Un techno aux champs ou la faillite exemplaire de Jean-Pol Boone
Il y a des faillites qui marquent. Celle de la start-up Eco.Culture a fait découvrir à Jean-Pol Boone l'ampleur de la crise agricole. Tout un modèle à changer, dit-il.
Pour la première fois de sa carrière, Jean-Pol Boone a expérimenté une faillite. C'est Eco.Culture, une coopérative maraîchère qu'il avait créée avec deux associés sur les hauteurs de Spa en 2020, en pleine pandémie, qui a mis un terme à ses activités. Il a eu le temps de découvrir les dures réalités des métiers agricoles et estime qu'il faudrait réformer d'urgence le modèle économique qui les anime. Sans quoi, selon lui, on ira droit dans le mur avec, à terme, la chute de la production alimentaire de base dans nos régions et une dépendance extrême aux importations.
Jean-Pol Boone n'est pas un aventurier du business, mais un investisseur sériel et averti. En une douzaine d'années, il a co-fondé et investi dans douze entreprises. Et les onze autres se portent bien. La plus connue est Inoopa, une scale-up spécialisée dans l'information sur les entreprises au départ de l'intelligence artificielle. Car l'homme est plus familier des nouvelles technologies et du traitement des données que des arcanes de l'agronomie.
Inspiré par Jean-Martin Fortier
N'empêche, il avait décidé de tenter cette aventure-là et de se frotter aux réalités de la production agricole parce qu'il est tombé amoureux de la région de Spa et qu'il avait été inspiré par Jean-Martin Fortier. Cet entrepreneur et auteur canadien s'est fait connaître en développant un concept de micro-ferme maraîchère durable et rentable, que Jean-Pol Boone et ses partenaires, Pascal Durdu et Morgan Alexandre, voulaient reproduire sous nos latitudes.
Leur projet? Produire une quinzaine de variétés de légumes en culture bio-intensive. "Du haut rendement sur petite surface, comme Jean-Martin Fortier, dit-il. On visait à obtenir 100.000 euros de chiffre d'affaires à l'hectare contre 30.000 euros en culture traditionnelle. On était bien partis puisqu'en 2023, on était arrivé à 60.000 euros à l'hectare et qu'on a terminé cet exercice-là quasiment à l'équilibre."
"On aurait pu continuer, certes, mais on a subi trop de chocs en quatre ans d'activités et on ne voyait pas le bout du tunnel."
Pourquoi, en ce cas, la faillite actée au début de ce mois? "On aurait pu continuer, certes, mais on a subi trop de chocs en quatre ans d'activités et on ne voyait pas le bout du tunnel." Deux raisons à cela: l'impact croissant du changement climatique sur l'agriculture (sécheresses, inondations, maladies...) ainsi que l'abondance et le coût des taxes directes et indirectes. Et tout cela dans un contexte général de sous-valorisation du secteur. Un air déjà entendu au printemps dernier, lors des manifestations des agriculteurs.
Pas une question de volume
"Alors qu'il y avait un problème lié au climat tous les cinq ans environ auparavant, c'est aujourd'hui tous les deux ans que cela se produit dans le secteur agricole."
"Alors qu'il y avait un problème lié au climat tous les cinq ans environ auparavant, c'est aujourd'hui tous les deux ans que cela se produit dans le secteur agricole. Et 2024 a commencé de manière catastrophique. Nous l'avons expérimenté sur une petite surface, quatre hectares et demi, mais des amis exploitant des centaines d'hectares me rapportent la même chose; ce n'est donc pas une question de volume. Quand on prend deux mois et demi de retard parce qu'il pleut trop, c'est aussi deux mois et demi de revenus qui sont postposés alors qu'il faut payer les salaires et les crédits en temps et en heure. Et rien ne garantit que les plantations tardives donneront les rendements espérés. Difficile, dans ces conditions, de bien gérer ses fonds de roulement."
Le salaire moyen d'un agriculteur est lui-même très faible, Jean-Pol Boone parle de 1.000 euros par mois. En regard, les rémunérations d'une série d'intermédiaires devenus de plus en plus indispensables atteignent des sommets: 800 euros par jour pour un consultant, le double pour un avocat, sans oublier le comptable et le secrétariat social. Et puis, il y a tous ces frais divers qui vous tombent dessus comme la modification des statuts suite à la réforme du Code des sociétés (1.500 à 2.000 euros), les déclarations Dimona (entrées et sorties de personnel), la cotisation à Reprobel (photocopies)...
Quant aux éventuels subsides disponibles, il faut pour les obtenir se faire aider d'un... consultant, puis franchir de nombreuses étapes de contrôle et validation sans parler des périodes d'attente et du saucissonnage des montants en tranches. Bref, selon lui, cela coûte cher pour, au final, une valeur ajoutée plus qu'hypothétique.
Ticket modérateur et assurance climatique
"Il y a une disproportion de valorisation entre les métiers et les secteurs qui est indécente."
"Il y a une disproportion de valorisation entre les métiers et les secteurs qui est indécente", estime-t-il. Outre les intermédiaires "qui ne génèrent aucune valeur", il pointe le secteur de la transformation alimentaire, beaucoup plus avantagé et avantageux que l'agriculture. "La transformation n'a que trop peu conscience de ce qui se passe sur le terrain. Et plus on se rapproche de la production, plus le constat est fort: ils ne voient pas comment on va manger d'ici dix ans." Certains font toutefois un effort de prise de conscience, tel le groupe légumier néerlandais Hak, qui en raison du climat a eu le courage d'annoncer que l'instabilité de ses productions serait désormais permanente.
"Le modèle doit changer", martèle Jean-Pol Boone, qui planche sur des pistes de travail. Entre autres idées, il propose d'instaurer une sorte de ticket modérateur des services qui ne serait destiné qu'aux agriculteurs. Ce système leur permettrait de ne payer qu'une quote-part raisonnable de leurs frais de consultance, de comptabilité ou d'avocat. Le reste serait pris en charge par les pouvoirs publics.
Autre idée, une assurance climatique: créer un pot commun, une sorte de mutuelle, plus abordable que les contrats d'assurance classiques, qui permettrait de lisser les revenus des agriculteurs à travers les différentes filières pour leur redonner cette stabilité que le climat est en train de gommer.
Il plaide aussi pour l'adoption d'une charte qui définirait une vision à long terme (vingt ans) du secteur alimentaire et qui lierait les professionnels et les partis politiques au-delà des "coupures" électorales, dans le but de sécuriser notre approvisionnement.
À plus court terme, quand le secteur public (les Régions) investit dans des entreprises, il devrait ne cibler que les secteurs essentiels, selon lui. Lesquels? Il cite la défense, la technologie et bien sûr l'agriculture, "mais pas la transformation alimentaire de luxe, qui entretient la malbouffe" et qui participe de ce renversement de valeurs très préjudiciable, aujourd'hui, au secteur primaire.
- L'entrepreneur et multi-investisseur Jean-Pol Boone a expérimenté sa première faillite avec Eco.Culture, une coopérative maraîchère qu'il avait créée avec deux associés en 2020.
- En quatre ans, il a eu le temps de découvrir les dures réalités des métiers agricoles.
- Selon son analyse, le secteur de la production alimentaire est systématiquement sous-valorisé.
- À titre de pistes de réflexion, il propose de créer un ticket modérateur "services" pour les agriculteurs ainsi qu'un système d'assurance climatique et plaide pour une vision à long terme du secteur, qui fait cruellement défaut aujourd'hui.
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