Michel Barnier: "L’avenir de l’Union européenne est beaucoup plus important que le Brexit"
Le négociateur en chef de l'UE, Michel Barnier, revient sur le résultat des négociations avec le Royaume-Uni, les surprises, ses déceptions.
Michel Barnier n’a pas encore tout à fait terminé sa mission. Après avoir scellé un traité jetant les bases de la nouvelle relation avec le Royaume-Uni, le négociateur en chef de l’Union européenne (UE) et son équipe doivent encore en défendre le résultat.
Le Parlement européen a entamé cette semaine l’analyse du traité en vue de son adoption. Il y a peu de suspense sur le verdict dans la mesure où, souligne le Français, l’accord ne contient "aucune surprise" et respecte les lignes directrices tracées par l’Union.
Si l’accord était nécessaire, le négociateur ne pavoise pas et répète un de ses mantras depuis le début du processus: le résultat ne pouvait être que "perdant-perdant". "Personne n’a jamais pu me convaincre de quelque valeur ajoutée que ce soit au Brexit", souligne-t-il dans une interview accordée à L’Echo et à d’autres médias européens.
Avez-vous craint une division des Vingt-Sept au cours de ces années de négociations?
On a établi dès 2017 une méthode de transparence, de respect des priorités et des préoccupations de chaque pays – la Finlande en avait sur le transport aérien, d’autres sur le transport routier, on peut penser aux huit pays qui pêchent en mer, à Gibraltar pour l’Espagne, à Chypre pour les bases militaires… On a pris ces préoccupations en compte tout au long du processus. Franchement, je n’ai jamais eu de doute sur l’unité des Vingt-Sept, parce qu’il y avait de la confiance.
"[L'intention des Britanniques de violer l'accord de retrait] a eu l’effet inverse sans doute que ce que certains espéraient: les Vingt-Sept en ont été encore plus unis."
Quel aura été le pire moment dans les négociations, celui, peut-être, où vous avez craint la rupture?
Il y a eu beaucoup de moments difficiles. Notamment en 2018, lorsqu’à trois reprises le Parlement britannique n’a pas pu approuver l’accord que le gouvernement britannique avait négocié avec nous. La troisième fois, je me suis dit: on ne va pas y arriver. Parce que le gouvernement britannique ne pouvait pas obtenir une majorité sur son propre texte.
Après, M. Johnson est arrivé, avec un autre état d’esprit. On a modifié l’accord de retrait sur la question du protocole irlandais, on a trouvé une solution acceptable. Mais dans la négociation plus récente, on a eu des moments difficiles.
Pour moi le moment le plus difficile, moins pour la négociation elle-même que pour la confiance entre nous, ça a été l’Internal Market Bill proposée par les Britanniques: la responsabilité qu’ils ont prise d’indiquer leur intention de violer l’accord qu’ils avaient signé. Et du même coup de mettre en cause des éléments indispensables à la paix en Irlande.
Pour moi ça a été le moment le plus grave, et le plus incompréhensible. Ce n’était pas directement la négociation, mais c’était l’état d’esprit de la négociation: la confiance dont on avait besoin pour bâtir un futur accord durable. Ça a eu l’effet inverse sans doute que ce que certains espéraient: les Vingt-Sept en ont été encore plus unis. Et aux États-Unis, le nouveau président américain et d’autres ont exprimé leur inquiétude. Je suis content que les choses soient revenues dans l’ordre.
"Le seul point que je n’ai pas compris dans leur tactique, ça a été cette question de l’Irlande du Nord, le risque qu’ils ont pris. Pour le reste, rien ne nous a surpris."
La diplomatie britannique est réputée pour être l'une des meilleures au monde. Comment décrivez-vous sa tactique de négociation pour le Brexit?
Les négociateurs britanniques sont professionnels et compétents – c’est un fait qu’il y a eu quatre négociateurs britanniques pendant ces quatre ans et qu’il n’y a eu qu’un seul négociateur européen. Mais j’ai toujours respecté celui que j’avais en face de moi. Peut-être les Britanniques ont-ils imaginé que nous étions dans une négociation habituelle. Ce n’était pas le cas. Ils étaient en dehors du jeu européen.
Il y a eu des tentatives de division et de contournement qui ne nous ont pas impressionnés. Nous sommes restés unis. Sans doute ont-ils espéré, comme on dit en allemand, danser dans deux mariages à la fois. Mais l’unité des 27 était claire et ferme.
