Publicité

Hadja Lahbib: "La guerre en Ukraine s'achèvera lorsque la Russie cessera de combattre"

Pour la ministre des Affaires étrangères, "nous avons besoin, plus que jamais, surtout avec cette crise d’inflation qui met en lumière notre dépendance énergétique, de diversifier nos partenaires, de limiter au maximum nos dépendances". ©Karoly Effebberger

Deux mois après son entrée en fonction, la ministre des Affaires étrangères, Hadja Lahbib (MR), revient pour L'Echo sur les actuels dossiers majeurs sur la scène internationale.

Courte nuit. Quand Hadja Lahbib nous reçoit dans son cabinet, jeudi, elle est sur le pont depuis 4h du matin, après une soirée à la Chambre consacrée aux questions des députés. "J’étais en radio ce matin, lecture de la presse, préparation de la journée… Ça prend beaucoup de temps, c’est ça la vie d’un ministre", sourit-elle. Depuis deux mois qu'elle est en poste, l'ancienne journaliste de la RTBF multiplie les déplacements et a peu le loisir de profiter de la vue baroque de son nouveau bureau, rue des Petits Carmes. La ministre des Affaires étrangères nous a réservé une heure, elle pose son téléphone – cet engin de torture – sur une table basse, c'est parti.

Comment vivez-vous ces premiers mois de prise de fonction dans un climat de tension international inédit?

Intensément. Mon engagement en politique est total. Il est possible parce que mes conditions familiales et de santé le permettent. Et le moment historique qu’on vit, une guerre sur le continent européen, m’a poussé à faire ce pas. Il est plus crucial que jamais de rappeler l’importance de nos valeurs démocratiques, de principes fondamentaux qu’on croyait acquis, comme le respect de la souveraineté territoriale. Un de mes premiers déplacements a été aux Nations unies pour participer à la révision du traité de non-prolifération nucléaire. 

Publicité

Vous l’évoquez alors que Vladimir Poutine a réitéré ses menaces de recourir à de telles armes. Comment évaluez-vous cette escalade?

On condamne toutes les allusions à l’utilisation de l’arme nucléaire, on garde la tête froide. Il est très important de ne pas entrer dans une spirale d'escalade. Il est clair que s’il y a utilisation de l’arme nucléaire, on passera dans un tout autre niveau, irréversible, et que les conséquences seront catastrophiques aussi pour la Russie. Il faut à tout prix éviter ce scénario. Et éviter à Zaporijia une catastrophe comme Tchernobyl: c’est très important de garder la porte ouverte au dialogue, et d’instaurer une zone neutre autour de ces centrales, exiger le retrait de la Russie, en tout cas de Zaporijia, en attendant qu’elle se retire évidemment de toutes les régions qu’elle a envahies.

©Karoly Effebberger

Comment voyez-vous le rôle de la diplomatie dans la résolution de ce conflit?

Une chose est certaine: cette guerre en Ukraine se résoudra à un moment ou un autre par la diplomatie. Là où se fait le silence, ce sont les armes qui parlent. C’est ce qu’il faut éviter. J’ai pu me rendre aux Nations unies, à l’OSCE: c’est très intéressant de voir des organisations où Russes et Ukrainiens sont présents côte à côte. Même s’il n’y a pas de négociation possible à l’heure actuelle, la parole est là. On a plus que jamais besoin de diplomatie, et la Belgique a cette caractéristique d’être écoutée sur la scène internationale. On a cette faculté de jeter des ponts, d’être un petit pays, qui ne fait pas peur, qui joue une musique assez douce, qui peut être audible par tous.

Si la diplomatie joue un rôle jusqu'ici, c’est surtout celle de la Turquie, non?

La reprise des livraisons de céréales a pu se faire grâce à la médiation des Nations unies et de la Turquie. Et les sanctions qu’on vient de décider, ça fait partie aussi d’une diplomatie.

Au moment où l’Europe décide de plafonner le prix du pétrole russe, l’OPEP+ annonce une réduction de sa production pour soutenir le prix, une forme de soutien à la Russie. Le camp occidental a toujours du mal à convaincre au-delà de ses frontières?

En tout cas, les sanctions ont produit des effets. La preuve, c’est que l’Ukraine gagne du terrain et que la Russie en perd. Le 8e paquet de sanctions va obliger la Russie à vendre son pétrole à un prix inférieur: pour exporter son pétrole, elle a besoin des assureurs et des transporteurs. Or ceux-ci dépendent essentiellement de pays européens, et des pays du G7, qui sont avec l’Union européenne. Donc on y arrive.  

Publicité

La Belgique a réussi à retarder les sanctions sur l’acier et à maintenir le secteur diamantaire hors du périmètre: on défend nos intérêts d'abord?

