Baltasar Garzon: "Ne pas avoir d'idéologie, c'est ne pas avoir de conscience"
De passage à Bruxelles, l’avocat de Julien Assange, Baltasar Garzon nous a consacré un peu de temps. Interview.
Garzon, on ne peut pas le manquer. Dans une autre vie, il fut le prototype du "juge rouge" honni par la droite, poursuivant depuis son bureau madrilène les dictateurs de ce monde, comme Augusto Pinochet. Sa suspension de 11 ans de la magistrature par la Cour suprême espagnole en 2012, pour avoir ordonné l’écoute de conversations entre des suspects et leurs avocats, aurait pu lui coûter sa carrière. Mais elle l’a poussé à se réinventer comme avocat. Et de jeter ses oripeaux: oui, à 64 ans, l’ex-juge d’instruction Baltasar Garzon se revendique "activiste" et fait de chacun de ses dossiers une lutte à portée universelle. "Ne pas avoir d’idéologie, c’est ne pas avoir de conscience. C’est avoir un encéphalogramme plat. C’est ne pas avancer", résume-t-il, sans fard.
"Ma lutte la plus gratifiante a été celle contre les crimes franquistes. Bien qu’elle m’ait coûté ma carrière de juge."
De passage à Bruxelles, l’avocat Garzon nous consacre un peu de temps sur un coin de table, affairé à un planning démentiel, le temps de déguster un carpaccio de tomates copieusement arrosé d’huile, de sel et de poivre. Son client le plus connu? Julian Assange, le fondateur de Wikileaks. Et l’actualité lui offre une première victoire: la veille, son client a pu se féliciter du classement sans suite de l’enquête pour viol menée à sa charge par le parquet suédois. La même enquête par qui tous ses ennuis judiciaires avaient commencé, il y a maintenant dix ans. "N’oublions pas que c’est ce qui motiva l’asile et le refuge à l’ambassade d’Équateur, à Londres. Cette décision nous satisfait d’un côté, car il est enfin établi qu’il n’y a eu aucun type de délit, mais nous attriste de l’autre. Nous avons toujours cru qu’il s’agissait là d’une excuse pour que les Etats-Unis puissent demander une extradition."
"L’image est désormais fondamentale"
CV Express
1955: Naissance à Torres (Andalousie).
1998: Augusto Pinochet est arrêté sur mandat d’arrêt du juge Garzon dans le cadre de l’opération Condor.
1998: Enquête sur l’ETA au Pays Basque. Il ordonne la fermeture du journal Egin.
2012: Est suspendu de la magistrature par la Cour suprême espagnole.
2019: Devient l’avocat de Julian Assange.
C’est en mai dernier que Baltasar Garzon est devenu l’avocat de Julian Assange, rejoignant notamment l’avocat belge Christophe Marchand. C’est très logiquement qu’il se retrouve dans les pas de l’activiste aux cheveux blancs. "Pour moi, Assange est un professionnel en tant que journaliste et éditeur de Wikileaks. Il est très courageux, c’est un rebelle qui a été capable d’arriver là où quasi personne n’est arrivé à l’époque, avec des conséquences très graves pour sa personne. Comme Chelsea Manning et d’autres que l’on peut englober par le terme de ‘whistleblowers’ (lanceurs d’alerte, NDLR), ce sont des gens qui promeuvent l’information et l’accès des citoyens aux zones obscures du pouvoir, et en paient un coût élevé", souligne-t-il.
En mettant en scène son rapport avec Assange via le documentaire "Hacking Justice", présenté au festival Millenium à Bozar, Garzon joue le jeu des médias, qu’il a pratiqué toute sa carrière avec ses perquisitions et mandats d’arrêt spectaculaires. "L’image est désormais fondamentale. Nous vivons dans un monde de communication globale. Si Wikileaks a un impact en quelque chose, c’est précisément là-dessus. Il apporte une information sans traitement, sans direction que les professionnels du métier pourraient établir. Sans filtre, sans intérêt corporatiste, sans business ni intérêt d’un éditeur. C’est de l’information pure et dure."
Sans filtre, comme Baltasar Garzon, désormais libéré par son éviction de la magistrature. À l’époque de ses grandes procédures, au début des années 1990, il fut, pour l’opinion, le pendant espagnol des juges italiens Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, implacables adversaires de la mafia sicilienne au point d’en perdre la vie dans des attentats sanglants. Il était devenu le rempart contre la bête immonde, fourrant son nez dans les affaires des puissants à des milliers de kilomètres de son bureau.
Garzon contre les franquistes
La chute de Garzon fut plus administrative que celle du juge Falcone. Mais elle ne l’a pas empêché d’obtenir quelques scalps de renom. On lui demande quel est le dossier judiciaire qui l’a le plus marqué dans sa vie. Il a cette réponse: "Si je devais vraiment choisir, je dirais le cas Pinochet et celui de la junte militaire argentine. Car c’est l’expression de la lutte contre la criminalité la plus pure et la plus vile. Ma lutte la plus gratifiante mais aussi la plus frustrante a été celle à l’encontre des crimes franquistes. Bien qu’elle m’ait coûté ma carrière de juge", assure-t-il.
