Cécile Frot-Coutaz, CEO de YouTube Europe: "L'utilisateur aura toujours le dernier mot"
Modération, désinformation, nouveaux formats et législation, la patronne européenne de YouTube nous a accordé un entretien pour aborder les sujets brûlants concernant sa plateforme, qui attire 7,5 millions de Belges chaque mois. Moteur, ça tourne.
On ne sait plus dans quelle case mettre YouTube aujourd'hui. Êtes-vous un média, un réseau social, une plateforme de partage de vidéo, ou les trois?
C'est très clair pour nous: nous sommes une plateforme de partage de vidéos. On nous a souvent catégorisés comme un réseau social, mais nous avons des fonctionnalités très différentes d'un Facebook ou d'un Twitter. On est moins en temps réel que ces réseaux, mais on est toujours plus direct que la télévision, par exemple.
Depuis octobre 2020, 7,5 millions de Belges se connectent chaque mois sur YouTube. C'est l'effet Covid?
On a vécu une année complètement hors-norme, qui a coïncidé avec une grosse croissance en termes de nombre d'utilisateurs. Quand on analyse les statistiques, on se rend compte que la semaine a commencé à ressembler au week-end. D'habitude, on observait un pic en fin de journée, et une consommation constante le week-end. Pendant les confinements, c'était le week-end tout le temps. Les chiffres reviennent petit à petit à la normale depuis quelques semaines.
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"Il y a 4 ou 5 ans, le problème principal lié à la modération, c'était le contenu violent. Aujourd'hui, ce sont des choses beaucoup plus nuancées comme la désinformation."
Quelle responsabilité apporte cette popularité croissante?
On est tout à fait conscient de l'importance qu'a la plateforme aujourd'hui. Cette année, les gens sont venus s'informer sur le Covid-19, se divertir ou trouver des ressources éducatives. Avec comme conséquence, effectivement, une certaine responsabilité. Cette responsabilité, on la prend en charge. On recrute par exemple toutes les semaines pour perfectionner notre compréhension des contenus, et faire de la modération de plus en plus précise. Il y a 4 ou 5 ans, le problème principal, c'était le contenu violent ; nous arrivons maintenant à le maîtriser. Aujourd'hui, ce sont des choses beaucoup plus nuancées, comme la désinformation.
Comment faites-vous pour modérer les 500 heures vidéo qui sont publiées chaque minute sur YouTube?
Les solutions sont rarement parfaites. Nous sommes obligés d'avoir des solutions qui fonctionnent à grande échelle. Nous établissons des règles de modération par domaine. Cela nous prend généralement 4 ou 5 mois pour établir une nouvelle charte avec des experts du domaine. Ensuite, nous les déployons à grande échelle et l'améliorons grâce au machine learning.
"Il faut absolument un être humain qui revoit les contenus que la machine a signalés."
Une machine ne peut pas saisir une nuance…
En effet. Par exemple, les svastikas sont perçus positivement par la communauté bouddhiste, alors qu'ailleurs elles sont associées au régime nazi, mais la machine ne fera pas la différence entre les deux. Il faut absolument un être humain qui revoit les contenus que la machine a signalés.
Comment décidez-vous des règles de modération? Par pays, par communauté ou par langue?
Nous pensons en termes de langues, pas de pays. On utilise aussi des "market specialist" pour mieux comprendre les tendances et les points qui demandent de l'attention dans certains domaines, pour apporter de la nuance et du contexte. Ce sont des processus complexes et la perfection n'existe pas. Lors du dernier trimestre, nous avons retiré plus de 9 millions de vidéos, dont 84% détecté par des machines. Mais ce qui compte pour nous, c'est que 37% de ces vidéos n'avaient pas été vues du tout. Et 75% avaient moins de 10 vues. On mesure notre efficacité par rapport à l'exposition. On veut minimiser le nombre d'utilisateurs qui sont exposés aux contenus problématiques.
À partir de quel moment un contenu est-il jugé problématique?
