Les cinq enfants Arnault se hissent au sommet de l’empire du luxe LVMH
Dans les salons parisiens, des bruits courent sur la succession du pape du luxe Bernard Arnault. L’homme d’affaires fait gravir les échelons de LVMH, l’une des plus grandes entreprises européennes, aux cinq enfants qu’il a eus de deux mariages différents. Quant à savoir qui portera la couronne de diamant, c’est pour l’instant le secret le mieux gardé de l’Hexagone.
"Allez bon, leur nomination doit encore être approuvée, bien entendu. Mais j’ai la majorité des voix, alors... Mais je peux toujours me tromper de bouton, bien sûr..." La manière dont Bernard Arnault, PDG du groupe de luxe français LVMH, a annoncé la nomination de ses fils Alexandre et Frédéric en tant qu’administrateurs lors de l’assemblée générale des actionnaires à la mi-avril est assez typique. Cette combinaison d’humour et de frime visait à souligner qu’à 75 ans, Arnault père reste l’empereur incontesté de son empire.
Au cours des 35 années passées sous la direction de Bernard Arnault, LVMH, dont la capitalisation boursière avoisine les 400 milliards d’euros, est devenue la deuxième entreprise la plus valorisée d’Europe. Stimulée par le boom du luxe de ces dernières années, LVMH a même figuré brièvement en première place. Grâce à son médicament amaigrissant Ozempic, le Danois Novo Nordisk vaut quant à lui plus de 100 milliards d’euros de plus. LVMH est un groupe qui compte pas moins de 75 marques – dont les principales sont Louis Vuitton et Dior – et qui possède plus de 6.000 magasins physiques dans le monde.
Arnault a réussi ce tour de force en transformant l’entreprise de construction de son père à Roubaix en un holding, lequel a ensuite absorbé progressivement des dizaines de sociétés, surtout dans les centres européens du luxe que sont la France et l’Italie. En 2023, LVMH a réalisé un bénéfice d’exploitation de quelque 23 milliards d’euros sur un chiffre d’affaires de 86 milliards. Près de la moitié des ventes provient des activités couture et maroquinerie, une division comprenant aussi bien Dior que Louis Vuitton.
Ce qu’Arnault essaie surtout de faire comprendre, c’est qu’il s’agit davantage de la succession d’un monarque que de celle d’un chef d’entreprise.
Une fortune estimée à 210 milliards
Pour Arnault, le dernier défi, le plus important aussi, sera d’assurer sa succession et, surtout, celle de sa fortune estimée à plus de 210 milliards d’euros. Pour donner la pleine mesure de ce chiffre hallucinant: il correspond en gros à la production annuelle, en biens et en services, de la Grèce et de la Hongrie, deux États membres de l’UE.
Lors de sa récente assemblée générale, LVMH a également avancé un chiffre notable. Le groupe a fait calculer que l’an dernier, en termes de valeur des marchandises vendues, il a contribué davantage aux exportations françaises que l’ensemble de l’agriculture du pays, y compris les filières du champagne, du fromage et du vin.
Ce qu’Arnault essaie surtout de faire comprendre, c’est qu’il s’agit davantage de la succession d’un monarque que de celle d’un chef d’entreprise. Le statut des Arnault s’apparente de toute manière à celle qu’avaient les Kennedy, genre de famille royale officieuse dans une république.
Cette succession ressemble beaucoup à la trame de la série télé éponyme inspirée, aux dires de ses créateurs, de l’histoire du milliardaire australien Rupert Murdoch et de ses descendants. On ne peut que constater des similitudes entre l’histoire de Bernard Arnault et ses cinq enfants issus de deux mariages et celle du magnat de la fiction, Logan Roy, et de sa progéniture composée de Connor, Kendall, Shiv et Roman, qui rivalisent à qui sera désigné comme le prétendant au trône.
Il n’est pas certain que les Arnault – Delphine (49 ans), Antoine (47 ans), Alexandre (32 ans), Frédéric (29 ans) et Jean (26 ans) – vivent avec leur père et entre eux une relation familiale aussi transactionnelle que les Roy.
