Élie Barnavi, historien: "La guerre à Gaza est terminée"
Il ne reste plus grand-chose du Hamas. Mais Israël est en train de perdre la guerre, car il n'a pas su lui donner un but politique, affirme Élie Barnavi lors d'une interview accordée à L'Echo.
Élie Barnavi, professeur émérite à l'Université de Tel Aviv et ancien diplomate israélien, organisait vendredi au "Bastogne War Museum" un colloque dont le sujet évoque à lui seul la nouvelle ère d'instabilité dans laquelle le monde est plongé : "L’Occident, pourquoi tant de haine?"
L'Echo l'a rencontré à cette occasion, pour l'interroger sur les derniers développements de la guerre au Moyen-Orient suite au pogrom du 7 octobre, l’attaque massive lancée par Téhéran et les risques d’escalade. Un conflit que l’historien vit dans sa chair, tout comme la montée de l’antisémitisme.
Quels enseignements tirez-vous de l’attaque lancée par l’Iran contre Israël?
"Cette riposte était ce à quoi il fallait s’attendre, après le coup de fil de Biden à Netanyahou et les pressions des Européens."
C’est un événement énorme. C’est la première fois que ça arrive. Jusqu’à présent, les Iraniens nous ont fait la guerre par milices interposées, par proxys. Mais jamais par eux-mêmes. Là, ils ont lancé depuis leur territoire une attaque énorme contre Israël. Cela change les règles du jeu.
Il aurait suffi qu’un seul missile de croisière iranien tombe sur un centre urbain. Et cela aurait été un massacre. C’était la guerre. Heureusement, nous avons bien été protégés. Les Américains ont créé une coalition, et c’était l’effet heureux de cette escalade. Après le 7 octobre, Israël bénéficiait de la solidarité internationale. Cela s’est détérioré avec la réplique à Gaza, puis ce front s’est constitué. Si Israël sait exploiter cela de manière intelligente, quelque chose de bénéfique peut en ressortir.
Que pensez-vous de la riposte menée par Israël?
Il faut rester prudent. Il y aurait eu une attaque mineure de drones, sans faire de dégâts, ce qui est une bonne chose. Cette riposte était ce à quoi il fallait s’attendre, après le coup de fil de Biden à Netanyahou et les pressions des Européens. Personne ne voulait des représailles provoquant une escalade.
Vous ne vous attendez pas à une riposte plus importante?
Je n’y crois pas, ni Israël, ni l’Iran n’ont intérêt à une escalade. Mais on peut toujours se tromper.
N'est-il pas temps, pour Israël, de mettre fin à la menace, au régime des Mollahs ?
Cela signifierait une guerre majeure dont les Américains ne veulent absolument pas. L’Iran, ce n’est pas le Hamas. C’est un vaste État, puissamment armé, et qui a des capacités de nuisance importantes un peu partout dans la région, ce qu’on appelle l’axe chiite.
Israël peut gagner une telle guerre, mais le prix sera disproportionné. Épouvantable, fût-ce par l’intervention du Hezbollah, lourdement armé, capable de dévaster des villes israéliennes. Cela pourrait déstabiliser la région, ce qui serait dommageable pour les intérêts occidentaux, notamment américains. Nous serions seuls parce que les États-Unis n’ont pas l’intention de participer à une telle opération.
Israël ne ciblera pas les centres nucléaires ?
Non, ce serait une escalade et ce serait militairement compliqué. Nous aurions pu envisager cela il y a des années, quand les centres étaient à la surface. Maintenant, ils sont répartis sur tout le territoire et enfouis sous terre.
Six mois après l’attaque du 7 octobre, quel est votre ressenti sur cette guerre?
"Le problème de cette guerre contre le Hamas, c’est qu’elle n’a pas d’objet politique."
Mon ressenti, c’est que nous sommes en train de perdre la guerre. Si vous jugez le résultat d’une guerre selon l’atteinte des objectifs initiaux, force est de reconnaître qu’aucun objectif fixé n’a été atteint. Le Hamas a pris des coups très durs. Mais pour le faire véritablement disparaître, il faut le remplacer par autre chose.
Le problème de cette guerre contre le Hamas, c’est qu’elle n’a pas d’objet politique. Or, une guerre qui n’est pas politique n’a pas de sens. Carl von Clausewitz a dit cela dans une formule célèbre : "La guerre n’est qu’une continuation de la politique par d’autres moyens." Le gouvernement israélien est incapable de formuler une politique, pour des raisons idéologiques et de par sa simple composition incluant l’extrême droite.
Le seul moyen d’en finir avec le Hamas, c'est de faire venir l’autorité palestinienne à Gaza, de l’encadrer d’un environnement international et de créer un mécanisme de transition avec pour horizon la création d’un État palestinien.
Il ne reste qu’une brigade du Hamas à Rafah. Pensez-vous qu’on s’approche de la fin de l’opération militaire ?
La guerre à Gaza est terminée. Il faut bien comprendre ça. Il ne reste plus qu’une brigade israélienne qui fait des opérations coup de poing dans le centre de la bande de Gaza. C’est tout. Nous sommes entrés dans une phase d’après.
