Après 30 ans, le tunnel sous la Manche est toujours défié par les ferrys
Transport à décarboner et capacités abondantes, le tunnel sous la Manche reste promis à un bel avenir. Mais il reste confronté à son lot de défis, comme le dumping social sur les ferrys.
Il y a 30 ans, la reine Elisabeth II, François Mitterrand et Margaret Thatcher inauguraient l'ouvrage d'art peut-être le plus audacieux de l'histoire du continent européen: le tunnel sous la Manche. Avec plus de 50 kilomètres, dont 37 km sous la mer, il reste à ce jour le plus long tunnel sous-marin au monde.
Autre prouesse, ce tunnel a été construit "sans le moindre penny public" selon la volonté de la "Dame de fer". L'histoire veut que François Mitterrand insistait, lui, pour avoir un tunnel ferroviaire. Côté anglais, une autoroute avait la préférence. Ce sera le rail avec des fonds publics, le compromis était trouvé.
Aujourd'hui, quand vous pénétrez dans les installations à Calais, puis dans le tunnel lui-même, cela reste spécial, très spécial. Dans le tunnel de service en surpression, 140 m³ d'air sont injectés chaque seconde, de quoi jouer avec vos oreilles à l'instar de ce que vous ressentez dans un avion.
Cela permet de garantir un bon air dans le tunnel, de réguler la température et empêche surtout les poussières et les fumées éventuelles de pénétrer dans ce tunnel de service qui est aussi, le cas échéant, un tunnel de secours.
Trois tunnels
On évoque souvent le tunnel sous la Manche. Mais ils sont en fait au nombre de trois, deux tunnels ferroviaires et un tunnel de service. L'idée est que chaque tunnel ferroviaire aille dans un sens. À l'heure où nous visitons les installations, sept trains sont en circulation dans les tunnels.
Lors des pics d'affluence, cinq à six trains peuvent rouler simultanément dans chaque sens. Un nombre qui devrait pouvoir passer à huit, grâce aux nouveaux standards de sécurité, de quoi permettre d'envisager la circulation de 1.000 trains par jours dans le tunnel, tout ceci sans accroc. La redondance des systèmes de sécurité et la fluidité sont les maîtres-mots ici.
Évidemment, en fonction des besoins d'entretien et de travaux, les voies peuvent être utilisées dans les deux sens, deux aiguillages sous la mer permettent aux trains de passer d'un tunnel à l'autre quand cela est nécessaire à une vitesse de 60 km/h.
Interconnexion électrique
Ces tunnels sont aussi une opportunité, comme pour cette nouvelle liaison électrique qui permet une interconnexion électrique d'une capacité de 1 GW entre le Royaume-Uni et la France. Un investissement de 826 millions d'euros qui a donné naissance à cette nouvelle filiale de Getlink: Eleclink.
"Les études initiales évoquaient le transport ferroviaire de 10 millions de tonnes de marchandises par an et nous n'en sommes qu’à 1 million aujourd’hui."
C'est aussi via le tunnel que passe la fibre optique de Colt Technology, permettant une capacité de transfert de plusieurs térabits par seconde par paire de fibres, ceci sans les aléas que peuvent connaître les câbles en milieu sous-marin.
Le commun des mortels connait essentiellement l'Eurostar et le Shuttle, ce service qui embarque plus de deux millions de voitures à bord des trains Eurotunnel. Mais les navettes d'Eurotunnel transportent aussi plus de deux millions de camions par an. 25% des échanges commerciaux entre l'Union européenne et le Royaume-Uni passent ainsi par le tunnel.
Peu de trains de marchandises
Cependant, malgré les succès engrangés, le tunnel a aussi ses ratés. Le fret ferroviaire est certainement l'un de ceux-ci. "Les études initiales évoquaient 10 millions de tonnes de marchandises par an et nous en sommes qu’à 1 million aujourd’hui", souligne d'ailleurs Yann Leriche, le CEO de Getlink, maison mère d'Eurotunnel.
Des trains de marchandises empruntent le tunnel, mais ils ne sont qu'au nombre de quatre par jour. Il s'agit de transport sur mesure pour des sites industriels. Six trains par semaine relient les sites Toyota entre l'Angleterre, Valenciennes et la République tchèque. Ils permettent de transporter les voitures entre les pays avec le moins de manipulations possibles des véhicules pour éviter au maximum les dégâts.
L'inconvénient du fret: le réseau ferroviaire anglais n'est pas correctement dimensionné pour accueillir les caisses mobiles que l'on charge et décharge des camions sur les trains.
Ce problème de gabarit oblige à décharger et recharger les marchandises. Ceci rend le fret ferroviaire non compétitif dans le tunnel. Getlink entend néanmoins convaincre les autorités anglaises d'investir pour permettre aux trains d'aller jusqu'à Wembley, puis au nord de Londres, vers les plateformes multimodales anglaises.
