Ceci n'est pas un complot, mais ceci prend des libertés avec les faits
Fact-checking | Comme beaucoup d'entre vous, nous avons regardé le film "Ceci n'est pas un complot". Ce qui frappe, au-delà de l'efficacité du montage, c'est le nombre de contrevérités et d'approximations qu'on a relevées pour vous.
Les cinémas ont beau avoir fermé leurs portes depuis de longues semaines, cela n'empêche pas certains films de faire un tabac. La star de ce mois de février, c'est incontestablement elle. Propulsée sur les plateformes Vimeo et YouTube, à défaut de salles obscures, la vidéo "Ceci n'est pas un complot" cumulait, vendredi, 996.000 vues – le compteur tourne toujours – et, pour peu que vous ayez une présence ne fût-ce que minimale sur les réseaux sociaux, vous connaissez certainement une personne qui l'a partagée, accompagnée d'un commentaire dont la teneur est proche du "Ça fait réfléchir".
Signé Bernard Crutzen, qui trimballe sa caméra depuis 1990, et porté par un financement participatif ayant rassemblé pas loin de 85.000 euros, ce film entend se pencher, une grosse heure durant, sur la manière dont "les médias racontent le Covid". Tout en poussant sa thèse personnelle.
Si L'Echo vous en parle, ce n'est guère parce que l'auteur malmène les médias, mais parce que sa vision a suscité un malaise: s'il est tout à fait légitime de critiquer l'action gouvernementale et le traitement qui en est fait par le monde médiatique, cela ne justifie pas pour autant de prendre des libertés avec les faits. Or, des contrevérités, des affirmations ou approximations douteuses, cette production en distille au fil de son déroulement redoutable.
Nous en avons retenu dix.
1. Des hôpitaux saturés par des années d'économies.
C'est l'un des angles d'attaque. "La saturation des hôpitaux va devenir le point focal de toutes les politiques de santé publique." Or, dégaine Bernard Crutzen, la plupart des gouvernements ont rationné les lits d'hôpitaux par mesure d'économie. "Il ne faudrait pas que cela leur soit reproché, alors ils tremblent."
"Le nombre de lits dans les hôpitaux est dimensionné en fonction des besoins, hors pandémie. En temps normal, il y en a largement assez, le taux d'occupation moyen se situe entre 70% et 80%."
La saturation est-elle le fruit de coupes claires? Ce n'est pas exact; la donne est nettement plus nuancée. Oui, la Belgique a fermé environ 12.000 lits aigus depuis les années 1990, admet François Perl, en passe de quitter l'Inami pour rejoindre le comité de direction de Solidaris. Parce qu'elle – et le constat est partagé par les mutualités depuis des années – en comptait trop, au vu de l'évolution des pratiques (séjours plus courts, techniques moins invasives) et des besoins (plus chroniques que par le passé). Une partie de ces lits n'a pas disparu puisque la moitié a été reconvertie vers les soins chroniques, notamment des centres de revalidation.
"Le nombre de lits dans les hôpitaux est dimensionné en fonction des besoins, hors pandémie", explique François Perl. "En temps normal, il y en a largement assez, le taux d'occupation moyen se situe entre 70% et 80%. Et aucun système hospitalier ne peut être taillé pour faire face à une épidémie croissant de manière exponentielle."
Surtout que pour "ouvrir" un lit, il faut disposer du personnel et du matériel pour l'encadrer. Ce qui n'est pas le cas en Belgique, où l'encadrement est déficitaire. "On considère qu'il manque plus ou moins 5.000 infirmières et infirmiers", situe François Perl. Disposer d'autant de blouses blanches en sus n'aurait toutefois pas changé grand-chose. "Cela aurait peut-être permis d'afficher, mettons, 600 lits en plus. De quoi reporter, peut-être, le confinement d'un jour."
Ce qui n'empêche pas qu'un débat doit être mené sur le mode de financement des hôpitaux ou la revalorisation de certains métiers. Des années que l'on vous en parle.
Lire notre analyse | Le blues des blouses blanches
2. Des morts qui n'en sont pas.
Voilà près d'un an que tourne le compteur à décès dus au Covid. 19.500 morts en Belgique à la fin 2020, résume la voix off. "C'est un bilan catastrophique." Sauf que la voix poursuit son raisonnement: cela ne représente jamais que 0,17% de la population belge. Et, de par le monde, 99,98% des gens n'ont pas succombé au virus. N'en fait-on dès lors pas trop?