Le seul point que je n’ai pas compris dans leur tactique, ça a été cette question de l’Irlande du Nord, le risque qu’ils ont pris. Pour le reste, rien ne nous a surpris. Ni l’idée qu’ils pouvaient isoler la pêche en fin de négociation pour créer je ne sais quel levier – j’avais étudié avec mes équipes toutes les stratégies de négociation. Les choses étaient assez simples de notre côté. Depuis le début, j’avais dit: on va préserver l’unité des Vingt-Sept, travailler sans passion, sans émotion, à partir des faits, des intérêts de l’Union européenne, des bases légales, des chiffres. Et pas d’autre chose. Voilà pourquoi nous ne nous sommes pas mêlés de la politique britannique. Ce qu’il se passait au Royaume-Uni n’a pas changé la position européenne.
On a assisté depuis le 1er janvier à des ruptures de livraisons, des voyageurs se voyant confisquer leur sandwich à la frontière. Ce sont des conséquences voulues de l’accord, ou y a-t-il là matière à l’améliorer dans la suite du processus?
Il y a deux points dans les problèmes que l’on voit depuis le 1er janvier. Il y a des problèmes d’adaptation aux procédures nouvelles – il faudra quelques semaines ou quelques mois pour que tout rentre dans l’ordre. Et puis il y a d’autres problèmes qui sont liés au Brexit de manière durable ou définitive. Là il n’y a pas de surprise.
"J’ai beaucoup regretté que les Britanniques n’aient pas davantage d’ambition pour la mobilité des personnes."
Tous les produits alimentaires, tous les animaux vivants, tous les produits d’origine animale, tous les végétaux doivent être contrôlés des deux côtés, puisque nous sommes maintenant dans deux ordres réglementaires différents. C’est une conséquence mécanique du Brexit et on ne va pas l’arranger ou la supprimer dans les mois qui viennent.
Avec la découverte des implications de la fin de la libre-circulation pour les musiciens, Londres a prétendu que l’Europe n’avait pas souhaité d’accord spécifique…
Beaucoup des conséquences du Brexit ont été sous-estimées et souvent mal expliquées. Il n’y a plus de libre-circulation puisque les Britanniques n’en veulent plus. J’ai beaucoup regretté que les Britanniques n’aient pas davantage d’ambition pour la mobilité des personnes.
On avait fait des propositions: dans le premier projet de traité complet, que nous avons proposé dès le mois de mars dernier, on avait fait des propositions assez ambitieuses en matière de mobilité. Y compris pour les catégories spécifiques que sont les journalistes, les artistes, les musiciens et d’autres encore. Mais il faut être deux pour faire un accord.
"On a eu beaucoup de mal à rétablir cette stabilité financière après la crise de 2008, on ne va prendre aucun risque."
Dans quatre ans, une révision de l’accord pourra être demandée. Royaume-Uni pourrait-il exiger sa révision pour obtenir des conditions plus favorables pour son industrie des services financiers, qui n’est pas dans l’accord?
Quelle que soit l’évaluation qui sera faite tous les quatre ans du traité, il n’y aura pas de négociation sur les services financiers. Il n’a jamais été question de négociation, ni avec le Royaume-Uni, ni avec les États-Unis, ni avec le Japon. Il y a un processus indépendant, celui des équivalences, qui reste unilatéral.
Je ne dis pas qu’il n’y aura pas d’équivalences, on en a attribué quelques-unes, mais on le fera en fonction de nos intérêts et d’une exigence majeure: celle de la stabilité financière de la zone euro et du marché unique. On a eu beaucoup de mal à rétablir cette stabilité financière après la crise de 2008, on ne va prendre aucun risque.
Si l'Union veut avancer en matière de coopération fiscale, Londres ne devra pas s’aligner. Y a-t-il là un risque à terme de dumping, et faudrait-il, comme certains le demandent, conditionner les décisions d’équivalence pour les services financiers à l’absence de dumping?
S’agissant des services financiers, je l’ai dit, le processus d’attribution des équivalences est autonome et unilatéral. On peut tenir compte de différents paramètres: la transparence, la lutte commune contre le blanchiment d’argent, l’exigence de stabilité financière. C’est une question qui peut avoir des liens avec l’usage de la fiscalité nationale, voire régionale, pour donner des avantages à telle entreprise ou tel secteur.
S’agissant des liens qui peuvent être faits entre la fiscalité et les aides d’État, il y a des outils dans le projet, le traité, qui seront applicables pour éviter les distorsions de concurrence ou pour, lorsqu’elles ont lieu, que celui qui les provoque en assume les conséquences.
"Je ne sais pas comment ils utiliseront cette divergence (en termes de réglementations). Je recommande qu’ils fassent attention."
La grande question maintenant est de savoir si l’UE et le Royaume-Uni vont s’aligner ou diverger dans l’élaboration de leurs réglementations. Avez-vous une idée de la direction que va prendre le Royaume-Uni?
Quand on parle du Brexit, on parle de divergence. Nous ne contestons bien sûr pas le droit des Britanniques à être autonomes sur le plan législatif et réglementaire. Mais si les produits britanniques entrent sans tarif ni quota sur notre marché, nous avons le droit de poser la question sur les conditions de concurrence équitable.
