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interview

Michel Wieviorka: "Nous devons sortir des logiques de rupture"

Le sociologue Michel Wieviorka a dirigé la Maison des sciences de l'Homme, à Paris, pendant vingt ans (ici photographié à l'Élysée en 2019). ©BELGAIMAGE

Pour le sociologue français, le phénomène terroriste doit pousser à mieux institutionnaliser les conflits qui fracturent nos sociétés.

Alors que s’ouvrait cette semaine le procès des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher, avec notamment deux Belges sur le banc des accusés, le sociologue français Michel Wieviorka ("Pour une démocratie de combat", Robert Laffont, 2020) appelle à mieux penser l'intégration des conflits dans la démocratie.

Qu'attend le sociologue spécialiste de la violence d'un procès comme celui de Charlie Hebdo?

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C’est un moment singulier où toutes les connaissances sont présentées et mises à l’épreuve. Pour les victimes, les familles, c’est l’occasion de faire entendre leur souffrance, leur voix. Enfin, cela devrait permettre une meilleure compréhension de ces phénomènes de terrorisme: comment tout ça naît dans des quartiers populaires, dans des prisons, à travers des réseaux…

Près de six ans après, que reste-t-il selon vous de "Je Suis Charlie"?

"Tout en étant très attaché au droit au blasphème, je pense qu’un certain nombre de personnes ne souhaitent pas qu’il soit utilisé pour mettre de l’huile sur le feu."

Il y a eu dans un premier temps ce que j'appelle une "illusion groupale": il y a eu beaucoup d’émotion, le sentiment de créer une communauté. Mais très vite, la politique a repris ses droits. Ce n’était donc pas un phénomène durable au sens d’une sorte d’union nationale. Ensuite, le "Je suis Charlie" s’est dégradé. Je pense que l’adhésion à Charlie a été une adhésion à des victimes, mais pas à un contenu. Être Charlie aujourd’hui, c’est persévérer dans le blasphème, or tout en étant très attaché au droit au blasphème, je pense qu’un certain nombre de personnes ne souhaitent pas qu’il soit utilisé pour mettre de l’huile sur le feu.

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Certains s’inquiètent de voir la société se fragmenter entre "tribus" qui s’ignorent alors que s’effrite un socle de valeurs commun. Cet épisode n’est-il pas un marqueur par l'extrême de ce phénomène?

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En 1900, dans un pays comme la France, vous avez d’un côté de grands débats qui structurent toute la vie collective, mais aussi des gens qui vivent en majorité dans des isolats, ou presque. L’intégration nationale s’est beaucoup faite avec la Première Guerre mondiale, c’est une histoire relativement récente. Qui se retourne effectivement: on a le sentiment qu’à nouveau tout se fragmente, mais sur d’autres bases.

Il y a deux tendances très inquiétantes.  Premier problème, la fragmentation: des groupes qui se replient chacun sur soi – avec une domination des leaders sur les autres à l'intérieur du groupe, et une rupture, une violence potentielle entre les groupes qui s'ignorent. Et tout cela se fait - deuxième problème - en même temps que monte un individualisme forcené.

Il faut trouver des réponses aux logiques qui ont conduit à de telles ruptures. Ce sont des processus qui se sont étalés sur des dizaines d’années. Si on veut comprendre M. Coulibali ou les frères Kouachi, il faut faire l’histoire de l’immigration, l’histoire des quartiers populaires, du chômage, du racisme et des discriminations… Ce sont des processus qui se sont mis en place et qui n’ont pas été endigués.

Comment y répondre?

"Ce qui manque aujourd’hui, c’est la capacité de transformer tous ces problèmes sociaux – chômage, emploi, inégalités – en débat et en conflit, en conflit non violent."

Dans une telle situation, on entend des gens dire: il faut retrouver l’homogénéité du corps social. Et par conséquent débarrasser la nation de ceux qui ne veulent pas adhérer à ses valeurs. Une deuxième tendance, plus intéressante, dit : il faut refaire de la République le cœur de nos valeurs, recréer le lien social. Mais c’est trop souvent incantatoire, et ça ne répond pas à une préoccupation importante: une société est faite de gens qui ont des orientations différentes.

Je pense que le problème, c’est que nous sommes passés d’une époque, les Trente Glorieuses, où la société était structurée autour d’un grand conflit: le conflit social. On était du côté du mouvement ouvrier ou on était du côté des patrons. Ça se retrouvait dans la politique, et tout ça faisait débat. C’était un conflit plus ou moins institutionnalisé, c’était traité par le système politique, par l’État. Ce qui manque aujourd’hui, c’est la capacité de transformer tous ces problèmes sociaux – chômage, emploi, inégalités – en débat et en conflit, en conflit non violent.

