"Nous pouvons résoudre le problème des déchets nucléaires"
Avec un réacteur de recherche qui coûtera 1,6 milliard d'euros, Hamid Aït Abderrahim veut développer, à Mol, de nouveaux traitements contre le cancer et "détruire" les déchets nucléaires.
Lorsqu’il est arrivé d’Algérie il y a 42 ans, Hamid Aït Abderrahim ne savait pas qu’en Belgique on parlait à la fois le français et le néerlandais. Aujourd’hui, il est un des physiciens nucléaires les plus influents du pays et dirige un des plus ambitieux projets nucléaires de notre histoire. En tant que directeur adjoint du Centre d’étude de l’énergie nucléaire (CEN) à Mol, il est à la tête de Myrrha, un projet "moonshot" de construction d’un réacteur pilote qui devrait, à terme, rendre les déchets nucléaires inoffensifs.
Hamid Aït Abderrahim (59 ans) est directeur général adjoint du Centre d’étude de l’énergie nucléaire (CEN) à Mol. Il est arrivé en Belgique à 18 ans pour étudier l’énergie nucléaire à l’Institut supérieur industriel (ISIB). En 1989, après avoir obtenu un doctorat à Paris, il a commencé à travailler en tant que chercheur au CEN à Mol. Il s’est vu attribuer, en 1998, la direction de Myrrha, l'un des projets nucléaires les plus ambitieux du pays. Il travaille à la mise au point d’un nouveau type de réacteur nucléaire fonctionnant à l’aide d’un accélérateur de particules. Aït Abderrahim est également professeur à l’UCL où il enseigne la physique des réacteurs et l’ingénierie nucléaire.
Cette semaine, le CEN a déclaré avoir franchi "une étape importante". Après six ans, les chercheurs ont réussi à générer un faisceau de protons à pleine puissance, pendant plusieurs heures. Au final, ces particules doivent entraîner le réacteur Myrrha via un accélérateur de particules. Les déchets nucléaires des centrales existantes pourront à nouveau être utilisés comme combustible dans le réacteur nucléaire. De cette manière, la montagne de déchets se réduira et deviendra moins dangereuse.
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L’initiative a connu une percée en 2018 lorsque le gouvernement fédéral s’est engagé à investir 558 millions d’euros dans Myrrha, soit plus d’un tiers du montant nécessaire. À Louvain-la-Neuve, la construction d’un accélérateur de particules – qui devra être ensuite transféré à Mol – a déjà commencé. En 2026, la première partie de l’installation supraconductrice de près de 300 mètres de long devrait être prête. Le CEN pourra alors utiliser l’accélérateur de particules pour étudier la production de nouveaux radio-isotopes pour traiter les cancers de manière très ciblée. Dans la phase suivante, l’accélérateur de particules pourra être élargi pour entraîner le réacteur nucléaire.
Bombardement de neutrons
Aït Abderrahim est connu pour être le père spirituel de Myrrha. C’est avec une grande fierté qu’il montre dans l’énorme hall technologique du CEN une série d’installations où sont menées les recherches préparatoires pour le réacteur nucléaire. Des expériences dénommées Mexico, Craft, E-Scape, Rhapter et Helios3 tentent de démontrer dans des installations tubulaires de plusieurs mètres de haut que ce qui fonctionne déjà à l’échelle du laboratoire pourra fonctionner lorsque la véritable cuve du réacteur de 10 mètres de diamètre sera mise en service.
"Pour obtenir l’approbation des autorités de sécurité, nous devons démontrer que tous les aspects cruciaux fonctionnent", explique Aït Abderrahim. "Dans cette installation expérimentale, nous prouvons que le système de refroidissement du réacteur nucléaire continue à fonctionner même en cas de panne d’électricité. Nous contrôlons le niveau d’oxygène pour éviter toute corrosion sur la partie interne du réacteur. Et ici, nous menons des recherches sur les matériaux adéquats pour fabriquer un bras robotisé capable de fonctionner à l’intérieur du réacteur."
"Grâce à nos recherches, nous pouvons réduire la durée de radiotoxicité de ces déchets à 300 ans."
Le professeur est intarissable. Il écrit avec enthousiasme ses formules de physique sur un tableau et parle des neutrons qui "jouent au billard" lorsqu’ils entrent en collision avec un noyau atomique lourd ou léger. Parfois, ses explications sont trop compliquées pour un citoyen lambda, mais l’essentiel du message d’Aït Abderrahim est facile à résumer: la majeure partie des déchets radioactifs des centrales nucléaires peuvent être réutilisés dans un nouveau type de réacteur.
