Hollywood vs Silicon Valley, la guerre est déclarée
L’industrie du cinéma n’a jamais accueilli autant de nouveaux acteurs. Les gros studios d’Hollywood doivent désormais composer avec les plateformes venues tout droit de la Silicon Valley. Un changement qui s’accompagne de bouleversements dans la production, le contenu et nos sociétés.
"Tu as vu le dernier film sur Netflix?" En 2018, la firme américaine s’est rapidement infiltrée dans nos habitudes et nos conversations. Preuve que notre manière de consommer des films s’est progressivement modifiée. Depuis sa création en 1997, le géant de la vidéo à la demande n’a jamais caché son ambition et devient aujourd’hui un acteur incontournable de l’industrie du cinéma. En début de semaine, c’était au tour d’Apple de faire son entrée dans ce monde très concurrentiel et d’annoncer le lancement de son nouveau service de streaming Apple TV+. De la production au lancement, les acteurs de la vidéo en ligne perturbent les mastodontes cinématographiques. Mais les studios comptent bien riposter pour conserver leurs parts de marché.
La guerre est déclarée
"Une fois que vous vous soumettez au format télé, vous êtes un téléfilm, et vous ne méritez pas d’être nommé aux Oscars." Steven Spielberg a crié son agacement après l’encensement de "Roma" – film Netflix récompensé de trois statuettes (dont celle de meilleur film étranger) – lors de la cérémonie des Oscars. "Steven est profondément convaincu de la différence entre la situation du streaming et celle de la salle de cinéma", avait déclaré le porte-parole d’Amblin, sa société de production.
Pas question donc pour le réalisateur américain de suivre les règles imposées par la plate-forme? Pourtant, le cinéaste s’est affiché tout sourire à la keynote d’Apple au lancement de son service de streaming. Il est encore trop tôt pour savoir si Spielberg a choisi son camp dans les plateformes de SVOD (service de vidéo à la demande par abonnement) ou si Apple, contrairement à Netflix, respectera les exigences du 7e art. Car, et c’est bien pour ça qu’Hollywood s’agace face à ces nouveaux acteurs, Netflix ne s’est pas conformée à certaines règles des Oscars pour le film "Roma". Avec seulement trois semaines d’exploitation au cinéma, le long-métrage d’Alfonso Cuarón n’aurait pas respecté le nombre de jours requis en salle – 90 aux Etats-Unis – pour faire partie de la compétition.
Autre point qui peut exaspérer les producteurs: même si Netflix les paie plus cher, l’entreprise américaine rafle tous les droits mondiaux. Les plateformes de streaming dessinent ainsi leurs propres règles du jeu. D’ailleurs, Netflix en personne avait répliqué au réalisateur de "Jurassic Park" sur Twitter: "On aime le cinéma. Voici d’autres choses que l’on aime également: offrir des possibilités aux personnes qui ne peuvent pas toujours aller au cinéma, ou qui habitent dans des villes qui n’en ont pas; laisser tout le monde, partout, apprécier les sorties en même temps; donner aux cinéastes plus de possibilités pour partager leur art."
"Le problème, c’est qu’avec Hollywood, la mythologie l’emporte souvent sur le réalisme."
Spielberg est pourtant loin d’être le seul à s’agacer. Le Festival de Cannes a décidé d’évincer Netflix du tapis rouge et de la course à la Palme d’or. La raison? Le géant américain avait rejeté la tradition du festival en refusant de sortir ses films en salle.
Façonnés par Hollywood
De telles décisions montrent que les studios sont encore puissants dans l’industrie du cinéma. L’arrivée de ces nouveaux acteurs de la Silicon Valley fait certes de l’ombre à Hollywood, mais le marché du cinéma américain n’a pas – encore – à rougir de ses résultats: le studio Disney s’est hissé à la première place du box-office mondial l’année dernière en récoltant la somme astronomique de 7,3 milliards de dollars; les trois plus gros succès 2018 sont des films hollywoodiens. Alors comment expliquer une telle hégémonie? L’histoire parle d’elle-même. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Hollywood s’impose progressivement à l’échelle mondiale. En 1946 précisément, sont signés les accords Blum-Byrnes: les Etats-Unis acceptent alors de liquider une partie de la dette européenne en contrepartie d’une ouverture totale des salles de cinéma aux films américains.
