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Rescapé des attentats, il attaque AG Insurance en justice

©Dieter Telemans

"Si on m’avait donné le temps de me soigner, je serais tellement plus loin dans la vie", estime Christian Manzanza. C’est l’histoire d’un grand costaud qui revendique le droit de ne pas être Superman.

Ce matin-là, comme tous les matins, Christian Manzanza prend le métro pour aller bosser dans le centre de Bruxelles. Il est application support analyst chez Euroclear Banque, où il est entré 5 ans plus tôt. Ça roule pour lui. Il a 30 ans. Il assure au boulot, il cartonne au basket où son mètre 94 athlétique fait des ravages. Sa compagne et lui viennent d’acheter un appartement et se préparent à la naissance de leur fille. L’avenir s’annonce prometteur.

Ce matin-là, le 22 mars 2016, il est debout dans la rame de métro qui explose à Maelbeek. La déflagration projette sur lui le corps d’une femme qui le protège du pire. Christian Manzanza lui doit probablement la vie.

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"Personne ne m’a jamais vu comme fragile. Avec mon physique tu ne peux pas être faible."

Il s’arrache comme il peut de l’enfer. Il a mal partout, n’entend plus grand-chose, est brûlé aux mains et au visage. "Dans la hiérarchie des grands blessés, je n’étais logiquement pas prioritaire en comparaison avec d’autres qui ont perdu leurs jambes ou leurs bras. Moi j’ai eu de la chance, j’étais entier. J’atterrirai finalement aux soins intensifs. On prend soin de moi mais on me jette quatre jours plus tard. On me donne une carte avec le numéro de téléphone d’une infirmière à domicile, qui ne décrochera jamais. Heureusement, ma sœur qui est infirmière prend soin de moi. Dans les premiers temps, je suis une momie déboussolée et livrée à elle-même. Au début, c’est la solidarité familiale qui a compensé l’absence de soutien de la part de l’État."

Christian et ses proches se retrouvent livrés à eux-mêmes. Mais ses brûlures s’effacent au bout de quelques mois. Il retrouve sa couleur de peau. Il redevient très vite cette armoire à glace qui en impose.

En apparence. Les coups qu’il a pris à Maelbeek ne laissent pas de traces visibles. Le dos et la nuque subissent encore les séquelles de la déflagration, l’ouïe aussi est impactée, la peau reste fragile, l’équilibre est devenu incertain, le sommeil a disparu, la mémoire est brouillée, la concentration n’est franchement plus ce qu’elle était. Les scènes d’horreur tournent en boucle dans sa tête. Christian Manzanza souffre, mais ça ne se voit pas.

"Si j’avais perdu un bras, on m’aurait peut-être donné le temps de me soigner."

D’ailleurs, c’est un battant. Quatre semaines après les attentats, il remonte sur le terrain pour prêter main-forte à ses coéquipiers du Royal Waterloo Basket, dont il est le capitaine. Lui qui a joué aux Etats-Unis pendant ses études, puis en division 2 belge à son retour, ne veut pas laisser son club descendre en division inférieure. "Je cherchais un moyen de dormir. Je tournais en rond la nuit, à revivre la scène. Je voulais me crever pour pouvoir enfin dormir. De toute façon, il fallait que je me retape parce que ma petite allait bientôt naître. Je n’avais pas le choix, je devais vite remonter la pente." Le basket, c’était trop, évidemment. Son dos déguste encore un peu plus mais on l’applaudit en héros. Quel type!

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"Je suis grand, je suis costaud et, donc, je suis censé résister à tout. Personne ne m’a jamais vu comme fragile. Avec mon physique tu ne peux pas être faible, pas possible."

Mais il est à bout, le grand costaud. Vidé physiquement, épuisé nerveusement. "Je ne dormais plus, j’étais cassé, je n’avais pas toute ma tête. Je devenais même colérique, moi qui ne l’avais jamais été, j’avais des envies de vengeance. Qu’est-ce que j’avais fait pour mériter ça? Heureusement, un ami est parvenu à me raisonner mais je sentais bien que je n’étais pas à l’abri de faire une connerie."

Au boulot!

Et c’est là, deux mois plus tard, que tombe une convocation de la médecine du travail. "‘Qu’est-ce qui vous empêche de reprendre le travail?’, me demande le docteur d’entrée de jeu. J’étais scotché, sans voix. Je sors des attentats, je ne vais pas bien du tout et il me demande ça. Il a bien noté que mes brûlures ont super bien évolué mais il n’a pas voulu voir tout le reste, ce qui n’est pas visible. Il m’envoie chez un psychiatre que je rencontre pour la première fois fin septembre, un mercredi. Le lendemain, je reçois un courrier me demandant de reprendre le travail le lundi suivant. J’hallucinais."