Il faut faire la distinction entre ce qui est légal et illégal, et ce qui est jugé dangereux ou problématique. Ce qui est illégal offline doit l'être online, ça c'est la base. Pour les contenus qui sont légaux, mais qui sont jugés problématiques, il n'y a pas de définition précise. C'est très compliqué de légiférer dans des domaines comme la désinformation médicale, où la nuance est subtile. Et puis les choses évoluent vite, prenez le Covid: tout d'un coup, on s'est retrouvé avec énormément de désinformation en quelques jours. Des vidéos qui expliquaient que les antennes 5G transmettaient le Covid sont apparues, et des antennes ont été brûlées. On a dû mettre en place très rapidement des règles de modération sur ces contenus qui amenaient un danger dans la vie réelle. Il faut que nous ayons la possibilité d'agir vite. Nous sommes d'ailleurs très favorables au DSA (Digital Service Act, NDLR). Il faut assurer la protection de l'utilisateur. Notre but est d'être leader dans ce domaine-là, on n'a pas attendu le DSA pour travailler là-dessus.
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Il y a tout de même des points de la future législation européenne qui vous inquiètent, non?
Il y a des parties du texte qui nous posent des soucis pour le moment. Par exemple, la proposition qui permet à n'importe quel utilisateur de contester directement la décision de suppression d'une plateforme via un recours non juridique. Pour l'instant, il y a d'abord une réclamation faite chez YouTube, et ensuite cela va au niveau judiciaire si besoin. Ici, la Commission européenne propose un nouveau système d'arbitrage, en dehors du système judiciaire qui pourrait prendre des proportions gigantesques, avec des effets néfastes et contre-productifs.
De plus en plus d'utilisateurs s'informent via YouTube, comment l'interprétez-vous?
Notre objectif est que nos utilisateurs trouvent une information crédible. Si vous cherchez une information, nous allons vous proposer des sources reconnues comme les grands médias de votre pays. Dans les années à venir, on veut étendre ce principe au domaine de la santé, où nous avons un rôle à jouer dans l'information médicale de qualité.
"Nous ne portons pas de jugement éditorial sur les contenus."
Vous n'avez pas peur de perdre des utilisateurs qui viennent sur YouTube pour trouver autre chose que ce que les médias mainstream leur proposent?
L'un n'exclut pas l'autre. L'information des grands médias peut cohabiter avec d'autres sur notre plateforme. C'est d'ailleurs très intéressant de voir des journalistes qui s'emparent de la plateforme, et créent leur chaîne personnelle dans des domaines spécifiques. Ils proposent un packaging différent par rapport à un média traditionnel, et cela fonctionne.
La recommandation de contenu de YouTube est souvent mise en cause. Elle renforcerait les individus dans leurs convictions. Comment est-elle gérée?
Il faut d'abord redire que nous ne portons pas de jugement éditorial sur les contenus. Ce qui compte, c'est la qualité des contenus. Aujourd'hui, on ne recommande plus les contenus qui sont jugés trop proches des limites des chartes que nous avons établies pour chaque thématique. Il faut bien comprendre que si une personne cherche un certain type de contenu, elle le trouvera, mais nous ne le recommanderons pas. Il s'agit d'un problème beaucoup plus large que notre plateforme.
"La beauté de YouTube, c'est que le créateur qui décide de tout. L'utilisateur aura toujours le dernier mot. C'est toujours l'audience qui décide."
Essayez-vous d'orienter ou de stimuler le contenu des millions de créateurs qui publient chaque jour sur YouTube?
On est une plateforme, nous n'intervenons pas dans le contenu. C'est ça la beauté de YouTube, c'est le créateur qui décide de tout. C'est ça qui plait aux créateurs. Et de toute façon, c'est l'utilisateur qui aura toujours le dernier mot. C'est toujours l'audience qui décide.
"Si vous regardez ce qui se passe en Asie, vous remarquez que le commerce en ligne se fait par l'intermédiaire des plateformes sociales de vidéos."
Vers quoi se dirige YouTube? Un TikTok pour adulte?
La tendance de la démocratisation des outils de création continue. Les avancées technologiques ont permis de voir apparaître des nouveaux formats. On va continuer à accueillir de plus en plus de créateurs. L'éventail des contenus et des formats va continuer à évoluer. Si vous regardez ce qui se passe en Asie, vous remarquez que le commerce en ligne se fait par l'intermédiaire des plateformes sociales de vidéos. Nous travaillons sur la possibilité de pouvoir acheter un produit directement depuis une vidéo qui en parle, sans quitter YouTube. Avant cela, on lancera en Europe dans les prochains mois "YouTube Short", nos nouveaux formats courts et ludiques.
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