Débute alors l’âge d’or d’Hollywood, qui va façonner la société américaine. Dans son livre "Hollywar: Hollywood, arme de propagande massive", Pierre Conesa, spécialiste des questions géopolitiques va même plus loin. "Le récit national s’est construit avec Hollywood, explique-t-il. Mais le problème, c’est qu’avec Hollywood, la mythologie l’emporte souvent sur le réalisme." Il cite par exemple le film "Argo" – sorti en 2012, traitant de la libération des otages américains en Iran – contre lequel les protestations sont venues du Canada, car, contrairement à ce que montre le film, tout le travail a été fait par l’ambassadeur canadien pendant la révolution islamique à Téhéran, et non par l’agent de la CIA, joué par Ben Affleck, qui n’a passé qu’une demi-journée sur place. "Le discours national est toujours valorisant dans la majorité des films hollywoodiens, car c’est le producteur qui prend toutes les décisions, et qui juge ce que les spectateurs veulent voir et ce que l’industrie attend", ajoute Pierre Conesa. Et la machine Hollywood préfère mettre en scène des héros qui rapportent de l’argent.
"Les studios Hollywood sont très forts pour faire des films d’action à gros budget comme les Marvel, qui s’exportent très bien à l’international", complète Peter Biskind, spécialiste du cinéma américain et chroniqueur pour Esquire et Vanity Fair. Et Disney, propriétaire entre autres de Pixar, de Marvel Studios, et de Lucasfilm, vient désormais d’acquérir la 21st Century Fox (3.600 films produits depuis 1935), de quoi renforcer un catalogue déjà gigantesque.
"Les spectateurs qui aiment regarder du contenu le font sur les toutes les plateformes, chacune a sa place dans les habitudes des consommateurs."
Netflix risque ainsi de perdre, dans les prochains mois, une partie de ses contenus. Car si fin 2018, les gros studios américains représentaient environ 30% de son catalogue, selon le cabinet Ampere Analysis, en janvier, Disney a commencé à retirer ses films de la plateforme, comme "Star Wars" et les dernières productions Marvel. L’entreprise envisage de lancer cette année aux Etats-Unis une offre baptisée Disney+, alimentée par son immense catalogue de productions internes, de contenus exclusifs, et promet des prix "significativement inférieurs" à ceux de Netflix.
Des nouveaux producteurs
Face à la concurrence, Netflix – qui compte 140 millions d’abonnés dans le monde – a donc accéléré la production de contenus originaux, s’imposant comme un studio à part entière. D’après les estimations du cabinet Ampere Analysis, Netflix a presque triplé la part de ses contenus originaux dans son catalogue, passant de 4% en décembre 2016 à 11% en décembre 2018. Netflix aurait d’ailleurs dépensé 8 milliards de dollars sur le contenu en 2018. Une stratégie payante puisque la plate-forme a engrangé 28 millions de nouveaux abonnés la même année.
Parmi les dernières réussites du géant américain, on peut citer "Bird Box" avec l’actrice Sandra Bullock, proposé au catalogue dès la fin de l’année passée et visionné par pus de 80 millions de personnes. Déjà, en une seule semaine, 45 millions de spectateurs avaient regardé le film d’horreur post-apocalyptique.
C’est d’ailleurs bien ce qui différencie Netflix de ses concurrents: proposer des programmes qu’on ne peut pas voir ailleurs et qui déclenchent même, parfois, l’acte d’abonnement.
"La plateforme se concentre sur la production de nouveaux contenus, juge l’analyste du cabinet Ampere, Lottie Towler, dans la presse américaine. Nos analyses montrent que le géant du streaming est en train d’atteindre un niveau où tous ses nouveaux contenus sont produits en interne." Une stratégie qui explique le succès de Netflix, selon Rich Greenfield, analyste chez BTIG Research et citée dans La Tribune. "Netflix investit dans du contenu que les utilisateurs veulent clairement voir. Il continuera à produire des contenus originaux pour construire son image de marque et réduire sa dépendance aux droits de diffusion", expliquait déjà Rich Greenfield en 2015 au site Bloomberg.
Netflix remet en question le modèle traditionnel de diffusion, et la fameuse règle imposant à un film de sortir d’abord au cinéma, 90 jours avant d’envahir nos écrans à la maison. La plateforme s’affranchit donc des circuits conventionnels en produisant elle-même ses films et en les diffusant sur sa plateforme. Si cela ne réjouit pas Hollywood, ces nouvelles pratiquent prouvent que les usages des téléspectateurs sont en train de changer. Car finalement, regarder un film chez soi dans d’excellentes conditions est aujourd’hui possible, grâce aux nouvelles technologies, aux ordinateurs, vidéoprojecteurs, enceintes et aux télévisions de plus en plus performants et accessibles au plus grand nombre. "Mais attention, avertit Peter Biskind, car à force de faire du contenu, les spectateurs commencent à s’y perdre." "Les algorithmes de recommandation, par exemple, ne sont vraiment pas efficaces", juge l’expert.