On n’a eu aucun tabou sur les sanctions. Quand la Commission envisage de proposer de nouvelles sanctions, elle demande aux secteurs concernés de fournir des chiffres qui lui permettront de mesurer l’effet sur le pays concerné, sur l’ensemble du continent européen, et sur la Russie. On n’est pas partie prenante: la Commission reçoit ces analyses et prend des mesures en fonction.

Vous dites que la Belgique ne participe pas activement?

On donne notre avis dans une discussion ouverte, mais on n'a eu de tabou sur aucune des mesures analysées pour les sanctions. Si la Commission a décidé de ne pas retenir le diamant, dont les importations depuis la Russie ont considérablement diminué, c’est pour une raison précise. On applique à Anvers et en Europe des critères de transparence et de durabilité. Or le marché du diamant est très mobile: si on le déplace, à Dubaï par exemple, les garanties ne seront plus les mêmes. Si une mesure revient à déplacer le marché et en perdre le contrôle, elle ne touchera pas du tout la Russie. Concernant l’acier, ça touche aussi notre économie: plus d'un millier de personnes travaillent à NLMK…

Si chaque pays protège ses secteurs, reste-t-il assez de marge de manœuvre pour la politique de sanctions?

Oui, on est quand même parvenus à adopter un 8e paquet, dont cette mesure sur l’acier qui va toucher notre économie. On a demandé une période de transition, c’est normal, pour permettre d’aller chercher d’autres fournisseurs de cet acier. Et on a demandé au Conseil d’envisager des mesures d’accompagnement pour ces entreprises. On cherche des mécanismes pour contrecarrer l’effet négatif sur notre économie.

L’Ukraine n’aura pas été votre premier voyage: comptez-vous toujours vous y rendre?

La tradition, c’est d’aller d’abord dans un pays du Benelux. J'irai bien sûr en Ukraine, mais il faut que ce soit un voyage porteur de sens. On est en contact avec l’Ukraine, on a identifié des plans d’action très concrets.

©Karoly Effebberger

D’autres pays européens se préparent pour définir la manière dont ils peuvent s’organiser, avec leur secteur privé, pour participer à la reconstruction. C’est à ce type de coordination que vous faites allusion?

Pas du tout. Certains pays se sont associés à la reconstruction d’une région d’Ukraine en particulier, mais la Belgique n’a pas de zone attribuée. Pour l’instant, nous prévoyons surtout d’aider l’Ukraine à protéger son patrimoine pendant cet hiver. Il y a des bâtiments détruits qui seront soumis aux intempéries, un patrimoine culturel qu’il faut protéger.

Les musées, les bâtiments publics?

Voilà, je n’ai pas envie d’en dire plus, on est en contact avec les ministères pour identifier plusieurs projets. Concernant un déplacement: il faut que mon homologue soit en Ukraine quand je peux m’y rendre. Or pour l’instant, ce qui est important pour l’Ukraine, c’est de faire entendre sa voix dans les pays qui ne sont pas nécessairement acquis, comme les pays africains.

En attendant, beaucoup de responsables européens ont été à Kiev, toujours pas les Belges…

L’Ukraine sait très bien qu’on la soutient, à travers des mesures humanitaires, militaires, économiques. On a contribué, j’en suis très fière, à lutter contre l’impunité, à récolter les témoignages des crimes commis en Ukraine. On vient de dégager un budget de 8 millions d’euros pour mener des actions humanitaires en Ukraine, il y a eu un budget de 12 millions au niveau militaire. On est très actifs, ils le savent. Ce voyage, il est symbolique, il aura lieu.

Donc vous êtes de nouveau bienvenue en Ukraine.

Pourquoi de nouveau?

Il y a eu un incident diplomatique au sujet de votre déplacement en Crimée en 2021.

Il n’y a pas eu d’incident diplomatique. J’ai vu à plusieurs reprises mon homologue, j’ai vu le Premier ministre ukrainien en présence de notre Premier ministre et de la ministre de la Défense, et il nous a invités tous les trois à nous rendre en Ukraine. On ira. Mais la première question que me posent les Ukrainiens, ce n’est pas quand vous venez, mais comment continuer à les aider.

Vous êtes-vous sentie injustement visée?

J’ai été interloquée par la réécriture qui a été faite de ce voyage. Je ne m’en suis jamais cachée, c’était public, ça a été utilisé par l’opposition, point. Je n’ai jamais dit que la Crimée était russe. J’y ai été dans le cadre d’un travail journalistique: vous savez comme moi que les journalistes doivent aller là où l'on ne va pas normalement, pour témoigner et réaliser un travail d’investigation. Je pense que le débat est clos, la page est tournée. Mon homologue me l’a confirmé à plusieurs reprises.

Les jeunes femmes iraniennes se soulèvent contre les carcans du régime des mollahs, depuis la mort de Mahsa Amini. Peut-on prendre des mesures concrètes pour soutenir cette demande de liberté?

