Des champions audiovisuels nationaux pour contrer Netflix, Amazon, YouTube et Cie
RTL Group, le n°1 européen de la télévision, plaide pour la constitution de champions audiovisuels nationaux alors que, lundi soir, était révélé le rachat de 30% du groupe M6 par TF1.
À la fin de ce mois, débutera le tournoi de Roland Garros. Pourquoi parler de tennis ici? Parce que, désormais, il faudra payer pour regarder le célèbre tournoi parisien. En l’occurrence, souscrire à un abonnement à Amazon Prime, la plateforme vidéo du géant de l’e-commerce.
Après des décennies d’exclusivité, France Télévisions a, en effet, perdu ce privilège qui rendait l’événement accessible gratuitement à tous les amateurs de la petite balle jaune. Les organisateurs ont vendu à la firme de Jeff Bezos les droits sur les "night sessions" (matchs joués en soirée), soit les principales affiches du jour, et ce, jusqu’aux quarts-de-finale. Une révolution dans le monde des droits télé du sport.
"Google et Facebook ont été les super gagnants de la crise et des modifications dans les stratégies d’investissement publicitaires en 2020."
Dans un tout autre registre, le comédien et réalisateur Dany Boon, champion des prime-time télé, a coproduit avec Netflix son nouveau film, "8 rue de l'Humanité", inspiré du premier confinement. Tourné en partie en Belgique et soutenu par le Tax-shelter, il sortira en priorité sur la plateforme de streaming.
Lire aussi | TF1 va fusionner avec M6
Investir dans la production locale
Ces deux exemples, piochés parmi d’autres, illustrent la toute-puissance des Gafan (Google, Apple, Facebook, Amazon et Netflix), les géants américains du numérique, dans le marché audiovisuel. Car non seulement ils chipent de l’audience aux acteurs traditionnels, mais, ils pompent aussi leurs recettes publicitaires.
"Les Gafan font partie de l’écosystème publicitaire, mais contrairement aux groupes médias traditionnels, ils créent encore relativement peu de valeur en Europe", note Karim Ibourki, président du Conseil supérieur de l'audiovisuel. À noter cependant que le nouveau décret SMA (Services Média Audiovisuel) entré en vigueur le mois dernier les oblige désormais à investir dans la production locale (ce que faisait déjà Netflix).
Cercle vertueux
L’audience d’abord. Certes, au premier trimestre 2021, Netflix n’a gagné "que" 4 millions d’abonnés (contre plus de 6 attendus par les analystes), mais en deux ans, il a presque doublé son nombre de fidèles, soit 208 millions (dont environ un million en Belgique). Amazon Prime vient, lui, de dépasser les 200 millions et Disney+ les 100 millions en à peine 18 mois.
Résultat: l’audience de la télé linéaire s’effrite d’année en année. Depuis 2015, le temps passé par le Belge francophone devant la télé en direct est ainsi tombé de 192 à 163 minutes par jour selon le CIM.
Ce gain de nouveaux abonnés a doté les Gafan de moyens gigantesques et les a fait passer d’agrégateurs à producteurs de contenus, souvent de qualité. De quoi séduire sans cesse de nouveaux adeptes. Bref, un cercle vertueux.
Netflix investira ainsi cette année plus de 17 milliards de dollars dans la production de contenus, dont il se réserve bien sûr la primeur de diffusion. Et ce n'est pas tout car, pas plus tard que ce lundi, Discovery et Warner ont annoncé leur fusion.
Recettes publicitaires
La publicité ensuite. Les Gafan siphonnent les recettes publicitaires des chaînes de télé. On parle ici de Facebook et Google et de sa filiale YouTube. Le digital au sens large pèse désormais plus de la moitié des investissements publicitaires mondiaux, soit 336 milliards de dollars d’après Magna Global.
Alors que la pub traditionnelle dans les "vieux" médias a chuté de près de 18% l’an dernier, notamment suite à la crise sanitaire, le digital a, lui, profité du confinement qui a scotché les gens devant leurs écrans pour grimper de 8%. Le tandem Google-Facebook mange environ 70% du gâteau digital.
"Google et Facebook ont été les super gagnants de la crise et des modifications dans les stratégies d’investissement publicitaires en 2020", résume Jean-Paul Philippot, administrateur général de la RTBF.
Contre-attaque
Cette évolution a poussé l’Allemand Thomas Rabe, patron de RTL Group, n°1 européen de la télévision et de sa maison mère, le géant allemand Bertelsmann, à sonner le tocsin. Pour ce francophile, élevé en partie à Bruxelles, il faut assouplir la législation européenne, car elle n’est pas adaptée à la réalité actuelle.