Pointons déjà le grand écart effectué entre un bilan qualifié à la fois de dramatique et d'anecdotique. De même que le sophisme consistant à affirmer que l'on a mis un pays sous cloche pour 0,17% de morts. Or, cet arsenal grignotant nos libertés a servi à freiner la circulation du virus et, de ce fait, à éviter des décès supplémentaires qui seraient survenus si l'on s'était contenté de se croiser les bras. Combien? On ne le saura jamais.
Plus délicate est la confusion entretenue sur la mortalité liée à l'épidémie. Le nombre de décès doit être relativisé, car notre pays compte à la grosse louche. Dans les maisons de repos, on est déjà arrivé à 96% de décès supposés, parce que non confirmés par un test.
En effet, durant des mois, la Belgique a imputé au Covid beaucoup de cas suspects, mais non confirmés, parce que sa capacité de test était très limitée. Mais ce doute appartient au passé depuis que Statbel a publié les données de surmortalité, toutes causes confondues, de 2020. Données qu'il est possible de comparer aux années – et même décennies – passées. Parce qu'aussi dur que soit le constat, la mortalité est à la fois assez constante dans le temps et prévisible.
Aussi, le nombre de décès supplémentaires enregistrés en 2020 a pu être approché de près: 17.966, soit 16,6% en plus des 108.000 décès qui étaient attendus pour 2020. Enfin, Sciensano avance des pistes afin d'expliquer l'écart entre cette surmortalité et le niveau atteint par le compteur Covid (19.620), qui ne s'est pas avéré si délirant que cela.
3. Le confinement fait plus de mal que de bien.
L'idée n'est pas de minimiser les souffrances et les dégâts causés par le ralentissement forcé de la vie sociale, culturelle et économique. On peut aussi discuter de sa durée et de la façon dont il convient de le lever. Seulement, au milieu de ces questionnements, peut-être aurait-il été utile de rappeler l'utilité de la mesure.
L'ensemble des mesures de distanciation sociale sont très efficaces pour limiter la transmission. Il n'y a aucun doute scientifique là-dessus."
"Ce qui ne fait pas consensus", reconnaît Marius Gilbert, à la tête du laboratoire d'épidémiologie spatiale de l'ULB, "c'est l'effet de certaines mesures prises isolément et appliquées de façon individuelle." Un couvre-feu est-il efficace? Difficile de le déterminer avec certitude. "Il existe par contre une convergence: l'ensemble des mesures de distanciation sociale sont très efficaces pour limiter la transmission. Il n'y a aucun doute scientifique là-dessus."
4. Les tests PCR ne sont pas fiables.
L'image est saisissante: avec 40 cycles, les écouvillons soumis à une analyse PCR sont comme passés dans une photocopieuse qui aurait agrandi l'image 1,5 million de fois. Bonjour la qualité. Bernard Crutzen poursuit: basé sur la technique PCR, le testing de masse n'est pas fiable. Or, si "le socle sur lequel reposent la plupart des mesures de santé publique" n'est pas "robuste", voilà tout "le château de cartes qui s'effondre". Autrement dit, on navigue à vue.
Un raisonnement plus que contestable. Parce que la technique PCR est celle qui offre le plus de fiabilité. Même si cette sensibilité lui joue parfois des tours, puisqu'elle lui fait parfois découvrir du matériel moléculaire résiduel dans le nez, autrement dit du "cadavre de virus", comme le résume joliment le virologue Yves Van Laethem. Ce qui en fait un bon outil de détection, pas de suivi.
Mais il est faux de croire que la gestion de l'épidémie s'appuie sur le seul nombre de nouveaux cas. L'indicateur le plus robuste et fiable, précise Marius Gilbert, reste celui des admissions à l'hôpital. Et si l'on garde à l'œil le nombre de cas, notamment afin d'être alertés avant que la reprise de l'épidémie ne frappe aux portes du système hospitalier, c'est toujours en combinaison avec le taux de positivité. Histoire de ne pas tirer la sonnette d'alarme simplement parce que l'on teste davantage. Car quand on cherche plus, on trouve plus.
5. On nous a raconté n'importe quoi sur le masque.
Jugé non nécessaire en mars, en pleine flambée, le port du masque en rue est considéré comme d'une "nécessité absolue" durant l'été, quand bien même il fait beau. Contradictoire?