Le patriarche Bernard Arnault a la réputation d’être impitoyable avec tous ceux qui, au sein de l’entreprise, ne répondent pas aux attentes. Du moins avec les personnes engagées de l’extérieur. Car aucun signe évident de tensions internes, et a fortiori de conflits familiaux, ne transpire du cercle familial. Bernard Arnault ne laisse pas lire dans ses cartes, au point que même les initiés ont du mal à deviner ses intentions. Tout ce que l’on sait, c’est que la famille passe avant tout.
Visite d’inspection avec la petite-fille
Chaque mois, Bernard et sa progéniture déjeunent au dernier étage du siège de LVMH dans le huitième arrondissement de Paris pour discuter de tout ce qui concerne le groupe. Dès l’enfance, les Arnault ont suivi leur père dans tous les méandres de son empire. C’est une tradition que le pater familias a héritée de son propre grand-père, que le jeune Bernard accompagnait sur les chantiers de construction de l’entreprise familiale.
Aujourd’hui, Bernard est souvent aperçu le samedi lors de visites d’inspection des boutiques parisiennes du groupe avec, à ses côtés, sa petite-fille Elisa. Elle est la fille de Delphine Arnault et de Xavier Niel, le milliardaire actionnaire notamment de Proximus.
Bernard Arnault lui-même a fait allusion aux spéculations sur sa succession lors de la présentation des résultats annuels. "J’y suis, j’y reste", a-t-il déclaré. En même temps, il est clair qu’il a effectué, tant au niveau de la structure de l’entreprise que des ressources humaines, des manœuvres notables qu’il est difficile de dissocier de la passation de pouvoir future.
Parité et droit de veto
L’année 2022 a vu la création d’une nouvelle société, Agache Commandité, dont chacun des cinq enfants Arnault a reçu une part égale et un droit de veto de 30 ans sur les décisions importantes, telles que les changements au sein de l’actionnariat. En clair, aucune personne extérieure ne peut entrer dans la société sans l’accord unanime de Delphine et de ses quatre frères. Selon les statuts déposés auprès de l’autorité française de surveillance des marchés boursiers, Agache Commandité devrait reprendre le contrôle d’un autre véhicule, Agache SCA, via lequel Bernard Arnault gère actuellement l’empire LVMH.
Depuis la mise en place de la nouvelle structure, chacun des cinq enfants a aussi progressé dans la hiérarchie du groupe. On ne peut donc pas en déduire grand-chose sur les chances de chacun d’accéder au trône. La répartition des rôles est aujourd’hui clairement liée à l’âge et à l’expérience. Mais le quintette devient de plus en plus opérationnel chez LVMH. Les cinq enfants ont aussi assisté à l’assemblée générale de la mi-avril.
Depuis l’an dernier, Delphine (49 ans), l’aînée, est PDG et présidente de la maison de couture Christian Dior. Avant cela, elle a occupé pendant dix ans un poste de direction chez Louis Vuitton, l’autre joyau de la couronne. Elle siège au conseil d’administration de LVMH avec son frère Antoine et donc aussi, depuis cette année, avec deux demi-frères: Alexandre et Frédéric.
Alexandre a su convaincre son père d’acheter le malletier de luxe Rimowa dont il a fait un véritable succès commercial.
La seule au comité exécutif
Delphine est pour l’heure la seule de la fratrie à siéger au comité exécutif de LVMH. Plus important encore, elle préside Agache Commandité, la nouvelle société qui devrait prendre le relais le jour où Bernard décide de se retirer ou s’il lui arrivait malheur. Il est vrai que les statuts prévoient un tour de rôle, de sorte que la présidence tournera entre les cinq enfants au cours des prochaines décennies.
Antoine (47 ans) a été le seul membre de la fratrie à donner une présentation lors de l’assemblée générale. En tant que responsable de la communication, de l’image et de l’environnement pour l’ensemble du groupe, il a expliqué aux actionnaires les efforts et la stratégie déployés en matière de développement durable. Antoine a quitté son poste de PDG de la marque Berluti de LVMH l’année dernière lors d’un remaniement très médiatisé. Il faut dire que tous les mouvements familiaux sont aujourd’hui envisagés sous l’angle de la succession. En même temps, il est devenu fin 2022 PDG d’un important véhicule familial à travers lequel les Arnault conservent le contrôle du groupe.
