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interview

"La stratégie climatosceptique devient plus sophistiquée"

"les solutions climatiques nécessitent des innovations et le déploiement de nouvelles technologies, mais elles nécessitent à mesure égale la déstabilisation d’industries en place qui se battront bec et ongles pour préserver le statu quo", selon Geoffrey Supran. ©EPA

Chercheur à Harvard et au MIT, Geoffrey Supran a abandonné la recherche de nouvelles technologies de lutte contre le réchauffement pour se consacrer pleinement à une question plus pressante à ses yeux: qu'est-ce qui freine l'émergence des technologies vertes? Spoiler: la stratégie du doute développée par les géants du pétrole.

Il y a une différence entre défendre les intérêts de votre entreprise et mentir au public.

Geoffrey Supran

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Geoffrey Supran est la bête noire du géant américain Exxon Mobil dont il a décortiqué la stratégie de communication sur le climat. Physicien et ingénieur, docteur en science des matériaux, ce chercheur à Harvard et au MIT a mené la première étude empirique sur la fabrication du déni climatique par une multinationale - une stratégie du doute qu’il compare à celle mise en place par l’industrie du tabac pour semer la confusion sur la nocivité de la cigarette. Le mois dernier, il témoignait lors de la première audition que le Parlement européen organisait sur le sujet. Exxon avait refusé de s’y faire représenter, invoquant des procès en cours aux États-Unis sur le sujet.

Nous cherchons les cadavres dans le placard de l’industrie en regardant par le trou de la serrure.

Geoffrey Supran

Comment le physicien que vous êtes en est-il venu à étudier la communication d’une multinationale?

J’ai commencé à travailler sur les énergies vertes à seize ans, mais vers la moitié de mon doctorat, j'ai graduellement compris qu'on dispose déjà de la plupart des technologies nécessaires pour répondre à la crise climatique. On travaille sur des innovations en laboratoire, mais la question est: que faut-il pour sortir ces technologies des labos? Les technologies solaires ont été inventées dans les années 1950 et 1960: pourquoi a-t-il fallu si longtemps pour qu'elles se répandent dans le monde réel? Cela a créé la prise de conscience inconfortable que le vrai blocage n'est plus la disponibilité de technologies: c'est le manque de volonté politique. Donc j'ai dû me reformer, déplacer mon attention de la technologie vers l’histoire du déni climatique par l’industrie des énergies fossiles.

Le résultat auquel nous arrivons est une contradiction systématique entre ce que l’entreprise dit en privé et dans les cercles académiques versus ce qu’elle dit dans le public.

Geoffrey Supran

Vous ne croyez plus à l’innovation pour résoudre en partie la crise climatique?

La décarbonisation doit être socio-technique: oui, les solutions climatiques nécessitent des innovations et le déploiement de nouvelles technologies, mais elles nécessitent à mesure égale la déstabilisation d’industries en place qui se battront bec et ongles pour préserver le statu quo. Cela peut sembler une position radicale, mais c’est simplement la nature des changements industriels, économiques et technologiques. Des industries se battent pour protéger le ‘business as usual’, et mon travail vise à tenter de dévoiler ce comportement, qui est un obstacle crucial pour permettre à ces innovations technologiques d’être efficaces.

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Ce qui vous a amené à étudier en détail les travaux et la communication d’Exxon Mobil. Pourquoi ce groupe en particulier?

En 2015, des journalistes du LA Times, en collaboration avec l’école de journalisme de Columbia, ont publié des articles déterminants dans lesquels ils révélaient des documents internes d’Exxon Mobil démontrant que l’entreprise avait mené des recherches pendant des décennies sur la réalité des causes humaines du changement climatique. Cela a clarifié ce qu’on soupçonnait depuis longtemps: que l’industrie savait et comprenait les dangers potentiels de ses produits depuis des décennies. Et que plutôt que de travailler pour tenter de résoudre ce problème, elle a attaqué la science climatique pour saper l’action.

Beaucoup des gens impliqués dans la promotion du doute et le développement de cette stratégie sont les mêmes que ceux qui ont entretenu le doute pour l’industrie du tabac: ils ont travaillé sur les deux campagnes, utilisé les mêmes stratégies de relations publiques.