On a, avec plusieurs autres femmes, écrit un texte où on condamne l’Iran et on demande le respect du droit des femmes, comme de l’ensemble du peuple iranien, à manifester. On ne s’est pas limité aux mots: on a demandé l’activation au sein de l’Union européenne d’un mécanisme de sanction contre tous ceux qui ont participé à la répression violente de ces manifestations. On a déjà une liste.

Combien de personnes seraient visées?

On l’évoquera le 17 octobre (prochaine réunion des ministres des Affaires étrangères de l'UE, NDLR). On a commencé à récolter des informations sur une liste de personnes qui vont voir leurs avoirs gelés, interdiction de venir en Europe, etc.

Vous avez beaucoup insisté sur le fait que votre action est guidée par des valeurs. Mais au moment où l'Europe a besoin de diversifier son approvisionnement gazier, on ménage l'Azerbaïdjan, on resserre les liens avec Israël. Quelle est la place des intérêts dans la politique que vous menez?

Les valeurs sont au cœur de tout notre travail diplomatique, sinon c’est la loi du plus fort qui l’emporte, et ça c’est la ligne de la Russie pour l’instant. C’est pour ça qu’il est important de rappeler les fondamentaux de la Charte des Nations unies. C’est pour cette raison également que se tenait jeudi à Prague la première réunion de la Communauté politique européenne (CPE), qui rassemble tous des pays du continent européen qui partagent les mêmes valeurs, en tout cas la base, et qui veulent pour la plupart, y compris la Turquie d’ailleurs, adhérer à l’Union européenne, donc à des principes comme l’indépendance du pouvoir judiciaire, la liberté de la presse, le respect des minorités. S’il y a cette Communauté politique européenne aujourd’hui, c’est parce qu’il est important de se réunir autour de ces valeurs.  

Ne s’agit-il pas plutôt d’une communauté d’intérêts?

"C’est en faisant du commerce, en défendant les intérêts communs, qu’on parvient à faire respecter certaines valeurs."

Il y a les deux. Il est beaucoup plus facile de faire respecter nos valeurs quand on a des intérêts communs. Quand on tisse des relations bilatérales, par exemple, les traités commerciaux, on met toute une série de valeurs à côté de ce qui nous permet de faire du commerce. Le dernier traité que l'on a signé avec la Nouvelle-Zélande, on l’appelle le "golden treaty" parce qu’il comporte une série de critères de durabilité environnementale et de lois sociales. C’est en faisant du commerce, en défendant les intérêts communs, que l'on parvient à faire respecter certaines valeurs.

On allait y venir: l’agenda commercial européen a pris du tonus depuis l’agression russe. Faut-il sceller au plus vite un maximum de nouveaux accords commerciaux?

Au niveau de la Belgique, c’est clair. Notre économie est ouverte, un emploi sur trois dans le privé dépend du commerce extérieur. Nous avons besoin plus que jamais, surtout avec cette crise d’inflation, qui met en lumière notre dépendance énergétique, de diversifier nos partenaires, de limiter au maximum nos dépendances.

Pourtant, la Belgique est le dernier État membre à ne pas avoir ratifié les accords avec les pays des Andes et d’Amérique centrale. Cela ne pose-t-il pas un problème de crédibilité?

Ce qui est certain, c’est que ça nous isole sur la scène européenne. Et nos partenaires latino-américains ne comprennent pas pourquoi la seule petite Belgique n’a pas ratifié ces accords. Il ne faut pas oublier que si la non-ratification empêche l’application de certains volets de ces accords, les échanges commerciaux ont bien lieu: on se prive du volet politique, celui qui permet justement de défendre nos valeurs.

Vous parlez aux autorités wallonnes et bruxelloises, qui les bloquent?

Je parle en tant que ministre des Affaires étrangères.

©Karoly Effebberger

Faut-il sceller un accord d'investissement avec Taïwan, qui est membre de l’OMC et en pointe dans les semi-conducteurs?

Je crois surtout que dans le contexte actuel, nos regards sont tournés vers la Chine, qui est un partenaire, un rival et un potentiel ennemi. L’expansion de la Chine, son assertivité sur la scène internationale, sa façon d’étendre de façon tentaculaire son emprise sur tout le commerce en protégeant ses intérêts et l’intérêt du Parti nous inquiètent. On dénonce le caractère révisionniste de la Chine, qui ne respecte pas l’histoire et qui ne respecte pas les traités internationaux, que ce soit par rapport à Hong Kong ou par rapport à Taïwan. On a par ailleurs dénoncé, par attribution publique, le fait que la Chine a commis deux attaques cyber en 2021 contre la Défense et l’Intérieur.

A-t-on été trop naïfs sur le plan économique vis-à-vis de la Chine?