Antoine a également été étroitement impliqué dans un accord de parrainage qui donnera à LVMH et à ses marques une visibilité mondiale pendant les JO de Paris. La France et sa réputation de chic intemporel en matière de mode et de beauté sont en fait l’essence même de ce que vend LVMH. C’est pourquoi le lien avec Paris 2024 – véritable spot publicitaire le long des lieux les plus célèbres de la Ville Lumière – est crucial pour les Arnault. Le fait que son père ait confié cette tâche à Antoine n’est pas anodin.
Les changements de personnel clé au sein du groupe sont interprétés comme servant à préparer l’ère post-Bernard.
Le numérique et le commerce électronique
Les trois plus jeunes enfants sont également actifs dans l’entreprise. Alexandre (32 ans), qui s’est spécialisé très tôt dans la technologie et le commerce électronique, préside aujourd’hui 24 Sèvres, la plateforme web de LVMH. Au niveau opérationnel, il occupe un poste de premier plan au sein de la marque de joaillerie Tiffany & Co, rachetée par LVMH en 2021. Sur le plan commercial, il s’est beaucoup distingué. Il a créé un buzz autour de Tiffany sur les réseaux sociaux grâce à une collaboration avec le couple Beyoncé et Jay-Z. Il a également su convaincre son père d’acheter le malletier de luxe Rimowa dont il a fait un véritable succès commercial.
Frédéric (29 ans) a été promu cette année du poste de PDG de la marque horlogère TAG Heuer à la tête de l’ensemble de la division horlogère de LVMH. Le plus jeune, Jean (25 ans), est responsable quant à lui de la division horlogère de Louis Vuitton. Il est le seul à ne pas encore occuper un poste d’administrateur chez LVMH. "Jean est jeune. Son heure viendra", a récemment déclaré son père.
Les changements de personnel clé au sein du groupe sont également interprétés comme servant à préparer l’ère post-Bernard. L’assemblée générale a réservé une ovation à Antonio Belloni (69 ans), le bras droit de Bernard Arnault, lors de l’annonce officielle de son départ. Peu de temps auparavant, c’est Sidney Toledano (72 ans) qui a quitté son poste de PDG de la division couture du groupe. Cette dernière est cruciale, car elle représente près de la moitié des ventes et trois quarts des bénéfices de LVMH.
Ne perdons pas de vue qu’Arnault a construit lui-même LVMH en acquérant à bon compte des entreprises affaiblies par des querelles familiales.
Éloges chez Yves Rocher
Désormais, le bras droit opérationnel de Bernard Arnault a pour nom Stéphane Bianchi (59 ans). Même s’il travaille pour LVMH depuis 2018, son passé explique aussi sa nomination dans le contexte de la succession. Bianchi s’est attiré des éloges en assumant chez le géant des cosmétiques Yves Rocher le rôle de mentor pour Bris Rocher, âgé de 19 ans, après le décès inopiné de son père Didier, le PDG du groupe, et en le préparant à prendre sa place.
Bernard Arnault a pu voir de près ce qu’une succession mal gérée, ou plutôt incompétente, peut faire à une entreprise familiale. Arnaud Lagardère (63 ans) a perdu l’année dernière le contrôle du conglomérat éponyme, construit par son père Jean-Luc, au profit du groupe Vivendi de Vincent Bolloré. Bernard Arnault, ami de Jean-Luc Lagardère, était également investi dans le holding d’Arnaud lorsque celui-ci a sombré dans les dettes. Preuve supplémentaire de sa chute, Arnaud Lagardère a été renvoyé cette semaine devant le tribunal pour abus de biens sociaux.
En même temps, de la part de Bernard Arnault, la notion d’"aide à un ami" doit être prise avec un grain de sel. En février, on a appris qu’Arnault, qui détient toujours 8 % de Lagardère, a émis une offre sur Paris Match, un titre de l’écurie Lagardère. Ne perdons pas de vue qu’Arnault a construit lui-même LVMH en acquérant à bon compte des entreprises affaiblies par des querelles familiales.
