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Michael De Cock: "La fiction a plus de pouvoir qu’un tableau Excel"

Michael De Cock, directeur du KVS, le théâtre flamand de Bruxelles, fait le bilan de l'année 2023. ©saskia vanderstichele

Michael De Cock, directeur du KVS, le théâtre flamand de Bruxelles, revient sur les événements marquants de l’année écoulée dans le secteur culturel, et anticipe les grands enjeux de 2024.

Quel est votre bilan concernant la Culture en 2023?

C’était une année très complexe, l’année de la violence en quelque sorte: la guerre en Ukraine, le conflit israélo-palestinien, la violence envers les femmes, etc. Il y a de la violence à l’échelle globale et à l’échelle individuelle, dans nos relations personnelles. Face à cette situation, le théâtre est devenu un endroit où l’on essaye de se reconnecter aux autres en réalisant une espèce de rituel de purification, en essayant d’exprimer, de comprendre et de gérer cette violence. Les femmes, par exemple, utilisent de plus en plus le plateau comme une "safe place".

Comment le secteur culturel affronte-t-il la montée de l’extrême-droite? De quelle manière impacte-t-elle le secteur?

Plus que jamais le monde culturel doit se rassembler au niveau local, national et international. Les fachos n’ont pas peur des musées: ils ont peur de ce qui est nouveau, de ce qui est critique et libre. Regardez la situation à Anvers actuellement: cela n’a plus rien à avoir avec les années 90 où la ville était capitale culturelle de l’Europe. Quand on a le pouvoir, il faut parler. Or, le monde culturel a un pouvoir.

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Il faut se poser la question: quelle est l’importance de la culture dans notre société? Il est malheureux de constater qu’en Flandre les partis d’extrême droite sont les seuls à avoir une vision de la culture, une vision nationaliste bien évidemment. Ils investissent un domaine que les autres partis négligent. On voit très bien comment ils essayent d’approcher les CA des différentes institutions. Bruxelles est une des villes le plus excitantes pour la culture en ce moment en Europe. Des artistes du monde entier viennent chez nous. Nous sommes les meilleurs ambassadeurs de la Belgique, il ne faut pas l'oublier.

"Il n’y a pas d’ 'union wokiste'. Il s’agit simplement de minorités qui essayent de s’exprimer."

Michael De Cock
Directeur du KVS, le théâtre flamand de Bruxelles

Qu’en est-il de l’entrisme militant dans le secteur culturel aujourd’hui? Le secteur véhicule-t-il, comme certains l'affirment, une idéologie woke?

Le KVS a toujours défendu un projet d’émancipation.  Bruxelles est une mosaïque de minorités, qu’il faut représenter. C’est pourquoi notre compagnie est multilingue, gender diverse, etc. La crainte du wokisme a été alimentée par des livres stupides comme celui de Bart de Wever, qui utilise le wokisme pour récupérer des votes et faire peur aux gens. Il n’y a pas d’ "union wokiste". Il s’agit simplement de minorités qui essayent de s’exprimer. Certains s’expriment mal, mais l’activisme fait bouger les choses. Selon moi, la peur du wokisme est exagérée, mais il faut reconnaitre qu’il y a un public qui se sent éloigné de ces problématiques. Nous avons perdu une partie du public et il s’agit de se poser la question de savoir comment le retrouver. Nous devons faire notre auto-critique.

Un fossé se creuse-t-il entre une culture de l'événement et du "bling bling" et une culture plus locale, qui peine à trouver des financements?

Le lien entre le tourisme et la culture est important, en effet. Et, aujourd'hui, on préfère investir dans une grande parade que dans le local. La proximité est détruite car, trop souvent, la politique est myope. Il n’y aucune conscience de l’avenir. Si on n’y prend pas garde, on se dirige vers une uniformisation de la culture. C’est le signe d’une néo-libéralisation de plus en plus importante du secteur. Si on veut qu’il y ait de la diversité, il faut de la patience.

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Quel sera l’impact de l’IA sur le secteur culturel selon vous?

L’art, c’est l’échec. C'est un combat avec l’échec, un processus fragile, qui parle de vulnérabilité. C’est la raison pour laquelle il émeut. Or, il y a là un paradoxe avec la mission de l’IA, qui cherche la perfection. Je pense qu'il y a un progrès technologique qui va certainement nous aider, mais à côté de ça, il y a aussi un progrès qui ne m’intéresse pas.

