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interview

Sept concertistes interrogent Arcadi Volodos, mythe vivant du piano

©marco borggreve

Rare au disque et au concert, le pianiste russe Arcadi Volodos est un exemple pour nombre de pianistes. Sept d'entre eux l'interrogent avant son récital à Flagey du 12 juin. Essentiel.

Plutôt que de l'interroger nous-mêmes, nous avons préféré proposer à sept pianistes-concertistes belges et internationaux, entre 20 et 40 ans, de poser chacun une question au grand maître russe avant son récital du 12 juin, à Flagey. Mis à toutes les sauces au tournant des années 2000, à l'époque où sa virtuosité et sa puissance stupéfiantes soulevaient les foules du monde entier, Arcadi Volodos (52 ans) s'est aujourd'hui retiré du "système" et n'y revient que lorsqu'il a la sensation de pouvoir communiquer une vérité supérieure. Un entretien qui révèle en creux tout ce que notre société a sacrifié d'essentiel.

1. Julien Brocal (France)

©Sams

Vous avez adoré faire découvrir Mompou. Par rapport à ce répertoire qui est assez contemporain, on vous entend assez peu jouer d'œuvres de compositeurs d'aujourd’hui. Quelle est votre opinion sur la création actuelle?

Arcadi Volodos: Ce n'est pas l'époque qui importe pour moi, mais la personnalité des compositeurs et la puissance spirituelle de leurs créations. Si ce n'est que pour expérimenter, on peut très bien confier une phrase musicale à un ordinateur qui la déclinera à la perfection. Ce qui m'intéresse, c'est précisément ce qu'un ordinateur ne peut pas faire. Prenez Mompou, justement, et son "Angélique" qui ouvre sa "Musica callada": on touche à l'essentiel avec quelques notes à peine. Ce n'est d'ailleurs presque plus de la musique, mais de la lumière spirituelle, du silence sonore, de l'éternité sonore. Une exigence métaphysique aujourd'hui difficile d'accès, y compris pour les musiciens, tellement elle tranche radicalement avec notre époque toujours plus industrielle.

"J'aime surtout rejouer les œuvres que j'ai abordées dans le passé. Et la musique est un don de Dieu pour nous permettre, à nous autres musiciens, de revenir en arrière."

Arcadi Volodos
Pianiste

Plutôt que de multiplier les nouveaux répertoires, comme je devais le faire quand j'avais 25 ans (c'était horrible!), j'aime surtout rejouer. Et la musique est un don de Dieu pour nous permettre à nous autres musiciens de revenir en arrière. Si je reprends aujourd'hui une sonate de Schubert, je peux retrouver l'émotion qui était la mienne lorsque j'ai découvert ces œuvres, à 16 ans, au Conservatoire de Moscou, et saisir en même temps des choses que je ne voyais pas à l'époque. Et cela m'impressionne toujours, me rend heureux, et même euphorique! C'est d'ailleurs pour cela que j'ai tendance à restreindre le nombre de morceaux que je joue, pour mieux pouvoir y revenir et les approfondir. Je suis quelqu'un qui voyage avec la musique; elle est dans mon cœur et je mourrai avec.

Arcadi Volodos joue Mompou.

2. Julien Libeer (Belgique)

©Athos Burez

Qui ont été vos grands professeurs et, surtout, avec le recul, qu'avez-vous retenu comme leçon essentielle de chacun d'eux?

A. V.: J'aime beaucoup cette phrase d'Arthur Rubinstein qui dit: "Mes meilleurs professeurs, ce sont mes enregistrements". Évidemment, au tout début, il faut quelqu'un qui vous guide, mais après, savoir que tel doigt va sur telle touche, c'est ridicule. Ce qui importe beaucoup plus, c'est d'observer le rapport à la musique de celui qui vous enseigne et la place qu'elle occupe dans son cœur. Pour Galina Eguiazarova, mon professeur au Conservatoire de Moscou et celle qui a le plus compté pour moi, la musique était une religion à laquelle elle a consacré sa vie. C'est elle qui a cru en moi alors que je suis arrivé très tard au piano, à 16 ans, et que j'avais beaucoup de retard sur la classe. Elle m'a donné la conviction que j'avais du talent et que je pouvais devenir un grand pianiste, comme elle l'a fait avec Radu Lupu, alors que tout le monde disait à ce dernier d'aller étudier la théorie musicale!