"Nous avons fait une étude poussée et le coût est très raisonnable. Il est de 50 millions de livres. En faisant cela, on réduit la congestion sur les routes dans le Kent. On améliore la résilience au Pas-de-Calais, avec un mode qui peut remplacer l’autre et on aide l’économie avec plus de volumes disponibles", détaille Yann Leriche. Selon les équipes de Getlink, les travaux seraient tout à fait réalisables, car sur certaines portions, il suffirait, par exemple, d'abaisser le ballast, ce qui peut être fait au moment où l'on remplace de toute façon ce ballast.
Un tel développement ferait évidemment beaucoup de sens pour décarboner davantage le trafic de marchandises entre le Royaume. Aujourd'hui, ce sont surtout les camions qui empruntent le tunnel sur les navettes de l'Eurotunnel, très loin donc de l'idée originelle d'un tunnel ferroviaire, car hormis dans les 50 km de tunnels, c'est sur les autoroutes que ces camions circulent.
Dumping social
Mais le gros concurrent du tunnel se trouve assurément en surface, avec les compagnies de ferrys. Et à ce jeu-là, Eurotunnel est depuis quelques années déstabilisée par une nouvelle concurrence, celles des marins internationaux qui travaillent sur des ferrys transmanche battant pavillon chypriote.
Le géant P&O a licencié du jour au lendemain 800 marins anglais pour les remplacer par des marins à bas coûts qui effectuent entre quatre et cinq traversées par jour.
En 2021, Irish Ferries a décidé d'importer ce modèle courant en haute mer sur les liaisons transmanche. Des marins venus d'un peu partout dans le monde travaillent 17 semaines sans discontinuer sur leur bateau, à des salaires très bas.
Dans la foulée d'Irish Ferries, le géant P&O a décidé d'appliquer les mêmes recettes, licenciant du jour au lendemain 800 marins anglais pour les remplacer par des marins à bas coûts qui effectuent entre quatre et cinq traversées par jour. Les effets sur la réputation de P&O n'auraient été que passagers.
Ce sujet pèse chez Getlink où l'on estime avoir déjà perdu environ 3% de parts de marché du transmanche à cause de la pratique. En riposte, la France et la Grande-Bretagne ont légiféré, poussées dans le dos par les compagnies de ferrys qui ne jouent pas à ce jeu-là. Une loi du Parlement britannique sur les salaires minimums doit rentrer en application en 2024.
Une loi de police française prévoit "l’application du salaire minimum français aux équipages de toutes les compagnies maritimes, quel que soit le pavillon, assurant des liaisons régulières internationales de passagers touchant un port français".
Cette loi prévoit un temps de repos au moins similaire au temps d'embarquement et un temps maximum d'embarquement, tout comme les durées d'embarquement maximums doivent être déterminées par décret.
Chez Eurotunnel comme chez les compagnies de ferrys concurrentes, on attend donc le décret d'application, prévu pour la fin de ce mois de décembre. On espère au passage que les bateaux en question seront fortement contrôlés.
Aussi, cette loi ne règle pas les autres questions relatives à ces marins internationaux, sur les questions d'assurance maladie, chômage, etc. Ce qui doit se faire au niveau européen.
Reconnaissance faciale
Ce n'est pas le seul défi qui attend Getlink. La société a dû se mettre à jour pour le nouveau système de reconnaissance faciale et digitale d'entrée/sortie des non-européens en Europe qui arrive en 2024. Un investissement de 78 millions d'euros qui doit viser à appliquer les nouvelles procédures.
Eurotunnel a dû adapter ses infrastructures pour se conformer aux pics d'affluence et promet que ce système d'entrée et sortie des non-Européens ne fera augmenter que de 5 à 7 minutes le temps de parcours des passagers de son Shuttle.
Comme nous l'écrivions ce jeudi, l'autre gros défi sera de multiplier les opérateurs et les villes desservies par les trains passagers empruntant le tunnel.
Certains de ces sujets s'inviteront peut-être lors de la vraie date anniversaire du tunnel sous la Manche, le 6 mai prochain, avec la présence annoncée du roi Charles III et du président de la République Emmanuel Macron.
- Le tunnel sous la Manche va souffler ses 30 bougies en 2024 et reste le plus long tunnel sous la mer au monde.
- Il reste pertinent alors que la décarbonation des transports est très actuelle.
- Eurotunnel doit cependant faire face à un dumping social importante des compagnies P&O et Irish Ferries.
- Les trains de marchandises restent son poids faible. Il faudra convaincre les Britanniques de redimensionner le gabarit possible pour les convois entre Douvre et Londres.
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