Rêve ultime
Les résidus de déchets radioactifs provenant des centrales nucléaires restent généralement nocifs pendant 300.000 ans. En les traitant chimiquement, leur radioactivité peut être réduite à 10.000 ans, ce qui reste une éternité si l’on veut éviter qu’ils ne tombent dans de mauvaises mains ou ne s’infiltrent dans le sol. "Grâce à nos recherches, nous pouvons réduire la durée de radiotoxicité de ces déchets à 300 ans", explique Aït Abderrahim. "C’est déjà plus facile à gérer."
Les centrales nucléaires actuelles produisent des déchets spécifiques comme des métaux radioactifs lourds tels que le neptunium, l’américium et le curium. Au lieu de stocker ces matières dangereuses avec les autres déchets nucléaires dans le sous-sol profond, Aït Abderrahim souhaite les bombarder avec des neutrons rapides dans le réacteur Myrrha. Les atomes sont pour ainsi dire mis en pièces et se désintègrent en éléments de plus en plus petits et moins dangereux. Grâce à ce cycle de "transmutation", la quantité de déchets est divisée par 100 et leur dangerosité est réduite. "Nous avons déjà réussi en laboratoire", poursuit Aït Abderrahim. "Avec Myrrha, nous sommes à la dernière étape expérimentale avant de passer à l’échelle industrielle."
"Avec un réacteur d’une capacité de 100 mégawatts, Myrrha est la dernière étape avant d’évoluer vers des centrales industrielles de 400 mégawatts."
Le rêve ultime d’Aït Abderrahim est d’aboutir à un projet industriel capable de traiter l’ensemble des déchets nucléaires européens. "Avec un réacteur d’une capacité de 100 mégawatts, Myrrha est la dernière étape avant d’évoluer vers des centrales industrielles de 400 mégawatts", explique le physicien. "La Belgique n’est pas seule. Les grands pays nucléaires comme les Etats-Unis, la France, le Japon, la Russie et le Royaume-Uni se penchent également sur la question."
"Si tout se passe comme prévu, les installations semi-industrielles devraient être prêtes d’ici 2040 ou 2050. Si l’on construit quinze installations de ce type en Europe, nous disposerons d’une capacité suffisante d’ici 2070 ou 2080 pour traiter les déchets hautement radioactifs des 144 réacteurs nucléaires que compte l’Union Européenne. Un site de la taille de Doel ou Tihange suffirait pour traiter tous les déchets."
En attendant, ces installations industrielles produiraient aussi de l’électricité. "Chaque réaction de fission libère de l’énergie que l’on peut transformer en électricité", explique Aït Abderrahim. "Une partie de cette énergie est utilisée pour faire fonctionner l’accélérateur de particules, mais même dans ce cas, nous obtenons une efficacité énergétique supérieure à celle des centrales nucléaires actuelles."
Projet de plusieurs milliards
Mais nous n’en sommes pas encore là. De nombreux obstacles doivent encore être surmontés, dont le financement. Les subsides du gouvernement fédéral sont un début, mais plus d'un milliard d’euros seront nécessaires pour mener à bien l’ensemble du projet Myrrha. La ministre de l’Energie Tinne Van der Straeten (Groen) souhaite que la Cour des comptes réalise un audit du projet avant de décider si l’investissement suffira pour couvrir la phase suivante après 2026. Les conditions reprises dans les plans du gouvernement stipulent que d’autres pays doivent également intervenir et prendre en charge une part substantielle de l’investissement.
Pour Aït Abderrahim, la principale priorité consiste donc à trouver des investisseurs. "Les discussions sont en cours. En principe, les quatorze pays européens confrontés au problème des déchets nucléaires peuvent devenir partenaires de Myrrha", poursuit-il. "Nous souhaitons convaincre en priorité la France et l’Allemagne, qui sont les moteurs de l’Europe. Ce serait bien s’ils pouvaient participer, car cela nous aiderait à convaincre les autres pays de franchir le pas. En dehors de l’Europe, nous regardons également vers les Etats-Unis et le Japon. "
Aït Abderrahim met en garde contre toute attente irréaliste. Myrrha peut apporter une solution pour une part importante des déchets nucléaires existants, mais une partie des déchets produits en Belgique restera nocive pendant 10.000 ans. 9% de ces déchets produits au cours des 50 dernières années ont été traités, vitrifiés dans des fûts en acier et temporairement stockés dans un bunker en surface. Ces déchets ne pourront plus être traités via la transmutation, ce qui signifie qu’ils resteront dangereux. Ils devront donc être stockés sous terre.
