"La révolution biélorusse, c'est la chute finale de l'empire soviétique"
Une révolte a éclaté cet été en Biélorussie. Elle a révélé aux yeux du monde la dernière dictature d’Europe, et la détermination d'un peuple à se libérer de son dirigeant Alexandre Loukachenko, vestige de l’ère soviétique. L’Echo a rencontré l’opposition biélorusse à Vilnius, où est exilée sa cheffe, Svetlana Tikhanovskaïa, et les autorités lituaniennes qui la soutiennent.
"Sveta ne vous dira rien, ne soyez pas trop optimiste", lâche mon contact lituanien. Elle me jauge, le regard perçant. "Son mari est otage en prison. Une autre opposante, Maria Kolesnikova, vient d’être enlevée en pleine rue. Elle ne se livre pas facilement".
Nous sommes à Vilnius. Voici plusieurs jours que je tente de rencontrer la cheffe de l’opposition biélorusse, Svetlana Tikhanovskaïa. L’heure et le jour du rendez-vous ont changé trois fois. Les rencontres se succèdent avec les autorités lituaniennes et d’autres contacts. Mais pas l’ombre d’un opposant. Les choses s’annoncent mal. Rien d’étonnant. Les opposants ne sont pas faciles à approcher. Pour circuler en Lituanie, il a fallu exhiber un test covid négatif et une dérogation à la quarantaine. Pour pénétrer l’opposition biélorusse, il faudra montrer patte blanche.
Enlèvements, torture, KGB… La révolte biélorusse a mis à jour des méthodes que l’on croyait disparues en Europe. La Russie ne veut pas lâcher sa marionnette, le président contesté Alexandre Loukachenko. L'Europe soutient le peuple biélorusse, avide de liberté et de démocratie.
La situation est tendue, même si l’été indien dans lequel s’assoupit la ville ne laisse rien paraître. À une trentaine de kilomètres, militaires biélorusses et lituaniens se toisent par-delà la frontière.
La Biélorussie sous contrôle russe
Alexandre Loukachenko a mis la moitié de son armée en état d’alerte aux frontières du pays. Cette manœuvre la place sous commandement russe, en vertu d'accords de coopération. Des forces spéciales russes ont été dépêchées de Moscou pour assurer la sécurité du dernier dictateur d’Europe. Des "techniciens" proches du Kremlin ont été intégrés dans la hiérarchie des médias locaux. Depuis quelques semaines, Moscou contrôle de facto la Biélorussie.
Ce qui se passe est grave, et le monde, plongé dans la crise du coronavirus, commence à peine à en prendre conscience.
Les forces armées des pays voisins, la Lituanie et la Pologne, et de l’Otan sont sur le qui-vive. Dans mon hôtel, des "contractors" américains vont et viennent discrètement.
C’est une poudrière.
Chaque dimanche depuis la présidentielle du 9 août, des dizaines de milliers de manifestants envahissent les rues de Minsk et des grandes villes biélorusses, exigeant le départ de Loukachenko.
La révolte est menée pas des femmes, fleurs rouges au poing, chantant face aux troupes menaçantes de la police d’État et du KGB. Protégeant en première ligne leurs hommes des coups et des enlèvements. Les Biélorusses paient cher leur soif de liberté. Plus de 7.000 opposants ont été arrêtés depuis début août. Plus de 500 ont été torturés dans les prisons du KGB.
Les leaders poussés hors du pays
Svetlana Tikhanovskaïa a pris la tête du mouvement depuis son exil forcé. Cette femme de 37 ans, professeure d’anglais, revendique la victoire à l’élection présidentielle. Poussée par la police d'État biélorusse, elle s’est exilée à Vilnius.
Elle n’est pas la seule à diriger le mouvement depuis l’étranger. D’autres opposants, Valery et Veronika Tsepkalo, des personnalités fortes, sont partis en Pologne.
La stratégie de Loukachenko pour se débarrasser de ses ennemis, à la manière du président vénézuélien Maduro, pourrait se retourner contre lui, car ses opposants ont des ressources. Des alliés. Et la force de l’espoir.
Les leaders de l’opposition restés en Biélorussie, réunis dans le Conseil de coordination, ont été arrêtés. La seule à y avoir échappé est le prix Nobel de littérature, Svetlana Alexievitch, sauvée de justesse par des ambassadeurs européens venus l’entourer dans son appartement alors que la police frappait à sa porte.
Un QG aux allures de start-up
Après quelques jours d'attente, la rencontre a lieu.
Le quartier général de Sveta est logé dans un immeuble anonyme le long de la Vilnia. Aucun nom sur la porte d'entrée. Le lieu ressemble à une start-up. Rien d’étonnant, pour une nation qui renaît.
Plusieurs collaborateurs s’affairent sur leur PC. Au bout du couloir, Sveta trône, le visage masqué et un bouquet de fleurs rouges et blanches à la main, au milieu de son équipe. "C’est son anniversaire", me glisse-t-on. Elle fait un discours, des larmes coulent.
