SafeBoda, l'histoire du Belge qui a fait plus fort qu'Uber en Ouganda
Maxime Dieudonné a cofondé SafeBoda, une plateforme de motos-taxis présente en Afrique de l'Est qui a levé des dizaines de millions de dollars en dix ans, en misant sur la sécurité des chauffeurs et des passagers. Récit d'une folle aventure.
C'est l'histoire d'un Belge, d'un Écossais et d'un Ougandais qui ont battu Uber a plate couture. Loin d'être une blague, ce que vous vous apprêtez à lire est la trajectoire entrepreneuriale de SafeBoda. En Belgique, aucune ligne n'a encore été écrite sur cette plateforme pourtant co-fondée par un Belge, qui en misant sur la sécurité de ses chauffeurs et de ses clients, est parvenue à détenir 95% de parts de marché des taxis deux-roues dans les rues de Kampala, la capitale Ougandaise. Google est entré au capital de cette entreprise, qui a levé des dizaines de millions de dollars en moins d'une décennie. Convaincus? Montez sur la moto, mettez votre casque, on vous emmène.
De Kigali à Kampala
Notre course démarre à Kigali (Rwanda) en 2013. Maxime Dieudonné y travaille pour une ONG de microfinance (One Acre Fund). Il se rend régulièrement à Kampala, à 500 kilomètres de là, pour y jouer au...frisbee, avec des amis. Et il y découvre le mode de transport local le plus répandu: les motos-taxis – ou "boda-bodas", dans le jargon local.
"La légende raconte que le mot boda-boda vient de la région où la pratique a commencé, à la frontière entre l’Ouganda et le Kenya, là où des chauffeurs transportaient des marchandises, "from border to border". Border-border, boda-boda. Le nom et la pratique se sont ensuite répandus "dans des zones où il n’y a que très peu d’infrastructures, pas de plan d’investissements crédible, et des routes congestionnées", pose Maxime Dieudonné, au moment d’entamer son récit.
Le déclic
Côté pile, les boda-bodas véhiculent l’image sympathique d’un transport populaire et bon marché. Un symbole ougandais à part entière. Côté face, les accidents sont légion et les larcins loin d’être rares. Un pittoresque paradoxe à deux roues.
"C’est très, très dangereux. Les chauffeurs n’ont jamais de casque pour les passagers, il n’y a aucune formation, ni accès à la profession. Et donc en tant que client, vous pouvez très bien tomber sur quelqu’un qui a démarré hier, et ne sait pas vraiment conduire une moto. A chaque fois que j’en prenais un, j’avais un pincement au cœur. C’est ça, le déclic initial. Professionnaliser les motos-taxis était un vrai besoin", assure Maxime Dieudonné.
Un marché informel, chaotique, et politisé
"Le contraste avec le Rwanda – où une obligation du port du casque est en vigueur et respectée - était flagrant! Il y avait quelque chose à faire. Et cela ne me semblait pas compliqué de prime abord: acheter des casques, donner des formations, construire une marque autour de la sécurité". Voilà les premiers ingrédients de la recette SafeBoda. Et voilà le moment de notre histoire où vous vous attendez à voir un jeune entrepreneur tout plaquer du jour au lendemain pour lancer son projet. Ce ne sera pas le cas.
Maxime Dieudonné continue à travailler à Kigali pendant un an, mûrit son idée, et fait des aller-retours réguliers entre Kigali et Kampala, avec l’objectif de plus en plus avoué de trouver une personne sur place, avec qui s’associer. Pourquoi donc?
Approche locale
"Les boda-bodas, c’est un monde assez particulier. Ils sont historiquement très politisés. Aujourd’hui encore, certains d’entre eux servent d’informateurs. N’oublions pas que l’Ouganda est une dictature depuis plus de 35 ans. En clair, j’ai une idée, mais certainement pas la prétention de tout chambouler seul du jour au lendemain. Et je ne connais pas le terrain."
Une intention en gestation, donc. Jusqu’au jour où, début 2014, Maxime Dieudonné rencontre Ricky Rapa Thomson, un chauffeur ougandais, "avec qui le contact passe super bien. Il avait à la fois une fibre entrepreneuriale – une équipe d’une dizaine de boda-bodas avec qui il organisait des visites touristiques de Kamapala, et conscience du problème de sécurité – plusieurs de ses amis étaient décédés dans des accidents". Le troisième larron s’appelle Alastair Sussock, écossais d’origine. Ancien collègue de Maxime Dieudonné. Il a du temps, est emballé par l’idée. Voilà pour le trio fondateur. Le projet est prêt à passer à la vitesse supérieure.
Le démarrage
"On loue un petit bureau, l’équivalent de trente euros par mois, dans un quartier défavorisé. Et on invite des chauffeurs à venir manger, pour qu’ils nous expliquent leurs problèmes. Surprise, ils allaient tous dans la même direction, ils voulaient plus de professionnalisme, être mieux valorisés! Très vite, le principe du casque et de l’uniforme se dégage. On a aussi décidé de personnaliser leur veste fluo en imprimant leur nom dessus. Avec ces chauffeurs, nous avons écrit un code de conduite: une quinzaine de règles qui n’ont pas bougé en dix ans. Mettre un casque, en prévoir un pour le passager, être sûr que les lampes de la moto fonctionnent, ne prendre qu’un seul passager à la fois..." Les principes sont écrits.
"On pensait que ça allait être dur de concurrencer Uber et Bolt. Mais nos chiffres ont continué à grandir. Quand ils sont arrivés à Kampala, on faisait 4.000 courses par jour à Kampala. Dix semaines après, on en faisait 40.000."
