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interview

Denys Shmyhal (Premier ministre ukrainien): "Si l’Ukraine est vaincue, ce sera la Troisième Guerre mondiale"

Le Premier ministre ukrainien, Denys Shmyhal. Derrière son apparence flegmatique se cache un lutteur redoutable. ©Anadolu Agency via Getty Images

Tant que l'Ukraine sera soutenue par ses alliés occidentaux, la Russie échouera dans ses plans de conquête. Dans le cas contraire, la sécurité mondiale sera menacée, avertit le Premier ministre Denys Shmyhal, lors d'une interview à L'Echo.

Depuis un an, le Premier ministre ukrainien Denys Shmyhal est en première ligne pour gérer la guerre en Ukraine. Derrière son apparence flegmatique se cache un lutteur redoutable. Il tient en échec, aux côtés du président Volodymyr Zelensky et de leur peuple, le Kremlin et l'armée russe supposée être la deuxième au monde.

À la veille de l'anniversaire de l'invasion, Denys Shmyhal a accordé une interview exclusive à L'Echo et quelques médias internationaux (BBC, Washington Post, Sky News, Bloomberg et Al-Arabyia). Le Premier ministre nous reçoit au siège du gouvernement, à Kiev, quelques minutes après une alerte aérienne.

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"Le plan de Poutine était de prendre Kiev en 72 heures et de terminer son opération spéciale en quelques semaines. Et me voici ici, avec vous, 365 jours après."

Nous entrons dans la deuxième année de guerre. Pensez-vous que les Ukrainiens tiendront, et que la coalition occidentale continuera à vous soutenir?

Le président Poutine a commis une erreur en déchaînant cette agression non provoquée, comme l'a déclaré Joe Biden il y a quelques jours à Kiev.

Le plan de Poutine était de prendre Kiev en 72 heures et de terminer son opération spéciale en quelques semaines. Et me voici ici, avec vous, 365 jours après. Nous sommes toujours aussi forts et unis. Nous combattons toujours, et nous avons récupéré plus de 50% du territoire qui nous avait été enlevé. Grâce à nos alliés, nous tenons le coup.

Nous arrêterons cette guerre dès que les Russes auront arrêté de se battre, de nous bombarder et qu'ils auront quitté notre territoire. Si l’Ukraine cesse de se battre, elle disparaîtra. Et si elle disparaît, la sécurité du monde entier est menacée.

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Comment le monde doit-il, selon vous, juger les crimes de guerre commis par la Russie?

Il est important de s’assurer que le monde civilisé condamne les crimes de guerre de la Russie. Nous travaillons avec la Cour pénale internationale pour que ces crimes soient jugés. Le problème est que la justice internationale n’a pas de mécanisme pour s’assurer que ceux qui ont ordonné ces crimes, ce qui inclut le président Poutine, soient effectivement amenés vers la justice.

Pour nous, ces crimes ont débuté en 2014, lors de l’invasion de la Crimée. Nous avons vu ensuite de nos propres yeux les atrocités commises l’an dernier par l’occupant à Boutcha, à Kharkiv, Soumy.

L’Ukraine gagnera-t-elle cette guerre sur le champ de bataille, ou faudra-t-il des négociations et un compromis avec Poutine?

Je vous le redis. Si l’Ukraine arrête de se battre, il n’y aura plus d’Ukraine. Si les Russes arrêtent de se battre, la guerre s’arrêtera. Voilà comment cette guerre se terminera. Nous n’en voyons la fin que sur le champ de bataille, avec le soutien de nos partenaires.

Conclure un compromis? Un compromis sur quoi? Le monde démocratique doit-il abandonner ses valeurs universelles et aller négocier avec des terroristes qui réussiront alors à changer, pour la première fois, les frontières internationales établies après la guerre? Un tel accord changerait la structure de sécurité mondiale.

Nous irons aux négociations quand la Russie aura quitté notre pays et s’engagera à respecter les principes démocratiques mondiaux. Je suis convaincu que nos partenaires nous soutiendront aussi longtemps qu’il faudra. Nous, nous sommes prêts à nous battre jusqu’à la victoire.