Le Hamas n’a plus rien d’organisé, sauf à Rafah. Il reste des escouades, des groupes qui sortent des tunnels et qui peuvent faire beaucoup de mal. Et cela va rester comme ça des années si on ne fait rien. Dans une guerre asymétrique, si Israël n’élimine pas complètement l’adversaire, il a perdu la guerre. Et si l’adversaire n’a pas complètement disparu, il a gagné la guerre.
Israël n’arrivera pas au bout du Hamas, même s’il prend sa tête, Yahya Sinwar?
Il n’y a pas de bout, même si vous tuez Sinwar, ce que je crois qu’ils parviendront à faire.
Il n’y a pas de fin à une guerre qui ne soit pas politique. Un exemple. Pendant la Seconde Guerre mondiale, dès 1942 Churchill et Roosevelt ont signé la charte atlantique. En plein conflit, ils ont préparé l’après-guerre, l’Europe de demain. Ils réfléchissaient sans arrêt. Et comme il n’y a pas cette réflexion, Israël est en train de perdre la guerre.
Où est votre initiative de paix?
Nulle part. Ma proposition était de partir d’une initiative européenne, avec un "missus dominicus", un personnage de haut niveau, qui prendrait son bâton de pèlerin pour former une coalition de volontaires avec les pays arabes, puis définir les étapes vers la paix.
Tout le monde accepte que c’est ce vers quoi il faut tendre, mais personne ne sait comment y arriver. Joe Biden est viscéralement attaché à Israël, il se dit lui-même sioniste, mais il y a un environnement politique compliqué. Il devient de plus en plus nerveux, impatient, mais il n’arrive pas à dire à Netanyahou : "voilà ce que tu vas faire, sinon on te coupe les vivres".
Quant aux Européens, ils ont d’autres chats à fouetter, parce qu’ils sont désunis, parce qu’il y a l’Ukraine. Et puis, les élections arrivent et ils sont tétanisés.
Mon initiative serait le meilleur moyen de contourner l’Iran. Le meilleur cadeau que l’on pourrait faire à l’Iran, c’est de ne rien faire. Le Hamas, le Hezbollah et l’Iran ne veulent pas d’un État palestinien aux côtés d’Israël. Ils veulent un État palestinien à la place d’Israël, car ce sont des théocraties islamistes.
Comment voyez-vous ce conflit évoluer?
Je ne suis pas désespéré, pour une raison très simple. Lorsqu’il n’y a qu’une seule solution possible, elle finit par s’imposer. Netanyahou pensait avoir réussi en séparant Gaza de Ramallah, en nourrissant le Hamas pour empêcher la création d’un État palestinien… et cela lui a sauté à la figure.
Il n’y a pas d’autre solution que deux États. Ceux qui parlent d’un État binational ne savent pas ce qu’ils disent, y compris cette droite messianique qui veut chasser les Palestiniens.
Ne risque-t-on pas une déflagration régionale?
Je ne crois pas. Personne n’y a intérêt. Ce que l’on risque, c’est le pourrissement de la situation et des éruptions de violence, une troisième intifada.
L’agression iranienne ne traduit-elle pas une volonté de suprématie religieuse?
Bien entendu. L’Iran a évolué d’une théocratie vers une dictature militaire, mais l’arrière-fond idéologique est toujours là. L’Iran n’a aucune raison de faire la guerre à Israël : ils sont loin, ils ne sont pas arabes. Ils se moquent des Palestiniens comme de leur première chemise.
Cette guerre ne fait-elle pas partie d’une lutte plus large entre le Sud global, cher à Poutine, et un Occident affaibli ?
Le Sud global est un notion fantasmée. Cela existe encore moins que le tiers-monde existait à l’époque des non-alignés. Dans le Sud global, il y a des intérêts divergents, comme l’Inde qui est très pro-américaine et pro-tout. Poutine ne peut pas organiser le monde dans un bloc anti-occidental. Poutine est faible, la Russie est faible, mais elle a l’appui de ses amis, la Chine, l’Iran, la Corée du Nord.
L’Occident souffre de son manque d’assurance, de sa propre culpabilité. Comment en est-il arrivé là, alors qu'il est la partie la plus prospère et la plus libre du monde?
Si l’Occident était plus déterminé, Poutine ne serait rien. Le spectacle offert par les États-Unis, où une bande d’abrutis bloque l’aide à l’Ukraine, et leurs alliés est désolant.
Comment avez-vous vécu le pogrom du 7 octobre?
"Je suis atterré par la manière dont des segments entiers de la population américaine et européenne se sont retournés contre Israël."
Comme tous mes compatriotes. Avec un mélange d’effroi, de colère, de haine. D’esprit de vengeance aussi. C’est incroyable de voir à quel point la compréhension de ce qui s’est passé ce jour-là est vite passée en Occident. Il y a eu un moment d’effroi, puis on est passé à autre chose. Il y a eu quelque chose d’inouï. L’attaque de civils, le sadisme, la cruauté, une orgie de meurtres et de viols. C’est quelque chose de rare dans les annales des nations, sauf si on va très loin. J’ai comparé ça à la Saint-Barthélemy. Il y avait là une dimension de guerre de religion.