"Comment faire un traitement politique, institutionnel, de ce qui divise la vie sociale, c’est ça qu’une affaire comme le terrorisme devrait nous aider à mieux penser."

Nous n’avons pas seulement besoin d’en appeler à l’unité du corps social, mais de dire: transformons la crise, la violence, l’incompréhension en débats où les acteurs puissent s’exprimer et peut-être aboutir à des négociations, à des compromis. Comment faire un traitement politique, institutionnel, de ce qui divise la vie sociale, c’est ça qu’une affaire comme le terrorisme devrait nous aider à mieux penser.

Qu’est-ce qui a brisé le débat institutionnalisé des Trente Glorieuses?

On vit une métamorphose totale. Nous avons vu le travail, la vie des entreprises, les phénomènes migratoires se transformer. Nous avons vu monter l’idée qu’il faut donner plus de place au marché et moins à l’État. Nous avons vu s’affaiblir le côté industriel de notre vie collective - regardez en Belgique la fin de la sidérurgie en Wallonie. En même temps que s’effondraient ces très grandes entreprises s’effondraient les modes de vie collective, des cultures, des rapports conflictuels. Et internet a accéléré cette mutation. Nous avons pris conscience aussi du risque. Le terrorisme n’était pas vécu comme un risque il y a cinquante ans, mais comme un problème. On a eu à cette période deux grippes très graves, mais elles n’étaient pas vécues comme un risque structurel – on pensait le risque autrement. C’est aussi une époque où on avait confiance dans la science, dans le progrès. Où on croyait que demain serait mieux qu’aujourd’hui.

Comment est-ce qu’on revient à une confrontation utile?

"La capacité de se projeter vers l’avenir avec une certaine confiance passe aussi par une expérience historique forte, que les jeunes générations n’ont pas."

Il n’y a pas une voie qui nous ramènerait sur les rails du progrès, mais je crois qu’on y revient d’abord en ayant plus confiance dans la raison, la démonstration, la connaissance, le savoir – donc en combattant les fausses nouvelles, la post-vérité. On y revient aussi en essayant de reconstruire de la confiance là où il y a de la méfiance. Et en aidant les acteurs sociaux, culturels à se constituer comme tels. En 1950-1960, vous viviez beaucoup moins bien qu’aujourd’hui, la vie était beaucoup plus dure. Et pourtant, comme disaient les communistes, on attendait des lendemains qui chantent. Il faut retrouver ça. Et cela implique qu’on soit capables de créer des débats et conflits qui soient autres que des logiques de rupture.

Retrouver foi en l'avenir en somme? Ça ne se décrète pas...

Nos pays sont en dehors de l’histoire depuis très longtemps. Or la capacité de se projeter vers l’avenir avec une certaine confiance passe aussi par une expérience historique forte, que les jeunes générations n’ont pas. Mais je pense que ce qui s’est passé avec le Covid a réveillé un peu le sens du tragique, le sens de l’histoire. En ce sens c’est positif parce que ça oblige à prendre des mesures, à agir.

On a entendu beaucoup de voix au début du confinement annoncer un autre monde pour l’après-Covid. On ne voit pas grand-chose venir?

Parce que beaucoup de gens font tout pour retourner à la normale. Quand des gens habitent en Californie le long de la faille de San Andreas, ils savent qu’un jour ou l’autre elle va se rouvrir, les engloutir. Ils pourraient vivre autrement qu’à cet endroit, mais quand le danger semble écarté, on l’oublie, on fait comme s’il n’y en avait plus. Je pense qu’il y a quelque chose de cet ordre à l’oeuvre: après avoir entendu parler de rupture anthropologique, on est beaucoup plus dans le "finalement la vie normale pourrait presque reprendre tous ces droits". On n’est pas du tout dans l’exaltation de la grande rupture.

À vous entendre, il faudrait attendre d'autres chocs historiques pour voir le corps social retrouver un sens du collectif?

Ce qui nous arrive aujourd’hui, nous en verrons peut-être les effets dans cinquante ans. À la fin du XVIIe, un volcan a provoqué une ère glaciaire. À court terme, ça fabrique des épidémies, de la peur, des violences, on brûle les sorcières, on s’en prend aux juifs… Mais cent ans plus tard, les Pays-Bas et l’Angleterre sont entrés dans la modernité. Autrement dit, le très court terme a sa propre vérité, mais une réflexion sur la longue durée, plus tard, nous fera voir certainement beaucoup d’autres choses.

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