Que pensez-vous de la possibilité de voir la Chine livrer des armes à la Russie? Cela risque de mener à une escalade vers la Troisième Guerre mondiale?

Si l’Ukraine remporte la victoire, la Troisième Guerre mondiale est impossible. Ce sera le signe que la ploutocratie russe n’a plus aucune prise sur le monde. Tout autre agresseur potentiel sera alors convaincu que le monde restera uni et n’acceptera jamais aucune agression. Tout agresseur potentiel sera aussi convaincu d'être puni par la Justice internationale.

Si l’Ukraine est vaincue, ce sera le message qu’une agression non provoquée est possible. Cela déclenchera d’autres guerres dans le monde et cela conduira à la Troisième Guerre mondiale.

Préparez-vous une contre-offensive surprise?

Une surprise est une surprise, si tout le monde est au courant, cela n’en est plus une. Nous demandons à nos partenaires de nous fournir de l’aviation et des missiles à longue portée, afin que nous soyons bien équipés pour notre contre-offensive au printemps.

J’ajouterai que notre industrie est occupée à fournir à notre armée des nouvelles technologies militaires, et cela se passe devant nos yeux.

Que répondez-vous aux accusations de la Russie selon lesquelles les russophones d'Ukraine sont maltraités et que c’est la raison de son intervention contre votre régime qu'elle dit "fasciste'?

L’Ukraine est un pays multiculturel où vivent plusieurs nationalités et où l’on parle plusieurs langues, et les Ukrainiens sont des gens tolérants. Il n’y a aucun fait officiellement enregistré en Ukraine qui violerait les droits des russophones.

Vous devriez aussi écouter nos combattants sur le front. Ils ne parlent pas qu’ukrainien. Ils parlent polonais, russe, anglais, bulgare, hongrois. Nous sommes tous unis pour défendre notre mère patrie. Et nous restons une nation tolérante.

L’Iran soutient la Russie avec des drones. Qu’est-ce que cela change pour l’Ukraine ?

Nos services de renseignements, et ceux de nos alliés, ont effectivement les preuves que l’Iran fournit des drones Shahed à la Russie et qu'elle s'est mise à en fabriquer. Des centaines de sites ont été frappés par ces drones. Nous avons aussi la preuve que des opérateurs iraniens aident des combattants russes à diriger les drones.

Pour nous, l’Iran est complice du crime commis par la Russie contre des civils ukrainiens.

Votre gouvernement parvient-il à gérer le pays tout en menant sa défense?

Un an après l’invasion, le peuple ukrainien a démontré qu’il est indestructible. Nous nous mobilisons tous pour notre liberté. Le président Zelensky et mon équipe gouvernementale travaillent jour et nuit, pour être certains que notre pays reste debout et se batte.

Nous nous assurons que l’économie et les 28.000 principales entreprises ukrainiennes continuent à tourner. Nous fournissons aussi de l’aide humanitaire. Durant ces 365 derniers jours, nous avons adopté 2.600 décisions, 1.500 résolutions et rédigé 144 projets de loi soumis au Parlement.

"Nous apprécions les efforts réalisés par l’Europe, et en particulier la Belgique, pour sanctionner la Russie."

Qu’attendez-vous de vos alliés, en particulier la Belgique?

Nous demandons trois choses à nos partenaires. Des armes, des aides financières et des sanctions contre la Russie.

Nous négocions avec nos partenaires la livraison des tanks et des véhicules blindés. Nous demandons aussi des avions de chasse pour soutenir notre contre-offensive. Nous avons besoin de ces armes pour nous assurer que l’ennemi quitte notre territoire et ne revienne plus. Mais nous n’allons pas attaquer ni saisir son territoire. Nous voulons juste libérer notre pays.

Nous apprécions les efforts réalisés par l’Europe, et en particulier la Belgique, pour sanctionner la Russie. Nous saluons le dixième paquet de sanctions.

Nous sommes également reconnaissants envers l’Europe, et en particulier la Commission européenne, pour l’aide macro-financière de 18 milliards d’euros apportée pour cette année. Nous espérons que cette aide va se poursuivre.

