Les cimentiers belges dans la course à la décarbonation et aux subsides
Le secteur polluant du ciment avance à marche forcée vers la décarbonation de son activité. Des investissements indispensables, mais couteux.
"Et ici, ce sont les fameux fours où l’on fabrique le clinker, l’ingrédient principal du ciment. Ce sont les plus grands au monde", affirme Nicolas Ceulemans, directeur d'usine, en sortant de la voiturette de golf qui transporte les visiteurs du jour sur les 82 hectares du site de Holcim à Obourg (Mons). Si les installations étaient déjà impressionnantes en approchant depuis l’autoroute, c’est en se retrouvant sous les fours du cimentier suisse que l’on prend conscience de la magnitude du colosse industriel centenaire qui recrache 4.500 tonnes de clinker par jour. Les deux fours rotatifs font chacun plus de 220 mètres de long pour sept mètres de diamètre. C’est autour de ces géants de métal que se jouent des enjeux industriels, financiers et environnementaux colossaux.
Visite jeudi à Obourg, donc, mais aussi mardi à la cimenterie de la Compagnie des ciments belges (CCB), à Gaurain-Ramecroix. C’était opération de séduction, cette semaine, dans ce secteur du ciment. Pourquoi?
Le cocktail polluant du ciment
Avant de nous pencher sur les solutions, arrêtons-nous sur le problème du ciment, en redescendant la chaine depuis l’étape finale: le béton.
"Le ciment est lui constitué, principalement, de clinker. Pour l’obtenir, on doit chauffer du calcaire à 1.450 degrés. C’est à cette étape qu’est émis du CO2."
"Le ciment, quand on lui ajoute de l’eau, forme la colle qui agglomère les granulats (sable et cailloux, NDLR) et les adjuvants qui vont constituer le béton", vulgarise Vinciane Dieryck, cheffe de projet senior chez Buildwise, le centre scientifique et technique de la construction.
"Le ciment est lui constitué, principalement, de clinker. Pour l’obtenir, on doit chauffer du calcaire à 1.450 degrés. C’est à cette étape qu’est émis du CO2", détaille l’ingénieure.
Du CO2 émis par la réaction chimique du calcaire chauffé, mais également par les combustibles brulés pour porter la flamme du four à plus de 2.000 degrés. La majorité des émissions provient directement de la réaction chimique, même si la proportion provenant du four varie en fonction du combustible, le charbon faisant partie des sources utilisées.
L’un dans l’autre, le secteur du ciment est responsable d'environ 3% des émissions belges de CO2, d'après le SPF Environnement.
"31% des émissions wallonnes proviennent de l’industrie", pose le Secrétaire d’État pour les investissements stratégiques, Thomas Dermine (PS), en visite mardi chez CCB. "Et 60% de ces émissions se font dans quelques sites qui produisent du ciment et de la chaux (également dérivé calcaire, NDLR). En fait, sur un site comme celui-ci, on a environ 1% des émissions belges." D’où l’enjeu. Et le gain potentiel si on arrive à décarboner ces processus de production.
Les investissements colossaux des cimentiers pour décarboner
À Gaurain-Ramecroix, ce sont un peu plus de deux millions de tonnes de ciment qui sortent de l’usine chaque année. L’installation, elle aussi centenaire, utilise encore 60% de charbon pour faire tourner son four, le solde venant de combustibles secondaires, biomasse et mixture de déchets industriels (papier, bois).
Pour arriver au zéro émission, le patron de CCB a un plan. “D’ici début 2025, on veut faire passer progressivement la part des combustibles fossiles de 60% à 25%, puis passer au gaz naturel et enfin au biogaz ou à un mélange des deux, en fonction de ce qui sera disponible sur le marché", détaille Eddy Fostier. "On va également travailler sur de nouvelles compositions de ciment avec d’autres liants pour réduire la proportion de clinker dans le ciment." Le tout doit permettre de faire baisser les émissions de CO2 de 39%.
Un plan à 95 millions d’euros qui se concentre sur les émissions venant de la combustion pour chauffer le four. Il sera suivi par 400 millions qui seront investis dans la construction d’une usine de captage du carbone, pour emprisonner le carbone issu, inévitablement, de la réaction chimique du calcaire chauffé. Le CO2 devra être expédié jusqu’en mer de Nord pour y être stocké. Objectif: mise en service entre 2030 et 2032 au plus tard. Et zéro émission.
Autre stratégie chez Holcim, à Obourg, où on repart de zéro, en construisant une toute nouvelle usine. Sans rentrer dans les détails, il s’agit là de passer d’une voie humide, qui utilise de la craie, à une voie sèche, au calcaire, qui nécessite moins d’énergie. Les combustibles "alternatifs" passeront de 70% aujourd’hui à 100% en 2026. Et les recettes seront également revues pour utiliser davantage de matières premières décarbonatées. De quoi faire baisser les émissions de CO2 de 30% par tonne de clinker produit. La nouvelle installation est affichée à 380 millions d’euros et devra être opérationnelle au troisième trimestre 2026.