Encore faut-il, sur base d’une idée louable, construire une entreprise qui a du sens. Comment monétiser la sécurité? Pas évident. "Il y avait deux possibilités. Un, faire payer un forfait hebdomadaire aux chauffeurs désireux de faire partie de la communauté en partant du principe que leur visibilité allait attirer des clients. Deux, créer une app, et prélever une commission par course. Les deux seront finalement adoptées en parallèle.
Voir grand
Nous sommes mi-2014. Après un accueil mitigé de la part des autres chauffeurs ougandais voyant débarquer l’équipe orange dans les rues, SafeBoda grandit. Les chauffeurs recrutent autour d’eux. D’une vingtaine de chauffeurs en 2014, SafeBoda passe à 50 en six mois, puis à 100 fin 2015. Les trois co-fondateurs quittent leurs boulots respectifs et s’investissent à temps plein dans SafeBoda. Mi-2016, ils sont un millier de chauffeurs. Et début 2018, SafeBoda atteint les 4000 chauffeurs. Il seront 10.000 début 2020 – avec 80.000 courses par jour.
Accrochez-vous, on accélère. Mais tout en sécurité. Les chauffeurs sont tous formés aux premiers secours, grâce à un partenariat avec la Croix Rouge. De l'équivalent d’une ASBL de sécurité routière, SafeBoda se mue en start-up.
Et cela attire des investisseurs. Sous forme de donations dans un premier temps, avec l’agence de développement international américaine USAID, un équivalent britannique (le Global Innovation Fund), la fondation Shell, et un investisseur belge. Du capital à risque, ensuite.
A tel point qu'en dix ans, SafeBoda va lever, en plusieurs fois, des dizaines de millions de dollars. "Avec 75% de nos investisseurs qui investissaient pour la première fois sur le continent africain», épingle Maxime Dieudonné. SafeBoda a toujours été discret sur les détails de son financement, et ce n’est manifestement pas prêt de changer. Sachez tout de même que Google et Yamaha sont entre-temps (fin 2021) monté à bord de l’entreprise. Rien que ça.
Uber et Bolt débarquent
Marche-arrière. En 2017, Uber et Bolt débarquent à Kampala.Les deux lancent simultanément leur premier service moto sur le continent africain: uberBODA et Bolt boda. La menace est réelle, tant les budgets marketing déployés par les deux noms de référence sont gigantesques. "C’est la folie. Les rues de la ville sont placardées de gigantesques affiches Uber. Ils prennent nos prix et les divisent par deux", se souvient Maxime Dieudonné. Et puis? Rien. Si ce n'est une croissance fulgurante pour SafeBoda.
"On pensait que ça allait être dur de les concurrencer. En fait, nos chiffres ont continué à grandir. Quand Uber et Bolt sont arrivés, on faisait 4.000 courses par jour à Kampala. Dix semaines après, on en faisait 40.000. Leur marketing nous a aidé, en fait. Cela a été une période de croissance incroyable, Uber et Bolt ne sont pas parvenus à garder leurs chauffeurs, ni à s’ancrer sur place, ils se sont même retirés des motos-taxis depuis". Ancagre local, approche locale et priorité à la sécurité. Voilà la formule qui permet aujourd'hui à SafeBoda, sur le segment deux roues, de revendiquer 95% de part de marché à Kampala.
L’application permet aussi à ses utilisateurs de faire des paiements en ligne – le taux de pénétration bancaire est inférieur à 10% en Ouganda, et propose des services de livraison de marchandises.
"Uber avait une toute petite équipe, nous étions déjà à 150 employés , dont plus de 40 pour gérer les opérations. Cela à un coût, mais ça a fait la différence", analyse Maxime Dieudonné.
Back to business
Depuis cet épisode, le covid a fait mal. L’Ouganda détient le record mondial de fermeture des écoles – deux ans! Et les boda-bodas ont été bannis purement et simplement pendant quatre mois. "C’était un gros coup dur", se rémémore le cofondateur. Mais cela n'a pas empéché son entreprise de se diversifier: dans la voiture, où Uber reste leader - mais les marges y sont plus élevées qu’avec les motos.
L’application permet aussi à ses utilisateurs de faire des paiements en ligne – le taux de pénétration bancaire est inférieur à 10% en Ouganda, et propose des services de livraison de marchandises. Virage vers la rentabilité, qui devrait être atteinte courant 2024. SafeBoda s’est aussi étendu au Kenya. En ligne de mire, une poursuite de l’expansion vers la Tanzanie, et puis vers l'Afrique de l'Ouest.
De l’hypercroissance avec des gros volumes et de très petites marges, "cela reste un business compliqué et fragile", concède Maxime Dieudonné, l'esprit tranquille. Les trois co-fondateurs de SafeBoda ont cédé le flambeau à leur ancien directeur financier courant 2023.
De retour en Belgique, Maxime Dieudonné réalise en ce moment des missions en tant que freelance, tout en envisageant un nouveau projet entrepreneurial. "Avec qui?" est une question cruciale à ses yeux, à laquelle il n’a pas encore trouvé de réponse. Vous êtes arrivé à destination. Merci de rendre le casque orange, et à une prochains fois. Avec SafeBoda?
Yaka!, c'est une invitation lancée par L'Echo à toute la communauté business francophone pour stimuler l'esprit d'entreprendre en Wallonie et à Bruxelles.
Les plus lus
- 1 Gouvernement wallon: la note de Pierre-Yves Jeholet prônant un contrôle plus serré des chômeurs est validée
- 2 Une banane scotchée achetée 6,2 millions de dollars par un entrepreneur crypto
- 3 Les Belges parmi les ménages les plus riches d'Europe avec 555.000 euros en moyenne
- 4 Exclusion bancaire de Mons, Liège et Charleroi: il reste un mois pour trouver 233 millions d'euros
- 5 La Belgique à la traîne dans le club européen des licornes