À quelles priorités va cet argent?

Nous devons remettre sur pied notre réseau électrique, sans lequel nous ne pouvons plus rien faire. La deuxième priorité est le déminage, nous sommes le pays le plus miné au monde et nous avons un territoire équivalent à la taille du Royaume-Uni à déminer.

La troisième priorité est la rénovation des infrastructures. Nous parlons ici de reconstruire des milliers d’immeubles rasés, où les gens doivent pouvoir vivre.

La quatrième priorité est la relance de notre économie. La guerre a entraîné la perte de 3 millions d’emplois. Nous devons relancer en particulier le secteur de la métallurgie. L’outil a été fortement abîmé ou se trouve sur des territoires occupés par la Russie. Nous nous concentrons aussi sur le tissu de PME, dont le développement aidera les gens à se relever.

L’Ukraine peut-elle tenir sans ces aides?

Nous avons enregistré un déficit de 31 milliards en 2022 à cause de la guerre, mais le fossé a été comblé par nos partenaires occidentaux en coopération avec le FMI. L’an dernier, notre PIB a chuté de 30%. Nos dépenses augmentent fortement, car nous dirigeons tout dans le secteur de la défense. À peu près tout le budget de l’Ukraine est consacré à l’achat d’armes et de munitions.

La composante humanitaire et sociale du budget national est entièrement couverte par nos partenaires. L’Europe a fourni 18 milliards d’euros, les États-Unis 10 milliards de dollars.

"Nous voudrions aussi voir le secteur du diamant dans le onzième paquet de sanctions."

Quels secteurs de l’économie russe voudriez-vous voir dans le prochain paquet de sanctions?

Le nouveau paquet de sanctions devrait inclure des mesures contre le secteur nucléaire russe, qui apporte 200 milliards d’euros par an à la Russie. Il faut mettre fin à ces revenus, considérant que la Russie s’est emparée de la centrale de Zaporijia, qu’elle a transformée en arme nucléaire. Nous voudrions aussi voir le secteur du diamant dans le onzième paquet de sanctions.

Quant aux personnes sanctionnées, il faut viser non seulement ceux qui participent à la guerre, mais aussi les membres du groupe Rosatom, en particulier ses directeurs. Des sanctions contre Rosatom faciliteraient les négociations avec l’Agence internationale de l’énergie sur la démilitarisation de la centrale de Zaporijia.

La lutte contre la corruption est une condition pour entrer dans l’UE. Comment allez-vous y parvenir, et inverser les slogans à ce sujet que la Russie propage dans le monde?

Notre gouvernement applique la tolérance zéro envers la corruption, et nous nous attaquons aux responsables. Nous finalisons la législation pour mettre en place une structure anti-corruption composée de quatre agences, dont un procureur et un tribunal. Le processus sera terminé dans quelques semaines.

Quant aux soutiens financiers internationaux, nous rédigeons des rapports journaliers pour la Banque mondiale, le FMI et tous nos partenaires. Ils peuvent voir qu’il n’y a pas de corruption au niveau gouvernemental. Il pourrait y avoir des facteurs de corruption dans certaines sphères du pays, mais nous allons les mettre hors d’état de nuire.

Notre société a changé depuis cette agression, et nous réalisons d’importants efforts pour intégrer les normes européennes et commencer les négociations avec l’UE pour en devenir membre l’an prochain.

Les phrases-clés
  • "Si les Russes arrêtent de se battre, la guerre s’arrêtera."
  • "Nous irons aux négociations quand la Russie aura quitté notre pays et s’engagera à respecter les principes démocratiques mondiaux."
  • "Si l’Ukraine remporte la victoire, la Troisième Guerre mondiale est impossible."
  • "L’Iran est complice du crime commis par la Russie contre des civils ukrainiens."
  • "Le nouveau paquet de sanctions devrait inclure des mesures contre le secteur nucléaire russe, qui apporte 200 milliards d’euros par an à la Russie."
  • "Il pourrait y avoir des facteurs de corruption dans certaines sphères du pays, mais nous allons les mettre hors d’état de nuire."
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