Un succès fragile
Le succès est un bien fragile, comme on peut le voir aussi ces jours-ci chez Kering de François-Henri Pinault (61 ans), le grand rival d’Arnault. Pinault contrôle 59% des droits de vote de Kering par l’intermédiaire du holding familial Artémis – les Arnault détiennent quant à eux 64 % de LVMH via Agache – mais sa position a été fragilisée par la chute des ventes chez Gucchi, le joyau de Kering.
Cette marque de luxe a perdu son cachet auprès du groupe des consommateurs les plus fortunés à force de brader les prix – et donc à la suite d’une mauvaise gestion de la part de Pinault lui-même. Quelques articles cinglants de l’agence de presse Bloomberg – relayant les inquiétudes d’investisseurs institutionnels anglo-saxons maussades – prouvent que même les propriétaires qui détiennent une participation majoritaire ne sont en sécurité que tant que leurs affaires tournent bien.
Kering reste le moteur de la fortune bâtie par Pinault père, François (87 ans). En 2021, un tiers de cette fortune est parti en fumée, ce qui a sans aucun doute rendu la famille nerveuse. Les Pinault vont commencer à se demander si "FHP" est toujours l’homme de la situation après 20 ans à la tête du groupe.
Ce n’est pas un hasard si les médias évoquent déjà le nom de Francesca Bellettini, promue directrice générale adjointe en septembre dernier, pour succéder à Pinault. Si ce scénario ne va pas nécessairement se produire, cette nomination prouve à quel point les fonds d’investissement généralement anglo-saxons donnent le ton lorsqu’ils commencent à se débarrasser massivement de leurs actions.
"Bernard a évidemment la vie éternelle, mais tout le monde se rend compte qu’il ne rajeunit pas."
La lutte avec Gucci pour enjeu
En termes de capitalisation boursière, LVMH vaut aujourd’hui dix fois plus que Kering. Pour François-Henri Pinault, la pilule est fort amère puisqu’au début du siècle, son père et Bernard Arnault se sont livré une bataille féroce pour le rachat de Gucci.
L’an dernier, Kering a réalisé un bénéfice opérationnel de 6,6 milliards d’euros sur un chiffre d’affaires de 19,6 milliards. Sa dépendance à l’égard de Gucci est particulièrement forte, ce qui rend son modèle économique moins solide que celui de LVMH. Gucci représente la moitié du chiffre d’affaires et les deux tiers des bénéfices de Kering. Pinault a gagné autrefois une grande bataille, mais aujourd’hui, son fils François-Henri semble perdre la guerre.
Il est toujours possible que chez les Arnault non plus, les enfants n’aient pas les qualités du père. Toutefois, les initiés considèrent qu’il est exclu que la direction opérationnelle de LVMH se retrouve entre les mains d’un outsider après le départ du patriarche, comme l’a noté récemment le Financial Times à la faveur de rares indiscrétions. L’enjeu est plutôt de savoir qui, parmi les cinq, obtiendra la dernière voix et devra trancher les nœuds. Qu’une entreprise comme LVMH devienne une basse-cour dominée par cinq coqs sans hiérarchie est tout simplement irréaliste.
Mais, faut-il le répéter, Bernard Arnault n’a pas l’intention de se retirer de sitôt. "Bernard a évidemment la vie éternelle, mais tout le monde se rend compte qu’il ne rajeunit pas. Il est donc entouré d’une nouvelle génération de dirigeants qui, comme leurs prédécesseurs, peuvent durer très longtemps", écrit le Financial Times avec un mélange de sérieux et d’humour. Les Arnault ont d’ailleurs de bons gènes. Le père de Bernard, Jean Arnault, entrepreneur en construction, ne s’est éteint qu’en 2010, à l’âge de 90 ans.
- La fortune de Bernard Arnault est estimée à plus de 120 milliards d'euros.
- Chacun des cinq enfants Arnault a reçu dans une nouvelle société, Agache Commandité, une part égale et un droit de veto de 30 ans sur les décisions importantes. Aucune personne extérieure ne peut entrer dans la société sans l’accord unanime
- Les cinq enfants d'Arnault sont activement impliqués dans les activités de LVMH, occupant des postes clés dans différentes divisions.
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