"Ce qui importe le plus, c'est d'observer le rapport à la musique de celui qui vous enseigne et la place qu'elle occupe dans son cœur."

Arcadi Volodos
Pianiste

Professeur, c'est très limité comme acception. Avec Radu Lupu, on a pu discuter des heures durant des sonates de Schubert: cela m'a beaucoup appris alors qu'il n'était pas mon professeur. Prokofiev disait avoir beaucoup plus appris en deux heures de train, passées en compagnie du compositeur Sergeï Taneïev, que pendant toutes ses années de conservatoire. On peut tout aussi bien apprendre de ses amis, et même de la nature. Il faut être beaucoup plus ouvert, car, en musique, il n'y a pas de vérité unique, comme je l'ai constaté en étudiant dans plusieurs pays. Tout est relatif et change avec la culture, avec l'époque. Le pire serait de n'avoir qu'un seul professeur durant toute sa vie.

Radu Lupu joue l'Andantino de la "Sonate D. 959" de Schubert.

3. Marie François (Belgique)

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Pourriez-vous nous parler de la manière dont vous intégrez la réflexion et la pratique physique du piano dans votre routine quotidienne? Comment vous préparez-vous mentalement pour l'apprentissage de nouvelles œuvres et leur exécution sur scène? 

A. V.: Chacun doit trouver son chemin: il n'y a pas de recette unique. Mais ce qu'il est très important de savoir, c'est que jouer pour soi ou être concertiste, ce sont deux choses complètement à part. Il y a des gens qui dépriment de ne pas être sur scène, moi, c'est tout le contraire. Me promener avec ma fille dans la forêt et revivre une part d'enfance à travers elle, c'est l'expérience la plus incroyable de ma vie. Donc, Marie, vous devez répondre pour vous-même et savoir ce que vous voulez dans la vie. Par contre, ce qui est fondamental, c'est de conserver la fraîcheur. Il n'y a rien de pire que de donner quatre fois le même programme, quatre jours d'affilée, dans quatre villes différentes: ça tue tout! C'est pourquoi, entre les tournées, je ne touche pas mon piano, parfois pendant des semaines. Et quand j'y reviens, tout m'apparaît comme la première fois.

"Il n'y a rien de pire que de donner quatre fois le même programme, quatre jours d'affilée dans quatre villes différentes: ça tue tout!"

Arcadi Volodos
Pianiste

Bien sûr, je travaille des heures quand j'apprends un nouveau morceau (trouver les doigtés, c'est la partie que j'aime le moins!). Mais le vrai travail commence sur scène, car, à la maison, on ne peut jamais vraiment savoir si ça fonctionne. Après cinq mois, l'interprétation se transforme et devient beaucoup plus riche. Je déteste les voyages, les aéroports; la seule chose qui me passionne dans ce métier, c'est de voir l'évolution des œuvres et, comme je le disais, de pouvoir y revenir parfois dix ans après et me dire: "Tiens, tu n'avais jamais remarqué ce détail, comment est-ce possible!"

4. Nicolas van Poucke (Pays-Bas)

Les pianistes de l'âge d'or ont-ils des qualités que les pianistes d'aujourd'hui n'ont pas? Et si oui, quelles sont-elles?

A. V.: Prenez Maria Yudina, dont l'interprétation du "Lachrimosa" du "Requiem" de Mozart est sans doute le plus grand monument de spiritualité qui existe. Elle vivait dans une chambrette à Moscou dont une vitre s'était brisée en plein hiver. L'apprenant, ses amis se cotisent pour qu'elle puisse la réparer et ne meure pas de froid. Eh bien, elle a préféré donner tout cet argent aux enfants pauvres... Quel pianiste d'aujourd'hui peut se targuer de ce niveau d'humanité? Tout est changé: les mentalités, les valeurs, les référents culturels. C'est beaucoup plus profond que de se dire qu'on ne phrase plus comme Artur Schnabel ou qu'on n'utilise plus la pédale comme Vladimir Sofronitsky...

Beaucoup de jeunes me demandent: "Mais Arcadi, comment produisez-vous ce son?" Mais cela n'a rien à voir avec mes doigts! Le son vient du cœur, c'est pour cela que la sonorité de Gould, Richter ou Horowitz est incomparable. Chacun d'eux a une âme singulière. Mais si votre âme est vide... Aujourd'hui, il y a une uniformisation générale qui est le reflet de notre monde industriel et mécaniste. Je pense d'ailleurs que c'est pour cela que la musique classique souffre tant, car elle est peu compatible avec le matérialisme ambiant. Elle a surtout à voir avec le monde intérieur, or, ce que l'on voit partout, ce sont des gens qui ne sont pas connectés avec eux-mêmes. Empoisonnés par les réseaux sociaux, ils ont peur du noir, comme ils ont peur du silence. Il n’y a plus de silence nulle part. Or, la musique sort du silence.