"Nous souhaitons convaincre en priorité la France et l’Allemagne, qui sont les moteurs de l’Europe."
De plus, Myrrha n’est qu’une partie du puzzle de la solution au problème des déchets. En plus d’un nouveau type de réacteur nucléaire, il faut innover pour le retraitement avancé des matières fissiles irradiées. Les composants réutilisables en sont retirés. Après un traitement spécifique, il est possible d’en faire de nouveaux crayons de combustible. "Les différentes phases ont réussi en laboratoire, mais nous devons également les mettre au point à plus grande échelle", explique Hamid Aït Abderrahim.
"Notre réacteur expérimental n’est qu’un maillon de la chaîne. Pour passer de la phase de laboratoire à la phase préindustrielle, nous avons besoin d’au moins 10 milliards d’euros au niveau mondial. Ce montant me semble raisonnable pour trouver une solution à un tel problème sociétal. Des provisions de 73 milliards d’euros ont été constituées dans toute l’Europe pour le traitement du combustible nucléaire irradié, et en dehors de l’Europe, les grands pays nucléaires disposent de provisions d’environ 93 milliards de dollars. L’argent est bien là."
"Il faut simplement se lancer"
La recherche exige des milliards, mais cela en vaut la peine, conclut-il. "Même si nous échouons à traiter les déchets nucléaires à l’échelle industrielle, ce ne sera pas de l’argent gaspillé. Les recherches aboutiront de toute façon à de nouvelles découvertes. Peut-être trouverons-nous des applications inattendues pour produire de l’énergie pour aller sur la planète Mars ou développerons-nous des applications pour traiter le cancer de manière très ciblée. Ce n’est qu’en menant des recherches que l’on peut connaître leur véritable valeur sociétale. Parfois, il faut simplement se lancer. Si nous nous laissons arrêter par les coûts élevés, nous n’arriverons jamais à rien. S’il y a une chose que j’ai apprise pendant ma carrière, c’est que la science ne cesse d’étonner."
Pour le CEN, il faut scinder la recherche sur les déchets nucléaires de la problématique de la sortie du nucléaire. "Les déchets sont là", explique le directeur général adjoint Hamid Aït Abderrahim. "La décision de prolonger la vie des centrales nucléaires relève du politique. Mais elle dépend aussi de ce qu’il adviendra des déchets. Il y a bien entendu des conséquences. Nous n’atteindrons pas la neutralité climatique en remplaçant les centrales nucléaires par des centrales au gaz."
Pour Aït Abderrahim, il faut trouver le bon équilibre entre les énergies renouvelables et l’énergie nucléaire, celle-ci jouant le rôle de stabilisateur lors des périodes sans soleil et sans vent. "Parfois, on a l’impression qu’il faut choisir entre le nucléaire et le renouvelable, alors que les deux sont neutres en carbone", poursuit-il. "Si vous regardez la demande totale en énergie – pas seulement l’électricité – les énergies renouvelables ne représentaient en 2019 que 2% de la production mondiale, contre 5% pour l’énergie nucléaire. Je pense que l’opposition entre ces deux types d’énergie est savamment orchestrée par l’industrie du pétrole, du charbon et du gaz, qui représente 81% du marché mondial."
Aït Abderrahim voit des avantages indéniables à l’énergie nucléaire. "C’est de la physique simple. Son impact sur la planète est tout simplement le plus faible. Une centrale nucléaire qui fournit 1.000 mégawatts d’électricité pendant un an n’utilise que 736 grammes de combustible nucléaire. Pour une centrale au charbon de même capacité, il faut plus de 1 million de tonnes de charbon et elle émet 3,6 millions de tonnes de CO2. Les centrales nucléaires belges n’ont besoin que de 2,5 kilomètres carrés pour produire 60% de notre électricité. Je suis convaincu qu’à l’avenir, l’énergie nucléaire pourra apporter une contribution beaucoup plus importante au secteur énergétique mondial."
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