Amy Greene: "Il y a de moins en moins de points de repère communs entre les Américains"
Spécialiste des États-Unis, Amy Greene est professeure à Sciences-Po. Elle publie un ouvrage dans lequel elle réalise un diagnostic de la société américaine actuelle. Son constat est sans détour : " L’Amérique semble être à bout de souffle."
Selon la spécialiste des États-Unis Amy Greene, pour comprendre la division politique du pays, il faut analyser l’origine de son déchirement et ses différentes manifestations au niveau social et économique. Une manière d’éclairer les enjeux de l'élection présidentielle par le biais des colères, des déceptions, mais aussi de l'espoir que le peuple américain continue de nourrir malgré tout…
"Les États-Unis vont mal", écrivez-vous au début de votre livre. Les raisons pour expliquer cette situation sont multiples: la question des armes, des drogues, l'alimentation, le système de santé, les inégalités économiques, etc. Tous ces problèmes, on les évoque depuis déjà un certain temps. Qu'est-ce qui les rend, selon vous, plus problématiques aujourd'hui?
À force de vivre avec ces difficultés sur une période longue, on retrouve nécessairement une fracture au sein de la société américaine. Si les politiques publiques et si les élus n'arrivent pas à apporter une réponse à ces problèmes-là, ça pousse le peuple américain dans une forme de désespoir, dans une forme de colère et dans le sentiment de méfiance vis-à-vis des institutions, les personnes qui sont censées, justement, décider et changer la vie des gens.
"On assiste à un effritement du projet national, indispensable pour espérer créer de grandes choses."
Prenons le sujet des inégalités économiques. Depuis les années 70, la croissance salariale stagne dans les classes populaires et moyennes. Il est vrai que pour un certain nombre de biens, les prix baissent: ce qui rend beaucoup plus accessible l'achat d'une télévision, par exemple, mais en même temps les coûts essentiels de la vie, comme l'alimentation, le logement et les frais de santé, explosent, et les salaires ne suivent pas. Le point de départ de ce livre n'est pas de dire que ce sont des phénomènes nouveaux, mais qu’il s’agit un processus long qui arrive à une forme d’aboutissement et qui a des effets profonds sur la situation politique du pays.
Quel tournant est en train de connaître l'Amérique, selon vous?
Il y a de moins en moins de points de repère communs entre les Américains. On assiste à un effritement du projet national, indispensable pour espérer créer de grandes choses. Les conséquences de ces phénomènes sociaux sont aujourd’hui parfaitement lisibles. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que ces phénomènes touchent des Américains qui votent à gauche et à droite. Il y a une forme de pression qui s'exerce sur les Américains, quel que soit leur bord politique.
Mais, paradoxalement, cette situation ne réunit pas le peuple américain: au contraire, la division de la société s’accroit…
Le peuple américain ne parvient plus à s’unir. L’opposant politique est devenu un ennemi. Il n'y a plus de points d'entente entre les individus, y compris parfois entre voisins. Toute la question est de savoir par quel biais les États-Unis peuvent retrouver cet esprit d'union. Quelle est la proposition politique qui permettrait de fédérer autour des différences? Kamala Harris en a fait le pilier de sa campagne. Pour autant, les sondages montrent que le peuple américain reste profondément divisé en deux blocs.
À vous lire, on a l’impression que le rêve américain n’existe plus…
Les Américains n'ont pas abandonné totalement ce rêve, mais ils constatent qu’il ne fonctionne pas réellement pour eux, et cela de façon croissante…
Vous le montrez bien: l'ascenseur social est bloqué aux États-Unis. En même temps, l'économie américaine affiche toujours une certaine vigueur. N’est-ce pas une forme de paradoxe?
Les Américains ne croient pas que leur vie s'améliore sur la base d’un certain nombre d'indicateurs économiques. Tout coûte un petit peu plus cher: le logement, les études, les soins de santé, etc. L'Américain moyen ne ressent pas cette performance économique dans sa vie quotidienne. Ce qu’il voit, c'est la nécessité de renoncer à un certain nombre de choses, de revoir ses projets, de s'adapter à une vie qui coûte de plus en plus cher, sans le salaire qui permet d'accompagner ces changements.
Vous pointez aussi "la place de moins en moins centrale de la religion dans la société américaine". Comment l’expliquez-vous?
Aux États-Unis, jusqu'à il y a peu, pour être un candidat sérieux à la présidence, il fallait avoir une religion et afficher une pratique religieuse. La religion a aussi été un élément central dans les moments émancipateurs aux États-Unis. Dans les années 60, le mouvement des droits civiques, par exemple, a énormément emprunté le langage religieux. Aujourd’hui, on assiste à une sécularisation croissante de la société américaine: le nombre de personnes athées ou non croyantes augmente. C’est un revirement assez historique pour les États-Unis.
"De nombreux procès autour des valeurs vont jusqu'à la Cour suprême: par exemple, il y a eu ce cas de commerçants qui ne voulaient pas servir des couples homosexuels, parce que le fait de le faire portait atteinte à leur croyance religieuse. La Cour suprême leur a donné raison..."