Dans un second temps, un nouveau procédé, l’oxycombustion, sera utilisé pour obtenir du CO2 davantage concentré dans les fumées de l’usine et permettre sa purification sur site, grâce à un partenariat avec le groupe français Air Liquide. L’investissement se monte, à cette étape, à 150 millions d’euros. Le prix de la mise à plat de la production sur le site d’Obourg dépasse donc, en bout de course, le demi-milliard d’euros. Mise en service prévue en 2029.
Notons qu’en mars dernier, le troisième acteur principal sur le marché belge du ciment, Heidelberg Materials (Inter-Béton), a lancé un béton jusqu’à 60% moins polluant que la norme du secteur. Son usine d’Antoing, près de Tournai, captera aussi ses émissions de CO2, à partir de 2028.
Vers un ciment plus cher?
La décarbonation de ce secteur est donc couteuse. Qui va payer? Cela va dépendre du niveau des subsides - on y reviendra. Mais Eddy Fostier le reconnait, il y aura inévitablement une hausse du prix de vente. De quel niveau? Il est trop tôt pour le dire, mais on ne peut pas exclure une augmentation de 50%.
La course aux subsides
Les cimentiers se tournent vers les subsides pour financer leur mue, et en particulier vers deux enveloppes dont les entreprises bénéficiaires doivent être désignées dans les prochains mois.
Le Hainaut reçoit ainsi 450 millions d'euros du Fonds de transition juste (FTJ), à répartir à parts égales sur les régions de Charleroi, Mons et Tournai. La Région wallonne doit arbitrer sur les bénéficiaires d'ici à l'été, entend-on. Tant CCB que Holcim sont dans la course.
L’autre manne céleste est l’Innovation Fund (IF), de la Commission européenne. Garni par les revenus du système d'échange de quotas d'émission de l'UE (ETS), le fonds doit distribuer environ 38 milliards d’euros en dix ans aux industriels gros consommateurs d’énergie et aux projets de capture et de séquestration du CO2.
Cet argent, il est stratégique. Au point que Holcim conditionne ses investissements à l’apport d’argent public. L’entreprise, qui a obtenu le permis pour sa nouvelle usine, a demandé 50 millions d’euros pour le FTJ et 230 millions pour l’IF. "La décision (d’investissement, NDLR) doit être déclenchée par le financement public", a martelé jeudi Morgan Malecotte, CEO de Holcim Belgique.
"Les subsides doivent permettre de dérisquer certains investissements."
"Les subsides doivent permettre de dérisquer certains investissements", avait résumé, mardi, Thomas Dermine, faisant référence à la technique naissante de la séquestration du CO2 dans des couches géologiques sous-marines.
Astres régulatoires alignés
Au rayon des coups de pouce, il faut également évoquer le système de taxation du carbone aux frontières de l’UE. Dès 2026, il fera passer à la caisse les importateurs de biens produits dans des pays où les industriels ne paient pas (ou peu) leurs émissions de carbone. Un boost de compétitivité qui donne des envies de croissance à nos cimentiers qui espèrent regagner des parts de marché.
“L’industrie pourra préparer ses poubelles, mais si personne ne vient les chercher, on va avoir un problème”
Corolaire de la mesure, la part des crédits carbone alloués gratuitement à l’industrie européenne est amenée à disparaitre. Chaque tonne de CO2 devra être payée. "Nos investissements suivent la baisse des certificats gratuits jusqu’en 2032", reconnait Eddy Fostier, pour qui le prix du carbone représente 8 millions de surcoûts cette année et est amené à augmenter. "Sans pression de coût, on mettrait surement plus de temps à s’adapter, puisque la technologie n’est pas mature. Mais on a une contrainte dont on fait une opportunité, et on y va."
Point d’interrogation sur les infrastructures
Nous nous sommes concentrés sur les usines. Mais l’enjeu est plus large puisqu’il s’agit de créer une chaine de valeur complète jusqu’aux couches géologiques de la mer du Nord, avec des pipelines adaptés au transport de CO2 et des terminaux de liquéfaction de ce gaz, comme Antwerp@C.
En amont, il faudra par ailleurs avoir accès à de l’électricité verte, le processus de capture du CO2 étant gourmand en énergie. On pense aux projets de lignes à haute tension Ventilus et Boucle de Hainaut, qui doivent ramener l’énergie éolienne offshore à terre et dont la réalisation ne se fait pas sans à-coups.
“L’industrie pourra préparer ses poubelles, mais si personne ne vient les chercher, on va avoir un problème”, conclut un connaisseur du secteur.
Du reste, c’est une page de l’histoire industrielle wallonne qui est en train de se tourner. Lorsque la nouvelle usine de Holcim sera opérationnelle, les géants de 200 mètres de long seront mis à terre.
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