Bernard Crutzen vise juste, la communication en la matière a été gérée de façon plus qu'insatisfaisante, alimentant le doute. Pourtant, le tout s'explique. Déjà, parce qu'en mars, la pénurie de matériel sévit. Le virus ne s'est encore frotté qu'à une faible proportion de la population, population qui est en confinement. Voilà déjà de quoi éclairer la position adoptée au démarrage de l'épidémie.
"Il faut mentionner que le consensus scientifique sur cette question a évolué", avance Marius Gilbert. En mars, on parle encore de gouttelettes, d'assez grande taille donc – tout est évidemment relatif – et retombant rapidement sur le sol. Jusqu'à ce que l’importance de la transmission par aérosol soit plus largement reconnue: il est alors question de particules nettement plus fines, restant longtemps en suspension. D'où l'intérêt du masque.
6. Les hôpitaux n'ont pas été envahis par la deuxième vague.
Le film argumente en deux touches. La première, c'est que la saturation évoquée durant l'automne n'avait rien d'inhabituel. C'est que, chaque année, les maladies respiratoires génèrent un afflux d'admissions. Voilà qui revient à ignorer que la seconde vague a dépassé la première en termes d'hospitalisations, le 6 avril (5.759 patients hospitalisés) ayant été détrôné par le 3 novembre (7.461). Et que, vu les saturations locales, la Belgique a dû "exporter" des patients vers l'étranger. Rien d'habituel.
La seconde est une visite rendue au service des soins intensifs des Cliniques universitaires Saint-Luc, à Bruxelles. Une démarche trompeuse. Parce que nous sommes le 7 octobre. Y a-t-il saturation, demande Bernard Crutzen au chef des lieux, Pierre-François Laterre? Du tout, les patients Covid ne sont que 3, loin des 28 atteints au début du printemps.
Mais voilà que cette semaine-là, on ne dénombre en Belgique qu'une moyenne de 133,86 admissions quotidiennes. Une broutille, à côté des 676 enregistrées trois semaines plus tard. Le 7 octobre, il n'y a "que" 1.050 patients Covid sur un lit d'hôpital, dont 201 aux soins intensifs. Le pic sera atteint le 3 novembre (7.461 patients, soit sept fois plus!) et, aux soins intensifs, le 9 novembre (1.474). Cela revient à faire un reportage sur la neige en juillet, et s'étonner qu'il n'y en ait guère.
7. Les experts sont empêtrés dans des conflits d'intérêts.
Après avoir rappelé le conflit d'intérêts de Marc Van Ranst dans le cadre de l'achat, en 2009, du vaccin contre la grippe A/H1N1, la vidéo épingle Emmanuel André pour son lien avec la société Savics. Sauf qu'en une phrase expéditive, elle commet quatre erreurs factuelles. Enfin, commettait, puisque ce passage a disparu entre mardi et vendredi.
Emmanuel André rappelle que les relations entre l'industrie et les professionnels de la santé peuvent être consultées dans le Registre de transparence. De son côté, Marius Gilbert souligne que de nombreux chercheurs ont des liens avec des entreprises pharmaceutiques, ne fût-ce que pour tester des molécules. "Cela fait partie des réalités de la recherche clinique."
8. Si les experts prédisent l'avenir, c'est qu'ils ont un agenda caché.
Comment est-ce possible? Dans un rapport publié mi-avril, les experts conseillant le gouvernement indiquent que la crise ne sera réellement sous contrôle que lorsqu'une grande partie de la population aura été vaccinée et évoquent la possibilité d'une deuxième vague, et même d'une troisième – "alors que ce n'est pas la norme". Marchands de vaccins et de peur?
"Une épidémie ne disparaît pas comme cela. Les pandémies du passé ont connu plusieurs vagues. Et comme le facteur saisonnier joue pour les maladies respiratoires, écrire au printemps qu'il y a un risque de résurgence à l'automne n'a rien de surprenant, pour un épidémiologiste."
"Une épidémie ne disparaît pas comme cela", s'étonne Marius Gilbert. "Les pandémies du passé ont connu plusieurs vagues. Et comme le facteur saisonnier joue pour les maladies respiratoires, écrire au printemps qu'il y a un risque de résurgence à l'automne n'a rien de surprenant pour un épidémiologiste."
9. Les alternatives à la vaccination ont été négligées.
Puisqu'il est question de vaccin. Le film regrette que l'on n'ait pas davantage exploré la voie des "alternatives" et "solutions complémentaires" à la vaccination. Comme l'immunité collective, le renforcement de l'immunité individuelle grâce à la vitamine D, les plantes médicinales ou les "médicaments repositionnés" comme l'hydroxychloroquine.