Mais est-il vraiment lisible? De l’extérieur, on a plutôt l’impression que la société américaine se durcit du point de vue des valeurs morales?
Les personnes qui sont particulièrement attachées à ces valeurs religieuses vont parfois chercher à utiliser les institutions pour légiférer justement la croyance religieuse. On peut penser à la question de l'IVG en particulier, qui correspond à un socle de valeurs, notamment conservatrices. Au niveau de la Cour suprême, on a vu des juges très conservateurs, avec des croyances affichées, légiférer pour enlever cette protection fédérale. Mais au final, la question de l'IVG a été sauvée par l'opinion publique aux États-Unis. Il y a eu un soutien très majoritaire pour ce droit-là.
Les rapports de force changent: un mouvement qui se dirige vers la sécularisation vient s'opposer à un contre-mouvement qui tente de protéger la place des valeurs religieuses dans la politique. De nombreux procès autour des valeurs vont ainsi jusqu'à la Cour suprême: par exemple, il y a eu ce cas de commerçants qui ne voulaient pas servir des couples homosexuels, parce que le fait de le faire portait atteinte à leur croyance religieuse. La Cour suprême leur a donné raison…
Vous évoquez la perte de confiance dans les institutions également. Les États-Unis devraient-ils s'engager dans une grande réforme institutionnelle, selon vous?
Aux États-Unis, les institutions sont garantes d’une grande stabilité depuis 250 ans. Cette stabilité est une vraie force: la démocratie américaine a su se renouveler tout en s'appuyant sur une structure extrêmement durable et stable. Ces institutions ont permis l’évolution de la société américaine. Mais en même temps, ce système a été conçu il y a 250 ans et la répartition démographique a évolué, par exemple: est-ce juste que de petits États, en termes de population, aient le même poids que de plus gros États? Aujourd’hui, certains des États les plus conservateurs possèdent une forme de surpoids dans le système politique, en raison de l'organisation de ce dernier. Le Montana doit-il avoir le même poids que la Californie? Est-ce que ce système répond encore aux besoins de la société? À chaque élection présidentielle, on voit un sentiment d'insatisfaction qui grandit, particulièrement à gauche. Certains Américains ont l’impression que les institutions favorisent des vieux phénomènes qui ne sont plus d'actualité.
Et puis, de l'autre côté, il y a ce sentiment de perte de confiance parce qu'il n'y a aucune raison que les institutions ne fonctionnent plus. Certains ont le sentiment que c'est en raison d'une classe politique qui ne se renouvelle pas et qui est plus focalisée sur les logiques partisanes que sur le compromis. On l’oublie parfois, mais les États-Unis se sont construits sur la base du compromis et sur le sentiment que les institutions peuvent apporter des réponses. Par le passé, le Congrès et le Sénat savaient travailler collégialement et légiférer malgré les oppositions idéologiques. Force est de constater qu'aujourd'hui, c'est moins le cas.
Est-ce que l'Amérique n'est pas en quelque sorte prisonnière de son passé?
Le passé des États-Unis est complexe. Il a été violent, esclavagiste, misogyne, etc. Mais la grande force de ce pays est d’avoir su répondre institutionnellement pour aller de l'avant et évoluer. Nous avons légiféré les droits des Noirs, des femmes et des minorités. À des moments cruciaux dans l'histoire des États-Unis, il y a eu un rendez-vous avec la possibilité d'aller de l'avant ou de reculer, en se repliant sur soi. La promesse des États-Unis, ce n’est pas d'oublier ou d'effacer le passé, mais c’est d’évoluer par rapport à ce passé et d'en apprendre les leçons pour en faire quelque chose de plus juste.
"C’est assez fascinant d’observer que les jeunes, qui sont extrêmement vulnérables aux États-Unis, continuent de croire dans les institutions."
La jeunesse américaine tente, selon vous, de prendre le "leadership moral". Comment envisagez-vous l'Amérique dans 20 ou 30 ans?
Toute la question sera la place de cette jeunesse dans la future société américaine. L'arrivée au pouvoir de cette jeunesse, qui commence à s'exprimer aujourd'hui, va-t-elle fondamentalement orienter la manière dont les États-Unis se voient dans le monde? Est-ce que cette jeune génération multiculturelle aura un autre regard sur la manière d'utiliser le pouvoir américain dans le monde? Les préoccupations de cette jeune génération ne sont pas nécessairement identiques à celles des générations précédentes. Jusqu’à il y a peu, les jeunes n'étaient pas un électorat "fiable". Or, on voit qu'ils sont de plus en plus nombreux à voter. Et quand ils ne votent pas, ils manifestent, ils s'organisent en réseau, etc.
Plus important encore: cette jeunesse croit dans les institutions démocratiques. C’est assez fascinant d’observer que les jeunes, qui sont extrêmement vulnérables aux États-Unis, continuent de croire dans les institutions. En ce sens, cette jeunesse continue, d’une certaine façon, de croire dans le rêve américain.
"L’Amérique face à ses fractures", d'Amy Greene, Tallandier, 256 p., 19, 90 euros
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