Je ne sais pas comment ils utiliseront cette divergence. Je recommande qu’ils fassent attention. Parce que ça aura des conséquences s’ils veulent continuer à exporter sans tarifs ni quotas chez nous. Je vois le débat britannique qu’il y a actuellement sur les pesticides. Si des législations sont changées au Royaume-Uni qui créent des divergences réglementaires et des conséquences liées à la compétitivité chez nous, nous avons des outils dans le traité pour prendre des mesures compensatoires et autres. En outre, les produits qui rentreront chez nous doivent respecter toutes les règles européennes.
"La Commission sera organisée avec des services nouveaux (...) pour suivre précisément, méticuleusement, la mise en œuvre des deux accords."
Y a-t-il d’autres choses sur lesquelles l’Europe devra se montrer particulièrement regardante?
Nous allons être vigilants sur tous les sujets. On va regarder les choses de très près; la Commission sera organisée avec des services nouveaux, des décisions seront prises par la présidente dans les prochaines semaines, pour suivre précisément, méticuleusement, la mise en œuvre des deux accords.
Il y aura deux unités différentes: pour suivre l’accord de retrait (sécurité des droits des citoyens, règlement financier, Irlande), et puis le nouvel accord, du point de vue en particulier de l'équité des règles du jeu. Les Britanniques feront de même. On devrait dans le moyen et le long terme trouver un équilibre intelligent. J’espère que cet accord permettra ça.
Quels seraient les domaines prioritaires dans lesquels il faudrait, selon vous, améliorer encore la relation avec le Royaume-Uni par rapport à cet accord?
D’abord, le fait qu’on se comporte bien les uns vis-à-vis des autres, notamment sur les questions de concurrence loyale, fait partie de la confiance dont on a besoin pour bâtir une relation dans d’autres domaines. Que reste-t-il à faire? Un grand chapitre qui a été mis de côté par les Britanniques, et je le regrette, c’est la politique étrangère, la défense, la coopération, le développement notamment de l’Afrique. Tous ces enjeux géopolitiques où on a à coopérer ensemble.
"L’unité que nous avons démontrée doit être maintenant entièrement utilisée pour relever les défis qui sont devant nous."
J’espère que de nouvelles négociations s’ouvriront pour créer les cadres dont nous avons besoin. J’espère aussi qu’avec le temps on trouvera le moyen que les Britanniques rejoignent le programme Erasmus.
L’UE a fait preuve d’unité au long de cette négociation. Pensez-vous que le Brexit va lui donner l’espace, la possibilité d’aller vers plus d’Europe?
Je connais bien cet espoir pour certains que les choses seront plus faciles sans les Britanniques, notamment dans des domaines comme celui de la défense ou du budget. Néanmoins, ma conviction, c’est que le Brexit reste un affaiblissement. Il aurait été mieux de rester ensemble, même si entre les Britanniques et beaucoup d’Européens il n’y a pas la même vision de l’Europe politique, ou l’Europe-puissance.
J’observe qu’ils ne sont plus là et que nous relevons les défis: on l’a vu sur le budget, sur le plan d’investissement massif, sur la vaccination. Et nous allons continuer, à 27, à relever ces défis. L’avenir de l’Union européenne est beaucoup plus important que le Brexit. L’unité que nous avons démontrée doit être maintenant entièrement utilisée pour relever les défis qui sont devant nous.
"Je vais reprendre ma place dans la famille politique qui a toujours été la mienne, même si quelques fois j’y été minoritaire, notamment sur la ligne européenne."
Vous avez dit que vous alliez sans doute retourner à la politique française. On parle aussi de vous pour présider la conférence sur le futur de l’Europe. Pouvez-vous en dire plus sur vos projets?
Je m’exprime depuis la Commission européenne, mais je n’ai jamais été un super-technocrate bruxellois, contrairement aux caricatures qu’ont fait de moi certains médias ou tabloïds britanniques. Je suis un homme politique. Et c’est parce que je suis un homme politique, qui connaît bien la Commission pour y avoir été deux fois commissaire, que le président Juncker, puis la présidente von der Leyen, m’ont demandé de mener cette négociation.
Personne ne doit être surpris que je reste ce que je suis, avec la même capacité d’enthousiasme et d’indignation que celles que j’ai eues depuis ma toute première élection lorsque j’avais 22 ans. Je suis heureux de retrouver dans quelques semaines mon pays qui m’a manqué, et je vais reprendre ma place dans le débat politique, d’abord dans la famille politique qui a toujours été la mienne (Les Républicains, NDLR), même si quelques fois j’y été minoritaire, notamment sur la ligne européenne. Je suis resté fidèle et loyal, ce qui donne la liberté de dire ce qu’on pense. Donc je vais m’investir dans ma famille politique et dans mon pays, qui a besoin de toutes les énergies.
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