Fuite des talents
Pourtant, de plus de plus de réalisateurs et acteurs reconnus étudient l’option Netflix. "Netflix, Amazon, Hulu… volent les talents à Hollywood, commente Peter Biskind. Car les plateformes de streaming offrent une plus grande liberté aux scénaristes." Certains talents ont d’ailleurs sauté le pas, comme Martin Scorsese, dont le film "The Irishman" sortira cette année avec au casting Robert De Niro, Al Pacino, Harvey Keitel et Joe Pesci. Parmi les autres productions: "The Laundromat", un thriller de Steven Soderbergh avec Meryl Streep et Gary Oldman, "Triple Frontière" avec Ben Affleck et Oscar Isaac, ou encore "Six Underground", de Michael Bay, la plus grosse production jamais réalisée à ce jour par Netflix – 150 millions de dollars – avec Mélanie Laurent et Ryan Reynolds en tête d’affiche.
Des choix qui posent question, car sur le papier, ces films ne semblent pas compliqués à financer. On peut alors se demander si les conditions de production offertes par Netflix ne sont pas plus avantageuses, jusqu’à faire oublier à des réalisateurs et acteurs une sortie au cinéma. Netflix travaille vite, offre une audience de milliers d’abonnés, et selon Les Echos, "ils enverraient [même] des écrans avec des systèmes de communication aux producteurs pour organiser des téléconférences avec du matériel de pointe".
Au total, "Netflix envisage de diffuser 90 nouveaux films chaque année (contre 80 en 2018), dont 55 films originaux pour un budget de 200 millions de dollars", selon le New York Times. Le quotidien précise qu’en comparaison, Universal, un des plus gros studios d’Hollywood, sort environ 30 films par an.
Pour le meilleur
"Le streaming ne tue pas les salles de cinéma", titrait Variety en décembre dernier. Une étude publiée par le site internet spécialisé soulignait que, contrairement aux idées reçues, les spectateurs ne choisissent pas l’une ou l’autre des pratiques: le streaming n’aurait pas d’impact sur la fréquentation des salles de cinéma. Selon l’étude, les personnes interrogées s’étant rendues plus de neuf fois au cinéma, sur les douze derniers mois, regardaient plus de contenus en ligne que les spectateurs n’ayant mis les pieds au cinéma qu’une ou deux fois en un an. "Le message qu’on peut retenir, c’est qu’il n’y a pas une guerre entre le streaming et les salles de cinéma, analysait Phil Contrino, responsable de la recherche pour l’Association nationale des propriétaires de salles de cinéma, à l’origine de l’étude. Les spectateurs qui aiment regarder du contenu le font sur les toutes les plateformes, chacune a sa place dans les habitudes des consommateurs."
Plutôt qu’un adversaire, Netflix peut donc pousser l’industrie cinématographique à se diversifier. Car la plateforme n’hésite pas à promouvoir les films indépendants qui auraient peu de chance de voir le jour autrement. Stéphane Guénin, le président de l’Association française des producteurs de films et de programmes audiovisuels (AFPF), déclarait dans La Tribune en 2015: "Pour certains films à petit budget qui n’ont pas de chaîne de télévision dans leur financement, le modèle Netflix pourrait être un bon moyen d’accéder au public."
Netflix se divise d’ailleurs en deux studios, avec d’un côté, la production de films originaux sous la houlette "Originals", et de l’autre, les films indépendants regroupés sous "The Indie group", fort d’un budget de 20 millions de dollars et de 35 films diffusés chaque année sur la plateforme.
Netflix va même plus loin en acceptant d’héberger des films financés via des campagnes en ligne de crowdfunding. Comme le film français "Paris est à nous" qui a récolté 91.500 euros sur la plate-forme Kickstarter. "Dans cette course aux contenus de qualité, les films indépendants savent qu’ils ont une belle carte à jouer, avec l’aide du numérique, d’internet et d’un fort état d’esprit entrepreneurial. Plus vifs, ils n’hésitent pas à solliciter directement le public pour leur financement via Kickstarter ou Indiegogo, qui nous transforment en banquiers ou en producteurs!", écrivait déjà Eric Scherer, directeur de la prospective de France Télévisions dans son Cahier de tendances MétaMédia N°5, à l’été 2013. Un filon directement exploité par Netflix, et qui pourrait forcer l’industrie du cinéma à s’adapter.
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