Lucas Debargue: "Il y a tant de fausses idoles dans la musique classique"
Le pianiste français Lucas Debargue publie une intégrale des pièces pour piano solo de Gabriel Fauré. Il sera la tête d’affiche du festival bruxellois "Rêve party". Entretien sans filtre avec un virtuose trop à l’étroit dans le petit monde de la grande musique.
Révélé par un 4ᵉ prix au Concours Tchaïkovski en 2015, le Français Lucas Debargue a, depuis, conquis la planète piano avec un style bien à lui, quitte à en irriter certains. Reste que ses concerts ne désemplissent pas et que ses enregistrements, dont un superbe Scarlatti, laissent des traces.
Parce qu’il a un parcours atypique dans un monde classique très codé? La réponse fuse: "Oui, je l’avoue, la plupart du temps, dans ma vie de concert, je souffre un peu du conservatisme qui règne dans un milieu dont je ne suis pas issu et auquel je ne m'identifie pas. On s’y auto-féconde, et l’on trouve normal de vivre de subventions publiques parce qu’on le mériterait au nom de la grande musique, du patrimoine…
Moi j’ai été bassiste dans un groupe rock. J’ai fait du jazz. Ce qui m’a porté vers le classique, c’est ma passion pour la musique. Je veux traduire les messages musicaux des compositeurs pour les offrir au public. Et pas pour perpétuer une tradition, une dynastie familiale, un milieu social..."
Seriez-vous un rien iconoclaste?
Oui, si c’est pour détruire les fausses idoles. Et il y en a tant dans la musique classique! Prenez Mauricio Pollini, qui vient de décéder. La presse s’emballe, la fin d’une légende, une technique imparable, un penseur du piano, etc. Mais on peut dire cela de tout pianiste international. Ceux qui en parlent écoutent-ils vraiment la musique?
Qu’est-ce qui compte pour vous lorsque vous êtes face à une partition?
J’essaie de comprendre comment la machine musicale fonctionne, pour me rapprocher du compositeur. Cela ne m'intéresse pas de prouver que je suis capable de mémoriser une pièce difficile pour la rejouer une énième fois! J’aime aussi découvrir des répertoires méconnus ou négligés.
Comme votre nouveau Fauré?
Il ne manque pas d’intégrales. Mais elles n'ont apparemment pas contribué à mieux faire connaître ce répertoire méconnu. Et puis, Fauré est gardé jalousement par les tenants de l’école française, qui y voient le summum du raffinement, et qu’il faut jouer comme ceci ou cela, et pas autrement. Tout cela m’étouffe. Avec Fauré, j’essaie d’aller le plus loin possible. Raison pour laquelle j’ai choisi le piano Opus 102, de Stephen Paulello, un prototype unique avec 102 touches (ndlr : au lieu de 88) et donc davantage de cordes, ce qui accroît la richesse de la sonorité. Et je l’aurai à Bruxelles!
"Si vous n’êtes pas dans les petits papiers de ceux qui comptent dans les réseaux, la seule voie pour devenir pro, c'est le concours."
Vous avez toujours eu une relation très particulière avec le piano, non?
Je n’ai jamais eu de fascination pour l’instrument en tant que tel, mais bien pour ce qu’il permet de faire. Il ouvre la porte à toutes les musiques. Il a été extrêmement intuitif au début pour moi, lorsque je me jetais dessus tel un drogué. Mais le jour où j’ai décidé d’en faire mon métier, et j’avais déjà 21 ans, il a fallu travailler avec méthode!
Votre professeur, Rena Shereshevskaya, à l’École normale de musique de Paris, a été visiblement déterminante...
C’est la première fois que je rencontrais une pédagogue aussi passionnée que moi par la musique. Et c'est la première aussi à avoir réellement cru en mes capacités. Personne dans mon entourage ne pouvait m'ouvrir la voie du monde professionnel.
Le talent ne suffit pas?
Non. Si vous n’êtes pas dans les petits papiers de ceux qui comptent dans les réseaux, la seule voie pour devenir pro, c'est le concours. Rena a pensé que j’avais ma chance au Tchaïkovski. Quand j’ai atteint la finale, je me suis senti comme Harry Potter. Tout a basculé!
" Je sais que mon style exaspère certains critiques. Je n’ai pourtant jamais voulu être original."
Depuis, vous menez une carrière brillante, mais un peu hors cadre...
… car je ne désire m'associer à rien qui puisse entraver mes recherches artistiques. L’équilibre n’est pas aisé, car il faut proposer des choses qui font envie au public tout en défendant des pièces moins connues. En somme, être présent, mais sans jamais se vendre et perdre son authenticité. Je sais que mon style exaspère certains critiques. Je n’ai pourtant jamais voulu être original. La seule chose qui compte, c’est de déclamer la musique en concert de la manière la plus claire possible.
N'est-ce pas l’ambition de tout soliste?
Ce qui me frappe dans nombre d’interprétations que j’écoute, c’est l’obsession du temps fort (là où la mesure est la plus marquée, NDLR). Est-ce que la musique vole, ou bien est-elle ramenée à terre à chaque temps fort? Je n’ai pas l’impression que cet envol soit une priorité pour beaucoup de musiciens, qui se concentrent sur le son, le rubato, l’attaque… Mais il faut que la musique vole! Les enchaînements de doubles croches dans les concertos de Mozart doivent survoler les barres de mesure. Que celles-ci ne les arrêtent surtout pas, comme dans tant d’interprétations.
Un grand artiste, il se sert de tout, de la douleur, de la joie, de tout ce qu'il emmagasine comme émotions et connaissances pour fabriquer de la beauté.
Vous êtes très critique!
Parce qu’il ne suffit pas d'être bien habillé et d’avoir les bons gestes au piano dans le style de tel professeur pour que ce soit un moment magique. En fait, je suis navré de constater que dans un milieu déjà minoritaire, l’on trouve si peu de grands passionnés, alors que la possibilité de jouer de la musique en concert, c'est incroyable. Je vois tellement de musiciens blasés, qui répètent à l’envi "faut que je travaille". Mais faut faire autre chose alors!
C’est quoi votre définition de l’artiste?
Un grand artiste, c’est quelqu’un qui ne se spécialise pas. Il vit le monde qui l’entoure. Il se sert de tout, de la douleur, de la joie, de tout ce qu'il emmagasine comme émotions et connaissances pour fabriquer de la beauté. Sa vie est son art!
"Le Jardin musical", créé par le pianiste Julien Brocal dans la soupente d’un bâtiment industriel désaffecté, s’empare désormais de tout l’espace pour une "Rêve party".
Au-delà de l’hommage à Fauré porté par Lucas Debargue, tête d’affiche, sur le piano Opus 102 de Stephen Paulello, ce festival "où l‘éphémère engendre l’inattendu" proposera des Tableaux vivants associant la pianiste Sabina Hasanova et l’art du sable d’Anna Vidyaykina, un quatuor dirigé par la violoniste Elise Bertrand, une expérience poétique menée par Cyril Dion et Sébastien Hoog. L’on y entendra aussi Anaïs Gaudemard, Léo Ispir, Maya Levy, Julien Brocal... St.R.
> Du 4 au 7 avril, 62 Quai aux briques, Bruxelles - https://www.jardinmusical.org/rêve-party
Classique
"Fauré - Complete music for piano solo"
Interprété par Lucas Debargue
Label: Sony Classical
Note de L'Echo:
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