"Ce que dit Thomas Rabe, c’est qu’il faut revoir la notion de marché pertinent et ne plus l’analyser à la lueur des seuls acteurs audiovisuels traditionnels", décode Agnès Maqua avocate spécialisée et droit des médias au cabinet AdaStone. "Analyser aujourd’hui le marché pertinent de la pub TV sans tenir compte des acteurs du web et, en particulier, des services de partage vidéos que le nouveau décret SMA visent d’ailleurs expressément serait un non-sens et de nature à défavoriser l’industrie européenne par rapport aux concurrents d'envergure mondiale."
Selon l'experte, tout le monde doit être mis sur le même pied, "car aujourd’hui tout le monde fait tout dans l’audiovisuel – les Gafan, les telcos, les chaînes de télé – et tous tirent parti du même gâteau publicitaire".
"L’idée n’est pas de concurrencer Netflix ou Amazon, mais de s’installer à côté d’eux avec une offre lisible et une part d’audience assez forte."
Champions nationaux
Thomas Rabe plaide pour la constitution de "champions nationaux", des groupes produisant, agrégeant et distribuant des contenus majoritairement locaux, assez forts pour capter un maximum de recettes publicitaires et affronter les moguls de l’internet. De quoi dégager des moyens pour investir dans le contenu.
"C’est assez cohérent", observe Vincent Fosty, partner et expert médias/télécoms chez Deloitte, "la pertinence du modèle local fort ressort de toutes les études. L’idée n’est pas de concurrencer Netflix ou Amazon, mais de s’installer à côté d’eux avec une offre lisible et une part d’audience assez forte pour générer les investissements nécessaires, en termes de développement technologique et de gestion de données monétisables auprès du marché publicitaire."
C’est un peu ce que font les groupes privés (ITV) et public (BBC) en Grande-Bretagne avec le service de streaming Britbox et les chaînes privées (TF1, M6) et publiques (France Télévisions) avec la plateforme Salto ou, chez nous, la RTBF avec Auvio, plateforme ouverte à d’autres acteurs: AB, LN24, Arte, Sooner (films d'auteur), etc.
TF1 rachète 30% du groupe M6
En Allemagne, son marché phare, RTL Group a développé un service de streaming (TV Now), passé un accord de distribution avec Deutsche Telekom et gère une plateforme dédiée à la pub ciblée avec son concurrent ProSiebenSat1. Thomas Rabe rêve même de mettre la main sur ce dernier. Deux obstacles cependant: le droit de la concurrence et les moyens financiers.
Bertelsmann et RTL Group sont solides, mais la crise a fait perdre à ce dernier près de 10% de son chiffre d’affaires en 2020. Bertelsmann a déjà commencé à tailler dans son portefeuille en cédant des actifs comme SpotX, Broadband TV, Prisma Presse (Géo, Gala, Capital...).
À présent, c’est dans la télévision qu’il a élagué avec la mise en vente de ses filiales M6 en France, RTL Nederland et RTL Belgium. En France, M6 (277 millions de bénéfices en 2020) faisait l'objet de nombreuses marques d'intérêt. Le groupe Bouygues et sa filiale TF1 vont finalement racheter 30% du groupe M6 mis en vente par l'allemand Bertelsmann, révélait ce lundi soir Le Figaro.
"Il y a deux approches de consolidation: celle des contenus et celle des revenus"
C'est un véritable champion national qui prend ainsi naissance. Mais ce nouvel ensemble contrôlerait près de 75% du marché français de la publicité télévisée, ce qui inquiète d'ores-et-déjà les annonceurs, craignant une concurrence faussée.
Chez nous aussi, la mise en vente de RTL Belgium suscite la convoitise: de TF1 à Proximus en passant par Deficom (en tandem avec Besix), Rossel, IPM, DPG Media, Telenet, sans compter le grec Antenna, le Canadien Quebecor et l’Américain Discovery. Depuis, Guillaume Boutin, CEO de Proximus, a déclaré lors d’un débat de la Belgian Management Marketing Association (BMMA) qu'il n’avait pas vocation à détenir RTL mais qu’il avait plutôt pour ambition de "magnifier" sa présence pour renforcer cet écosystème local, via sa plateforme de distribution Pickx.
Deux approches pour la consolidation
Philippe Delusinne, CEO de RTL Belgium estime qu’une consolidation est inévitable, d’autant que, "à la concurrence des Gafan s’ajoute celle de l’opérateur public devenu très commercial", glisse-t-il à l’adresse de son meilleur ennemi, la RTBF. Comment cette consolidation pourrait-elle s’opérer sur le marché belge, petit et compliqué? "Il y a deux approches, résume Philippe Delusinne, celle des revenus et celle des contenus."