"Les pays ayant le mieux contrôlé l'épidémie n'ont jamais couru derrière l'immunité collective. Ils ont pris des mesures très fortes et intrusives comme en Asie, ou ont décrété de sévères lockdowns comme en Australie."
Cela mérite de s'attarder. Oui, une forme d'immunité collective existe en Belgique, puisque l'on estime qu'environ 20% de la population s'est frottée au coronavirus, pointe Marius Gilbert. "Quelque part, on tire profit de notre seconde vague, qui a été très forte. Le problème, c'est que pour y arriver, il a fallu près de 20.000 morts. Et si l'on veut hausser ce taux, une simple règle de trois suffit." À 10.000 morts, les dix points de pourcentage, cela fait cher.
"Le fait est là: aucun pays n'a réellement réussi à protéger ses personnes à risques en laissant circuler le virus." Ceux qui ont emprunté cette voie ont dû rebrousser chemin. "Les pays ayant le mieux contrôlé l'épidémie n'ont jamais couru derrière l'immunité collective. Ils ont pris des mesures très fortes et intrusives comme en Asie, ou ont décrété de sévères lockdowns comme en Australie."
Quant à la vitamine D, le Conseil supérieur de la santé a conclu, en janvier, qu'elle ne constituait "pas la panacée", tout comme le zinc. Et l'hydroxychloroquine chère à Didier Raoult? À l'heure actuelle, il est difficile de prétendre qu'elle est plus efficace qu'un placebo.
"La vaccination constitue la piste de sortie la plus efficace", résume Marius Gilbert, parce qu'elle a fait ses preuves lors de tests cliniques. De nombreuses recherches ont lieu afin d'identifier d'autres thérapies, préventives ou curatives, mais aucune n’a conclu à une efficacité comparable."
10. Le règne de la tyrannie du risque zéro.
En lisant l'interview du biostatisticien Geert Molenberghs, qui estime qu'au-delà de 50 contaminations par jour, on ne se situe pas en "zone sûre", Bernard Crutzen conclut que nous vivons sous la tyrannie du risque zéro.
Attention à l'apparence de vérité. "Stabiliser l'épidémie à 50 cas ou 200 cas par jour implique les mêmes efforts", détaille Marius Gilbert. Parce qu'une fois qu'il y a eu relâchement, suivi d'une remontée jusqu'au seuil autorisé, il convient à nouveau de durcir les mesures pour s'y maintenir. Et ce, peu importe la hauteur du seuil. Autant, dès lors, opter pour un niveau peu élevé.
Il faut le reconnaître. Bernard Crutzen soulève une série de bonnes questions. Sur la couverture médiatique, qui n’a pas été exempte d’emballements, de manque de nuances et de recul. Sur la levée du confinement, la relance de l’économie, les conflits d’intérêts, l’opacité des contrats pharmaceutiques ou l’assise démocratique de la gestion de la crise actuelle.
Seulement, elles sont brossées en vitesse, en surface et parfois en malmenant les faits. Et vivent bien plus intensément dans les médias que ce que le réalisateur affirme. Par ailleurs, la qualité de certains experts cités dans le film, gratifiés de l’appellation "gratin de la science", peut être remise en cause, s’agissant de médecins ayant marché sur le Capitole aux États-Unis ou de personnalités ayant été sévèrement contredites par la réalité sur leurs affirmations relatives aux vaccins, à la seconde vague ou à l’efficacité de certains traitements. La vidéo se garde également de dire que des mouvements d’extrême droite se cachent derrière certaines manifestations mises en avant.
Enfin, la thèse poussée à demi-mot par le film vaut la peine d’être décortiquée. Puisqu’il s’agit de gouvernements, de médias, de sociétés pharmaceutiques s’entendant afin de mettre en place une société de contrôle et hygiéniste – et que vient faire Bill Gates là-dedans? Quel est l’intérêt d’un gouvernement à saccager son économie et à fermer ses bistrots? Un raisonnement fortement suggéré qui n’est à aucun moment soumis à la critique. Doutez de tout, insiste l’argumentaire. À raison; autant appliquer cette sage suggestion au film lui-même.
À noter que l’anthropologue Jacinthe Mazzocchetti, interviewée par Bernard Crutzen sur la notion de complotisme, a pris ses distances avec le produit fini, estimant que vu la thèse avancée, ce film ne peut que nourrir les groupes complotistes et alimenter la défiance généralisée.
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