La crise du covid a révélé notre dépendance. Rappelez-vous: on était très dépendants pour les masques, les gants par exemple. Toute crise est porteuse d’enseignements.

Faut-il être plus prudent avec les investissements chinois dans les ports de Zeebruges et d'Anvers?

Bien sûr. Des navires civils sont en train d’être modifiés pour devenir potentiellement des navires militaires. On doit y réfléchir et être très prudents.

Vous parliez des leçons à tirer des crises. Quand l’Allemagne annonce en solitaire un plan de soutien de 200 milliards d'euros à son économie, est-ce qu'elle oublie les leçons de la crise du covid?

C’est une décision unilatérale de l’Allemagne, qui risque en effet de mettre en péril d’autres pays de l’Union européenne. Ceci dit, le vent est en train de tourner. On est parvenu à réunir quinze pays autour de notre demande de plafonner les prix du gaz de façon dynamique. Je pense que l'on va y arriver. Suite à cette mesure prise par l’Allemagne, on est en train de convaincre de plus en plus de pays pour aller vers un plafonnement du prix du gaz.

©Karoly Effebberger

Vous avez derrière vous une longue carrière de journaliste, vous êtes maintenant cheffe de la diplomatie: c'est un grand écart?

C’est très différent, mais il y a des points de conjonction. J’ai toujours fait mon travail dans une volonté de lutter contre les préjugés, les a priori, pour une meilleure information, une meilleure compréhension du monde. Je continue à le faire, mais puissance dix, avec un meilleur accès à des informations extrêmement sensibles.

Quel est le plus grand défi dans le changement de fonction, apprendre à se taire?

Ne plus se poser uniquement dans une position d’observateur et de critique, mais d’être à la manette. Quand on doit prendre des décisions, on doit vraiment peser le pour et le contre, et ça passe par des compromis.

Comme: aller ou ne pas aller au Qatar?

La question est: qu’est-ce qu’on a à gagner, qu’est-ce qu’on a à perdre. Est-ce que notre venue, ou non, est un message fort qui permettra au Qatar de s’aligner sur nos valeurs, ou au contraire de nous dire: restez entre vous avec vos valeurs.

Votre réponse: il faut y aller?

On n’a pas encore pris de décision. Mais ce que je demande, c’est que la décision soit mûrement réfléchie et prise par l’entièreté du gouvernement belge. Et que si nous y allons, ou non, ce soit un message fort qui permette au Qatar de s’aligner sur nos règlements en matière de respect du droit du travail. On a déjà obtenu certaines avancées, comme un droit au salaire minimum, l’absence de travail aux heures les plus chaudes. Et n’oublions pas que lors de la crise en Afghanistan, quand on a dû évacuer nos nationaux, c’est le Qatar qui nous a mis à disposition ses avions.

"Je suis pour être pragmatique et avoir un effet sur le monde, pas seulement de critiquer."

Donc vous êtes plutôt pour aller au Qatar.

Je suis pour être pragmatique et avoir un effet sur le monde, pas seulement de critiquer. Si on claque la porte, il n’y a plus de communication, et c’est la guerre.

Est-ce que vous vous présenterez aux prochaines élections législatives?

C’est un choix qui n’est pas encore fait. Je m’engage pleinement dans ce que je suis en train de faire. Je commence vraiment à entrer dans le métier, à engranger des contacts, un savoir-faire, des connaissances, que j’espère pouvoir continuer à mettre en œuvre, sinon ça serait un peu du gâchis.

Phrases clés
  • "On garde la tête froide. Il est très important de ne pas entrer dans une spirale d'escalade."
  • "C’est en faisant du commerce, en défendant les intérêts communs, qu’on parvient à faire respecter certaines valeurs."
  • "L’expansion de la Chine, son assertivité sur la scène internationale, sa façon d’étendre de façon tentaculaire, son emprise sur tout le commerce [...] nous inquiète."
  • "Suite à cette mesure prise par l’Allemagne, on est en train de convaincre de plus en plus de pays pour aller vers un plafonnement du prix du gaz."
  • "Je suis pour être pragmatique et avoir un effet sur le monde, pas seulement de critiquer. Si on claque la porte, il n’y a plus de communication, et c’est la guerre."
Publicité
Georges-Louis Bouchez a quitté une réunion de négociations dimanche soir. Agacé par une mesure mise sur la table ou des déclarations de Sophie Wilmès?
Formation du gouvernement fédéral: un départ précipité de Bouchez alimente les spéculations
Georges-Louis Bouchez a quitté la réunion de l'Arizona sur la fiscalité avant son terme, dimanche soir. Si la présidence du MR parle d'un "point de désaccord" sur la négociation, d'autres évoquent une question interne au parti, renvoyant à une interview de Sophie Wilmès.