"Julian Assange est très courageux, c’est un rebelle qui a été capable d’arriver là où quasi personne n’est arrivé à l’époque, avec des conséquences très graves pour sa personne."
En 2008, le magistrat avait lancé une enquête sur les disparitions survenues lors de la guerre d’Espagne, malgré la loi d’amnistie votée en 1977. Garzon chercha à faire comparaître la Phalange espagnole, héritière de l’époque franquiste. Celle-ci se rebella et, assistée de deux autres organisations d’extrême droite, assigna le juge Garzon pour prévarication. Rouvrant une période sombre de l’histoire de la péninsule, divisant le pays entre ses partisans de gauche et ses opposants de droite. Jusqu’à sa défaite cuisante. Il ne regrette rien. "En Espagne, dit Garzon, il continue à exister un problème sur les crimes franquistes. On n’est jamais parvenus à appliquer les standards internationaux de justice à son égard. J’espère que l’on continuera sur la voie ouverte par l’exhumation des restes du dictateur Franco. Mais le bout du chemin n’est pas encore en vue", souffle-t-il.
Fini la carrière de magistrat en 2012, donc, place à l’activisme dans le cadre du droit. "Je suis avocat. Et activiste politique et des droits humains. Pour autant, je ne confonds pas les deux. Mais le service public de la justice et la défense de la justice peuvent se faire aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, selon moi." Il précise: "Poursuivre le combat des organes de défense des droits humains, pour la liberté, les droits des moins favorisés ou les victimes, c’est le moteur de ma vie. Alors d’une certaine manière, oui, être avocat est la continuation de ce que je faisais avant."
"Si la Justice fonctionnait bien, ses exigences à l’égard de l’État seraient telles qu’il casserait ses possibilités."
Son impact est même aujourd’hui politique. Notamment en Amérique du Sud. Ainsi, il a milité pour la sortie de prison de l’ancien président brésilien Lula, allant même le visiter dans sa cellule à la fin du mois d’octobre dernier. "Je suis absolument convaincu qu’il n’y a aucun type de preuve directe qui l’incrimine. Il a fait l’objet d’une décision politique et été maintenu en prison malgré une violation claire du droit", tranche-t-il, loin d’être à charge et à décharge, théorisant sur le "lawfare (la guerre juridique, NDLR), c’est-à-dire l’utilisation politique du droit" dont Lula serait, pour lui, victime.
Autre client célèbre qui fait l’actualité: Evo Morales, autocrate bolivien écarté sur pression de l’armée au début du mois. En début de semaine, Baltasar Garzon a appelé les autorités boliviennes à laisser à Morales la possibilité de se présenter à la prochaine élection présidentielle. "Nous avons initié une défense d’Evo Morales, tout comme du vice-président Alvaro Garcia Linera et d’autres fonctionnaires et parlementaires réfugiés à l’ambassade du Mexique à La Paz. Ils ont le droit d’être candidats, et élus si le peuple le désire", pointe-t-il, tout en qualifiant Jeanine Anez, présidente par intérim, de "présidente autoproclamée".
"En Espagne, il continue à exister un problème sur les crimes franquistes."
La Justice et sa "forme discrète d’inefficacité"
Et de son voyage en Belgique, qu’en retiendra-t-il? La Justice belge s’est fait connaître dans son pays pour son traitement des demandes de mandat d’arrêt à l’encontre des dirigeants catalans réfugiés chez nous. Pour Baltasar Garzon, les "Justices belge, britannique et écossaise ont agi de manière conforme aux lois nationales et internationales. Par conséquent, peu importe ce qu’elles décident, cela devra être assumé par l’Espagne. On n’aurait jamais dû en arriver à la situation actuelle. Je ne suis pas indépendantiste mais fédéraliste et universaliste. Mais de mon point de vue, il n’y a eu ni rébellion, ni sédition. La situation politique en Catalogne doit être résolue par le dialogue."
On lui soumet alors la situation de la Justice belge, marquée par son sous-financement chronique, au point que rares sont les affaires politico-financières qui parviennent à aboutir à des condamnations. Même si tous les partis ou presque ont appelé à une amélioration de la situation budgétaire, même si l’informateur royal Paul Magnette a assuré que la défense de la justice était une priorité, on ne voit toujours rien venir. Baltasar Garzon, lui, n’est pas surpris. "Le problème du financement de la Justice est récurrent et similaire dans presque tous les pays. La Justice est un service qu’il est intéressant de voir fonctionner dans une forme discrète d’inefficacité. Si elle fonctionnait bien, ses exigences à l’égard de l’État seraient telles qu’il casserait ses possibilités. Le sous-financement contribue à ce qu’on n’en arrive pas là." À l’intérieur ou en dehors de l’institution, il continue à la défendre.
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