Maria Yudina joue le "Lacrimosa" du "Requiem" de Mozart, K. 626 (Live)

5. Anton Gerzenberg (Allemagne)

Comment avez-vous découvert le côté très virtuose de votre jeu, cette immense facilité que vous possédez, mais toujours basée sur la musicalité? Et comment l'avez-vous développée? Quel regard portez-vous aujourd'hui sur cet aspect de votre jeu, alors que vous semblez vous consacrer à d'autres pans du répertoire pianistique?

A. V.: La virtuosité ne m'a jamais intéressé en tant que telle, mais bien les transcriptions au piano de grandes pages orchestrales ou d'opéra, qui nous donnent l'impression que trois mains jouent en même temps. Quand j'étais jeune, j'ai ainsi retranscrit d'oreille toutes les transcriptions de Vladimir Horowitz, surtout par intérêt intellectuel pour ces formules complexes qui me passionnaient. Mais la vraie virtuosité nous fait oublier la difficulté pour révéler l'image sonore qu'a voulu nous transmettre le compositeur. Si Liszt écrit "Orage", il veut nous faire ressentir la peur viscérale d'être pris dans une tempête. Mais si on se dit: "Oula, que ce pianiste joue vite toutes ces octaves et de manière vraiment très propre", alors, pour moi, c'est complètement raté et au plus loin de la vérité musicale.

Vladimir Horowitz - Variation on a theme of Bizet's - Carmen

6. Eric Lu (États-Unis)

Dans quelle mesure planifiez-vous exactement l'interprétation des nombreux détails d'un morceau, et dans quelle mesure le faites-vous spontanément sur scène, lors du concert?

A. V.: Je vais répondre comme Vladimir Sofronitsky à qui on posait la même question: avant de monter sur scène, j'ai un plan très clair en tête et je sais, au silence près, tout ce que je veux faire. Mais une fois sur scène, tout peut changer: je peux improviser, faire varier le tempo, les dynamiques, le rubato... Mais si je n'ai pas ce plan précis au départ, je sais par contre que je vais mal jouer.

7. Tony Yike Yang (Canada-Chine)

Quelles pensées vous arrivent lorsque vous êtes sur scène? Que voulez-vous que le public retienne de votre prestation? Et quels sont les aspects (dans le processus de création et d'interprétation de la musique) qui vous épuisent et ceux qui au contraire vous nourrissent?

A. V.: Je ne rejoue jamais mon programme avant le concert. Par contre, je passe mon temps avec le technicien pour bien égaliser le piano. Puis, trois minutes avant le début du concert, j'essaie de me concentrer. C'est la tragédie du pianiste-concertiste: on se fiche de savoir, à l'heure dite, si vous avez bien dormi ou si n'avez pas mal à la tête. Il convient d'être à son meilleur niveau. Mais il est de ma responsabilité de convoquer le silence auprès du public, qui est la vraie connexion avec la musique. Quand je perçois ce silence absolu, je sens que c'est "ça", que je suis dans ma bulle.

Après, je suis épuisé, comme un téléphone portable déchargé! Beaucoup plus d'ailleurs après une sonate de Schubert qu'avec un Liszt virtuose... Cette intensité musicale ça me tue! Mais comme disait encore Sofronitsky, "il faut toujours avoir le goût de notre sang qui tombe sur le clavier"... Autrement dit, il faut savoir donner une partie de soi pour réussir à communiquer l'essentiel.

Récital

Arcadi Volodos, piano

Nouveau programme > Franz Schubert, "Sonate n° 16 en la mineur, D 845" (1825) | Robert Schumann, "Davidsbündlertänze, op. 6" (1837) | Franz Liszt, "Rhapsodie hongroise n° 13 en la mineur", S 244/13 (arr. Arcadi Volodos)

À Flagey (Bruxelles)

Le mercredi 12 juin 2024 - 20h15 (studio 4)

Site officiel de l'artiste > En savoir plus

Retrouvez les pianistes qui ont interrogé Arcadi Volodos
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