvent sous ses doigts comme une question laissée en suspens –, mais aussi la recréation radicale qu'il s'autorise malgré les dogmes en vigueur de l'interprétation "historiquement informée".
"Il faut toujours regarder les œuvres dans la perspective du compositeur."
"Je suis toujours compositeur et j'aurais pu poursuivre dans cette voie", nous dit-il d'ailleurs, tout en parlant des créateurs avec lesquels il travaille et auquel il commande régulièrement des œuvres – la fine fleur des Islandais, mais aussi Thomas Adès, Philipp Glass, John Adams, ou même Björk. "Il faut toujours regarder les œuvres dans la perspective du compositeur", poursuit-il. "Il faudrait encourager cette approche dans l'éducation musicale, car travailler avec des compositeurs, c'est éprouver à quel point ils sont vivants, brillants et ouverts d'esprit quant à leur propre musique, si bien qu'il en devient plus facile de travailler ceux du passé. C'est aussi pourvoir se rendre compte que leur production est inégale – à part Bach! –, et que l'on peut penser de manière critique et se forger sa propre opinion."
Voilà le mantra de celui qui est longtemps resté seul face à lui-même après son diplôme à la Juilliard de New York, en 2008, qui a fui les concours comme la peste et, plutôt que de se mesurer aux sprinters de sa génération, a préféré écouter religieusement les grands maîtres du passé: "J'ai voulu devenir mon propre professeur et ouvrir mon esprit!"
> 30/9 à De Bijloke (Gand)
> 1/10 à deSingel (Anvers)
> 24/11 à Flagey (Bruxelles)
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