La première est axée sur la publicité. Une consolidation des opérateurs de télévision permettrait de séduire les grands annonceurs attachés à une approche nationale. Dans ce cas, un rapprochement avec Telenet (et ses chaînes flamandes SBS) ou avec DPG Media (VTM, Het Laatste Nieuws) a du sens. Interrogé lors du même débat de la BMMA, Christian Van Thillo, l’homme fort de DPG Media est resté évasif, déclarant que RTL pourrait "éventuellement" s’inscrire dans sa logique de développement.
Cela dit, cette consolidation publicitaire existe déjà en partie puisque le 1er avril quelques grands acteurs, surtout flamands (Mediahuis, Telenet Pebble Media ainsi que Proximus), ont concrétisé le projet "Ads & Data" dont l’objectif est l’exploitation commune de leurs données afin notamment de développer la publicité personnalisée.
"Nous voulons être un champion local, c'est notre ADN."
La seconde est axée sur la notion de bassin linguistique. Un rapprochement de RTL Belgium avec TF1 renforcerait non seulement les synergies publicitaires (les deux ont déjà la même régie, IP, en Belgique) mais aussi sur la création de contenus. "Les Gafan ont imposé des standards de qualité très élevés dans la production, constate Vincent Fosty, produire du contenu pertinent au niveau local, demande donc de gros moyens; une consolidation se justifie amplement."
Champion flamand
Et là, la Flandre a une longueur d’avance. "Telenet et DPG Media ont constitué des groupes intégrés, complémentaires à l'offre des géants mondiaux", observe Bruno Liesse, consultant médias. L’opérateur malinois a, en effet, développé une sorte champion local réunissant réseau, chaînes de télé (Vier, Vijf, Zes) et sociétés de production (Woestijnvis, Caviar). De quoi lui permettre d’alimenter Streamz, plateforme de streaming lancée l’automne dernier… avec son grand concurrent DPG Media et surnommée le "Netflix flamand".
"Nous voulons être un champion local, c'est notre ADN", confirme Christian Van Thillo. Bref, chaque groupe se veut maître chez lui, mais a su mettre ses rivalités de côté en constituant cette plateforme: "Et ça se passe très bien", assure Christian Van Thillo.
Ce modèle est a priori vertueux car englobant différents acteurs permettant d’offrir à la fois du contenu local et international (via un partenariat avec HBO) forts. Coté francophone, en revanche, de nombreux points d'interrogation subsistent, liés aux ventes de RTL et de l'opérateur telcos VOO ainsi qu'au futur de la chaîne à péage BeTv,
Réserves
Tout le monde n’est cependant pas convaincu par cette idée de champion national. "Le marché des contenus et celui des données sont mondialisés, il n’y a place que pour un nombre très limité d’acteurs qui disposent de capacités d’investissement quasi infinies", constate Jean-Paul Philippot. "Personne n’a la taille critique pour les contrer; en revanche, on peut avoir des stratégies de collaboration permettant l’expression du pluralisme et de la diversité culturelle en Europe."
"Il ne faut pas être naïf, si aujourd’hui la concurrence est américaine, demain elle viendra de Chine."
Dans ce contexte un rapprochement entre les plateformes vidéo de la RTBF et de RTL paraît logique, mais l'incertitude sur l'avenir de la chaîne privée et les relations tendues entre les dirigeants des deux groupes rendent ce scénario compliqué à court terme.
"Je crois très fort à un renforcement des alliances collaboratives paneuropéennes en termes de coproductions ou d’achat de droits pour contrer les Gafan et enrayer la perte de compétitivité des entreprises européennes", dit, de son côté, l’avocate Agnès Maqua.
Pour Karim Ibourki, le président du CSA, quelles que soient les alliances qui se dessinent face aux Gafan, il faut avant tout soutenir toute la chaîne de valeur de l’industrie audiovisuelle (création, production, diffusion, distribution…). "Et puis, conclut-il, il ne faut pas être naïf, si aujourd’hui la concurrence est américaine, demain elle viendra de Chine."
- 508 millions: le nombre d'abonnés à Netflix, Amazon et Disney+ à l'issue du 1er trimestre 2021
- 163 minutes: le temps passé chaque jour par le Belge francophone devant sa télévision (programmes "en direct"). Cinq ans plus tôt il la regardait encore 192 minutes.
- 17 milliards de dollars: le montant que compte investir cette année Netflix dans la production de contenus
- 70% : la part de marché publicitaire estimée de Facebook et Google dans le digital
- Les Gafan (Google, Amazon, Facebook, Apple, Netflix) attaquent les médias audiovisuels traditionnels sur le marché des contenus et de la publicité. Une situation intenable à terme.
- D'aucuns plaident pour la constitution de grands champions nationaux avec une offre locale forte, alternative aux géants US.
- En mettant en vente plusieurs filiales, dont la Belgique, le groupe RTL semble vouloir se replier sur son marché domestique, l'Allemagne.
- En Belgique la Flandre a une longueur d'avance dans la consolidation du marché.
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