"Ce n’est pas parce que la culture ne peut pas sauver le monde en général qu’elle ne peut pas sauver des mondes individuels."

Michael De Cock
Directeur du KVS, le théâtre flamand de Bruxelles
"Seule l'imagination peut nous sauver" de Michael De Cock.
"Seule l'imagination peut nous sauver" de Michael De Cock. ©Editions Racine

Quelle est votre définition de l’imagination?

Aujourd’hui, tout doit être mesuré. Or, l’imagination échappe au calcul et dépasse la mesure. C’est pourquoi elle touche à l’humanité. Imaginer, c’est une façon de voir l’autre : c’est apprendre à se mettre à sa place. La fiction a plus de pouvoir qu’un tableau Excel.

Votre livre s'intitule "Seule l'imagination peut nous sauver". De quoi avons-nous besoin d’être sauvés?

De la polarisation, de la peur. Ce n’est pas parce que la culture ne peut pas sauver le monde en général qu’elle ne peut pas sauver des mondes individuels. La culture peut sauver des tas de mondes. Actuellement, nous sommes nourris par la peur. Les politiciens ne donnent pas de réponse à toutes ces peurs. Ils capitalisent dessus. Ils pensent en termes de marché. Les citoyens veulent des politiciens qui ne craignent pas de prendre des décisions impopulaires plutôt que des politiciens qui courent derrière des votes.

"Cadela Força" de Carolina Bianchi a marqué la saison 2023 du KVS

Le premier chapitre de la trilogie théâtrale "Cadela Força", de la réalisatrice et écrivaine brésilienne Carolina Bianchi a marqué la saison 2023 du KVS. Elle évoque, de manière très directe, la violence sexuelle à l'égard des femmes, trop longtemps ignorée et oubliée. Elle présente ainsi une mosaïque d'histoires concernant le viol et le féminicide. C’est ainsi à une longue descente aux enfers, crue et hyper réaliste, à laquelle elle convie les spectateurs et spectatrices. 

Visions croisées sur les enjeux de la culture en 2024

Face-à-face entre Pierre Thys, directeur du Théâtre National, et de Michael De Cock, directeur du KVS, le théâtre flamand de Bruxelles. Les deux hommes de culture, qui se connaissent bien et collaborent régulièrement, reviennent sur les événements marquants de l’année écoulée dans le secteur culturel, et anticipent les grands enjeux de 2024. L'interview de Pierre Thys est à retrouver ici.

Voici ce qu'il faut retenir:

Si Michael De Cock, qui publie "Seule l'imagination peut nous sauver" (Éditions Racine) — une réflexion sur le pouvoir de la création et une plongée dans les coulisses de la scène internationale des arts – insiste sur le rôle cathartique du théâtre face à la violence du monde; Pierre Thys rappelle la vocation politique du théâtre et sa capacité à "revigorer et guérir nos imaginaires".

Sur la question de la montée de l’extrémisme, Michael de Cock souligne l’influence toujours plus grande des partis d’extrême droite sur le monde de la culture: "il est malheureux de constater qu’en Flandre les partis d’extrême droite sont les seuls à avoir une vision de la culture, une vision nationaliste bien évidemment. Ils investissent un domaine que les autres partis négligent." De son côté, Pierre Thys réclame une plus grande audace politique de la part des représentants culturels flamands, et déplore que les "programmateurs et programmatrices des institutions culturelles flamandes ne prennent pas le temps de prendre connaissance de ce qui fait de l’autre côté de la frontière linguistique." 

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Enfin, sur la question du wokisme et de l'entrisme militant, Pierre Thys pense "qu’il symbolise en fait la lutte entre les conservateurs et les progressistes" et estime que  "le wokisme est beaucoup moins violent que l’anti-wokisme. Il demande seulement aux détenteurs de tous ces privilèges de faire un pas de côté, de faire preuve d’un peu d’humilité responsable."

Si Michael de Cock va dans ce sens ("la peur du wokisme est exagérée", nous dit-il), il précise cependant qu’il "faut reconnaitre qu’il y a un public qui se sent éloigné de ces problématiques. Nous avons perdu une partie du public et il s’agit de se poser la question de savoir comment le retrouver."

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