Geoffrey Supran

L’entreprise a contesté ces conclusions…

Oui, elle a notamment affirmé que les journalistes avaient sélectionné des déclarations comme on cueillerait quelques cerises d’un arbre pour arriver à leurs conclusions. Donc on a décidé d’analyser l’arbre dans son ensemble. Nous avons ainsi mené la première analyse empirique et exhaustive de l’ensemble du corpus de documents – quelque deux cents documents qu’Exxon a lui-même mis en ligne pour se disculper.

Votre conclusion: plus Exxon affinait sa connaissance scientifique des effets des activités humaines sur le réchauffement climatique, plus l’entreprise semait le scepticisme dans sa communication extérieure.

Oui. Ces documents nous montrent qu’à partir au moins de la fin des années 1970 des scientifiques de l’entreprise ont commencé à étudier la science climatique et l’impact de leurs produits. D’autres documents ont démontré que l’American Petroleum Institute (API) savait dès 1954 que la combustion de combustibles fossiles avait déjà augmenté le CO2 dans l’atmosphère d’environ 5%. Dans les années qui ont suivi, ils ont conduit et commandé une grande quantité de recherches additionnelles sur le sujet. D’abord, ils ont conduit des recherches légitimes pour comprendre le problème. Ensuite la recherche a informé leur campagne de déni.

À partir de quand identifiez-vous une stratégie délibérée de désinformation du public?

Il y a eu un tournant à la fin des années 1980. En 1988, le climatologue de la Nasa James Hansen a témoigné devant le Congrès américain et a mis les décideurs politiques en demeure au sujet du réchauffement climatique. Le sujet faisait la Une du New York Times. Et c’est précisément à ce moment qu’Exxon Mobil et d’autres ont commencé à promouvoir le déni climatique. En 1989, des entreprises charbonnières et énergétiques ont créé la Global Climate Coalition (GCC): un lobby spécifiquement conçu pour miner l’action auquel Exxon s’est rapidement joint. Et Exxon a mené l’une des campagnes de publicité les plus importantes de l’histoire moderne des relations publiques pour promouvoir ses idées: rien que dans le New York Times, ils ont publié un communiqué chaque jeudi pendant trois décennies!

Vous affirmez que la campagne de déni de l’entreprise a augmenté avec la finesse de la compréhension scientifique du réchauffement climatique, comment le calculez-vous?

Nous avons développé un schéma de codage pour classer les phrases, données et graphes pertinents dans différentes catégories selon qu’elles reconnaissent ou promeuvent le doute sur le changement climatique. Les recherches en sciences sociales montrent qu’il y a quatre axes clés de la compréhension du public sur le changement climatique et sa volonté de soutenir l’action: le changement climatique est réel, il est causé par les activités humaines, il est grave et il est soluble. Le déni climatique est le miroir de ces quatre éléments et promeut le doute sur chacun d’eux: le changement climatique n’est pas réel, pas causé par les activités humaines, pas grave et pas soluble. Nous avons conduit nos analyses de contenu le long de chacun de ces axes.

Le résultat auquel nous arrivons est une contradiction systématique entre ce que l’entreprise dit en privé et dans les cercles académiques versus ce qu’elle dit dans le public, notamment au travers d’éditoriaux publicitaires. Résultat: vous avez environ 80% de reconnaissance du réchauffement climatique anthropique dans les documents internes et documents scientifiques d’Exxon, et environ 80% de doute quand l’entreprise communique vers le public. La contradiction entre ces narratifs est ce qui nous a mené à conclure qu’ils ont trompé le public.

[En Europe], on voit le déni climatique venir de soi-disant ‘think tanks’ et organisations de façade financés et organisés indirectement par des réseaux financés par l’industrie fossile et des milliardaires libertariens.