Il était évident que nous allions réagir, et que la réaction serait brutale. Mais très vite, un gouvernement responsable devrait se ressaisir. Les individus peuvent se venger, mais pas les États. Ils doivent réfléchir.
Comment vivez-vous la montée de l’antisémitisme?
Très mal. Je suis atterré par la manière dont des segments entiers de la population américaine et européenne se sont retournés contre Israël. Pas mal de ces écervelés ont même contesté les faits du 7 octobre.
Il y a eu ce déni de la réalité, et une explosion de haine antisémite. Il n’y a pas d’autre mot. Même si je n’ai jamais taxé d'antisémitisme tout ce qui est contre Israël, ici, il faut se rendre à l’évidence. Il y a un véritable antisémitisme à gauche et à l’extrême gauche. C’est tellement fort que les faits ne comptent pas, il reste une détestation globale. Vous voyez ce slogan : "Palestine de la rivière à la mer"? Vous comprenez ce que cela veut dire?
D’où provient cet antisémitisme?
Il y a deux foyers principaux. Cela vient d’abord de l’islam radical, de poches arabo-musulmanes importantes en Occident et qui ont toujours été férocement anti-israéliennes et anti-juives. L’autre pôle est celui de l’ultra-gauche, qui a mordu sur la gauche modérée qui a toujours été anti-israélienne, et cela a donné un phénomène comme Mélenchon et ses amis. C’est le cas ici aussi, en Belgique.
"Nous sommes une société malade, qui n’est pas sortie du 7 octobre."
Comment la société israélienne vit-elle la guerre?
Si vous allez à Tel Aviv, vous verrez que la vie a repris. Mais quand vous grattez un peu, vous voyez que les gens sont traumatisés. Il y a aussi la présence obsessionnelle des otages, dont les visages sont partout. On ne peut pas oublier ça, et de ce point de vue, nous sommes une société malade, qui n’est pas sortie du 7 octobre.
La guérison commencerait par des élections. C’est ce que les gens veulent à 70%. Ils comprennent que tant que Netanyahou sera au pouvoir, rien ne pourra être fait. Netanyahou ne pourra se refaire une virginité politique après ce qui s’est passé. L’alternative, c’est Benny Gantz. C’est un homme honnête et loyal.
Depuis un certain temps, une violence inouïe s’exprime, au Moyen-Orient, en Ukraine… À quoi cela est-il dû?
C’est lié à un effondrement de l’ordre mondial. Nous vivons dans un monde totalement anomique, avec plusieurs pôles, un Occident en déliquescence. Un président aux États-Unis, que l’on risque d’avoir à nouveau, qui veut encourager les Russes à attaquer l’Otan. Cela m'effraye de voir revenir Trump, surtout pour l'Ukraine.
Qui pourrait ramener des règles?
Une alliance forte entre les deux rives de l’Atlantique, entre une Europe puissante et une Amérique redevenue raisonnable qui saurait agréger des puissances externes. Il ne faut pas perdre le Brésil, par exemple. Seul un tel socle pourrait refaire un monde obéissant à des règles acceptables.
Le vrai problème, c’est la Russie. La Russie est devenue une puissance révisionniste qui me fait penser à l’Allemagne de l’entre-deux guerres. Elle me fait peur, elle est équipée de l'arme nucléaire. C'est pour ça qu'il est impératif que l’Ukraine ne perde par la guerre.
- "Il aurait suffi qu’un seul missile de croisière iranien tombe sur un centre urbain, et cela aurait été un massacre."
- "Israël peut gagner une telle guerre, mais le prix sera disproportionné."
- "Le Hamas a pris des coups très durs. Mais pour le faire véritablement disparaître, il faut le remplacer par autre chose."
- "Le Hamas, le Hezbollah et l’Iran ne veulent pas d’un État palestinien aux côtés d’Israël. Ils veulent un État palestinien à la place d’Israël."
- "Il y a un véritable antisémitisme à gauche et à l’extrême gauche. C’est tellement fort que les faits ne comptent pas, il reste une détestation globale."
- "Nous vivons dans un monde totalement anomique, avec plusieurs pôles, un Occident en déliquescence."
Toute l'actualité sur la guerre entre le Hamas et Israël au Proche-Orient. Découvrez nos analyses et les dernières infos.
Les plus lus
- 1 Gouvernement wallon: la note de Pierre-Yves Jeholet prônant un contrôle plus serré des chômeurs est validée
- 2 Une banane scotchée achetée 6,2 millions de dollars par un entrepreneur crypto
- 3 Élections communales: après recomptage des votes, le MR perd un siège au profit d'Ecolo à Bruxelles-Ville
- 4 Les Belges parmi les ménages les plus riches d'Europe avec 555.000 euros en moyenne
- 5 Exclusion bancaire de Mons, Liège et Charleroi: il reste un mois pour trouver 233 millions d'euros