Un garde du corps en costume cravate tourne autour de moi. "Pas de photo. Entrez dans cette pièce. N’en bougez pas", dit un conseiller.
"On ne peut pas nous arrêter, parce que notre action est celle de tout un peuple. Partout à travers le monde, nous avons des cyber-partisans qui organisent des actions."
Sveta entre, suivie d’une équipe de production venue de Londres tourner un film. Elle enlève son masque, dévoile un sourire et des yeux vifs où se lit la fatigue. L’interview a lieu. Il est question d’Europe, dont elle attend du "courage" confie-t-elle. Et de Poutine, dont elle espère qu’il "reste sage".
La stratégie des opposants
S’il est une chose à retenir, c’est qu’ils ne vont rien lâcher. Le mouvement, pacifique, s’ancre dans des années de lutte et de préparation.
Derrière les manifestants, tournent des rouages bien huilés. Porte-parole, "spin doctor", informaticiens… Des pros entourent l’opposante.
"On ne peut pas nous arrêter, parce que notre action est celle de tout un peuple. Partout à travers le monde, nous avons des cyber-partisans qui organisent des actions", dit un proche. L'un de ces groupes affirme qu'il pourrait faire chuter le rouble.
L’arme de cette révolte, c’est l’information. Une arme insaisissable. Internet, qui a permis aux Biélorusses de se reconnecter au monde, est devenu leur porte de sortie d’un régime carcéral.
Désinformation et provocation militaire
"Si vous voulez diriger les gens, vous devez semer la peur."
Voilà pourquoi la désinformation fait rage. Hors de question pour Vladimir Poutine de lâcher la Biélorussie, "le dernier rempart avant Moscou", et son rêve de grande Russie.
Chaque jour, la presse russe prend la défense d’Alexandre Loukachenko et revendique l’annexion de la Biélorussie. Russia Today multiplie les débats complaisants avec un président inféodé. Sur les réseaux sociaux, les "fake news" défilent, entretenant la panique.
"Nous détectons des campagnes de désinformation et des cyber-attaques en provenance de Russie."
"Si vous voulez diriger les gens, vous devez semer la peur", dit une source du gouvernement lituanien.
"Nous détectons des campagnes de désinformation et des cyber-attaques en provenance de Russie", dit Raimundas Karoblis, le ministre lituanien de la Défense, "les médias russes et biélorusses martèlent que certains territoires lituaniens, comme Vilnius, n'appartiennent pas à la Lituanie mais à la Biélorussie et à la Russie. C’est similaire à ce qui se disait à propos de la Crimée."
Sur le terrain, Loukachenko avive la menace d’une invasion de l'Otan, pour rallier les Biélorusses. "Nous observons des exercices militaires imprévus en Biélorussie", dit le ministre. "Le 23 août, les manifestants faisaient une chaîne humaine près de la frontière. Un hélicoptère d’attaque biélorusse a violé l’espace aérien lituanien. C’était sérieux, mais nous n’avons pas réagi".
Ni la Lituanie, ni l’Otan ne répondent à ces provocations.
La fin de l’empire soviétique
Avant cet été, les Européens n’avaient aucune conscience de la Biélorussie. Le pays survivait dans une obscure dictature. Ni riche, ni pauvre, stagnant dans un "no man’s land" de l’histoire rythmé par l’idéologie d’un seul homme.
"C'est irréversible, la Biélorussie va changer. La révolte biélorusse, c'est l'effondrement ultime de l'empire soviétique."
"Cela ne fait que commencer. Une nouvelle génération est arrivée, et elle veut en finir", raconte Rasa Jukneviciene, eurodéputée lituanienne du PPE, dont la mère fut déportée en Sibérie. "Ces quinze dernières années, les jeunes biélorusses ont débarqué par bus entiers à Vilnius, et c’était la surprise. Ils ont découvert la richesse des pays européens voisins".
Le pouvoir russe, confronté à une opposition croissante, craint un effet domino. "Poutine ne veut pas perdre le territoire biélorusse, le dernier pan européen de la Russie", poursuit-elle. "Mais c'est irréversible, la Biélorussie va changer. La révolte biélorusse, c'est la chute finale de l'empire soviétique."
"Les opposants ne veulent pas rompre les liens avec la Russie. Ils veulent décider eux-mêmes de leur propre destin."
Combien de temps durera la révolte? Nul ne peut le prédire. Deux mois. Deux ans.
"Loukachenko devrait se maintenir un certain temps. Ce n’est pas une bonne chose, car il est affaibli et vulnérable à l’influence russe", dit Lianas Kojala, directeur du Eastern Europe Studies Center.
"Les manifestations ne vont pas s’arrêter. C’est comme si un génie était sorti de sa bouteille. C’est irréversible", poursuit-il. Pour autant, "les opposants ne veulent pas rompre les liens avec la Russie. Ils veulent décider eux-mêmes de leur propre destin".
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