Geoffrey Supran

Et c’était à coup sûr une stratégie, une volonté de tromper, dites-vous…

Nous avons des mémos internes d’Exxon de la fin des années 1980 décrivant la position de l’entreprise – je cite: "Mettre l’accent sur l’incertitude". Le groupe a participé, avec Chevron notamment à une stratégie décrite en 1998 par l’API, et dont l’objectif explicite était de faire en sorte que le doute s’installe dans l’esprit des gens et dans les médias. Cette stratégie impliquait des personnes qui sont devenues plus tard membres de l’équipe de transition de l’administration de Donald Trump. Et beaucoup des gens impliqués dans la promotion du doute et le développement de cette stratégie sont les mêmes que ceux qui ont entretenu le doute pour l’industrie du tabac: ils ont travaillé sur les deux campagnes, utilisé les mêmes stratégies de relations publiques.

La stratégie que vous décrivez a-t-elle directement touché l’Europe?

Le déni climatique a été inventé aux États-Unis, où il a été le plus prolifique. Des entreprises de combustibles fossiles américaines, des associations commerciales et des milliardaires libertariens ont travaillé pour pousser le déni climatique à l’étranger, notamment en Europe. Le climato-scepticisme est moins apparent en Europe, il ne sort pas directement de la bouche d’une entreprise pétrolière ou gazière parce que le public européen l’accepterait moins. À la place, on voit le déni climatique venir de soi-disant ‘think tanks’ et organisations de façade financés et organisés indirectement par des réseaux financés par l’industrie fossile et des milliardaires libertariens. Il y a par exemple l’Atlas Network ou l’International Policy Network: des réseaux de dizaines d’organisations de déni climatique. Exxon Mobil et d’autres acteurs des énergies fossiles les financent, ensuite l’argent est distribué. Bien sûr vous ne pouvez pas le tracer, mais c’est parfait: ils récoltent discrètement les fruits de ce qu’ils ont semé.

Le déni climatique n’a donc pas disparu, il se fait simplement moins visible?

La stratégie climatosceptique devient graduellement plus sophistiquée, plus voilée, plus subversive pour s’adapter à l’évolution de ce qui est politiquement acceptable, et alors que le public commence à mieux comprendre, ils doivent être plus prudents, opérer davantage sous le radar.

Une ligne est franchie lorsqu’une entreprise trompe sciemment le public sur les dangers de ses produits. L’industrie du tabac l’a fait, et elle a été déclarée coupable.

Geoffrey Supran

Exxon refuse vos conclusions et a refusé l’invitation du Parlement européen à s’exprimer sur le sujet…

Nous publions de la science, ils répondent par du spin. À ma connaissance Exxon Mobil n’a jamais récusé la conclusion qu’ils ont financé, orchestré et perpétré la désinformation sur le changement climatique. Ils ne le peuvent pas, parce que les documents historiques sont inconvertibles.

Vous avez documenté la stratégie d’une entreprise, peut-on pour autant généraliser?

Nous avons commencé à travailler sur Exxon parce que nous avons accès à des documents pertinents, mais ça ne veut pas dire que d’autres entreprises ne se sont pas lancées dans des activités comparables. Nous cherchons les cadavres dans le placard de l’industrie en regardant par le trou de la serrure. Tant que la justice ne permettra pas d’ouvrir la porte, comme pour l’industrie du tabac, on ne verra pas tous les cadavres. Mais la démonstration du fait que l’American Petroleum Institute a accumulé soixante années de connaissances scientifiques sur les causes humaines des changements climatiques expose l’industrie américaine du pétrole et du gaz dans son ensemble. À ce stade, la charge de la preuve est de leur côté.

Finalement, que des entreprises pétrolières défendent leurs intérêts, ça tombe sous le sens non?

Sauf que cette manière de faire pourrait bien être illégale. Les procureurs généraux de plusieurs États américains ont lancé des enquêtes sur Exxon Mobil. Car dans beaucoup de juridictions, induire en erreur les consommateurs, les actionnaires, le grand public sur la réalité des dangers de vos produits peut être illégal. Je ne suis pas juriste, mais il y a une différence entre défendre les intérêts de votre entreprise et mentir au public. Une ligne est franchie lorsqu’une entreprise trompe sciemment le public sur les dangers de ses produits. L’industrie du tabac l’a fait, et elle a été déclarée coupable.

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