Christian Manzanza n’en est toujours pas revenu. "Si j’avais perdu un bras, on m’aurait peut-être donné le temps de me soigner mais là, j’avais l’air opérationnel alors on a voulu que je reprenne le boulot sans tarder. Mon physique a joué contre moi."

Mais il prend le défi. "Pas le choix, le bébé est là et il faut assurer coûte que coûte." Retour mi-novembre dans la tour d’Euroclear, où il essaie de garder la tête hors de l’eau.

"Je sens vite que je m’épuise. Je suis un compétiteur mais je suis gagné par la frustration de ne plus être à la hauteur. J’ai une notion du temps faussée, des flash-back m’emprisonnent dans le passé, ma mémoire me joue des tours. Des procédures que j’ai moi-même créées, qui jusque-là me semblaient simples, deviennent complexes. Je dois faire face à la pression alors que les piles sont plates. Je ne suis pas Superman."

Il tient tant qu’il peut mais la corde finit par craquer. En juillet 2017, son propre psychiatre le met en incapacité: repos indispensable. Problème, AG Insurance, l’assureur qui couvre Euroclear pour les accidents de travail, refuse de faire le lien entre sa mise en incapacité et les attentats. Christian Manzanza était sur le chemin du travail le 22 mars, l’assurance en accidents de travail a donc été activée. Mais chez AG, on est d’avis que "la rechute de Monsieur Manzanza ne peut pas être considérée comme un accident de travail".

En septembre 2017, l’assureur lui envoie un courrier stipulant que sa situation post-attentats est "consolidable" et lui propose de clôturer son dossier. "Depuis octobre 2017, ils ne remboursent plus mes frais médicaux au motif que j’ai refusé de signer leur courrier. J’ai déposé plainte devant le tribunal de travail de Bruxelles pour mauvais traitement et non prise en charge de la rechute."

AG Insurance confirme la divergence de vues. "Comme tous les dossiers avec dommages corporels, notre position dans ce dossier est basée sur des rapports de médecins-conseils, spécialisés dans le domaine de l’expertise médicale et soumis au code déontologique. Vu l’écart entre les attentes de l’assuré et notre position, on estime que, dans ces circonstances, la meilleure manière pour résoudre le litige est en effet de passer l’affaire devant le tribunal. On attend le résultat de cette procédure."

Elle démarre cette semaine, la procédure. Christian Manzanza ira au tribunal avec des attentes bien précises. "Je veux qu’on reconnaisse la rechute, c’est-à-dire que mes difficultés actuelles sont liées aux attentats que j’ai subis, à ce coup du sort. Je veux aussi qu’on rembourse dans leur entièreté mes frais médicaux liés à ces attentats, c’est la moindre des choses me semble-t-il. On parle de quelques milliers d’euros, rien de fou. Et je veux surtout que cela serve pour la suite, qu’il ne soit plus possible de traiter les gens comme ça."

Traiter les gens comme ça? "On ne m’a pas donné le temps de me soigner, on a voulu me remettre rapidement au boulot, pour des raisons d’économies j’imagine, pour quelle autre raison? Au passage, on me prend pour un profiteur, ce qui me rend dingue. Aujourd’hui je me soigne, je fais ce qu’il faut pour me relancer mais cela demande du temps. On ne peut pas traiter les victimes d’attentats de cette manière, il faut prendre soin des gens qui subissent ce genre d’horreurs. Qu’est-ce que j’y peux si je me suis trouvé au mauvais endroit au mauvais moment? Cela aurait pu être n’importe qui."

Aujourd’hui, Christian Manzanza a arrêté le basket – "je n’ai jamais retrouvé mes capacités d’avant" – et vient de reprendre le travail à mi-temps, toujours chez Euroclear. Qu’en dit la firme? "On ne parle jamais d’une situation individuelle, situe le patron des ressources humaines. Même si, dans ce cas-ci, cela se passe bien."

Sortir du trou

"Si on m’avait donné le temps, je serais tellement plus loin dans la vie", déplore le rescapé du 22 mars. "Ce qui m’intéresse, c’est de sortir de l’impasse, reprendre le cours normal de ma vie. Je ne peux pas, je ne veux pas rester dans le trou. Je dois avancer, je le dois à ceux qui sont morts et qui m’ont protégé." Allusion à cette femme qui, dans la mort, a fait bouclier de son corps. Le regard vide de sa protectrice, planté dans le sien, hante toujours les nuits de Christian Manzanza. "Je rame, c’est clair. C’est difficile aussi pour ma famille, pour mon couple car tout tourne autour de cet événement. Ce n’est pas gagné mais il faut que j’arrive à en sortir."

Il prend une grande inspiration. "J’y arriverai."

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